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Xavier Candido Francisco

par l'esprit Emmanuel

PAUL ET ETIENNE

Xavier Candido Francisco

PAUL ET ETIENNE

Qui était Paul de Tarse ? Un pharisien fanatique, persécuteur obstiné des chrétiens et de la doctrine chrétienne naissante ? Ou un être prédestiné par la volonté divine qui reçut le don de l'apparition de Jésus lors d'une glorieuse vision aux portes de Damas, qui le convertit ainsi au christianisme ?

La lecture de ce livre nous montre la grandeur de Paul de Tarse. Courageux, intrépide et sincère, il se repent de son attitude radicale qui atteint son paroxysme avec la lapidation d'Étienne le premier martyr du christianisme , humblement il se remet en cause et répond à l'appel de Jésus. Entre les persécutions, les souffrances, les railleries, les désillusions, les défections de ses compagnons, les pierres, les coups de fouet et les emprisonnements, il transforme sa vie en un exemple de travail pendant des dizaines d'années de lutte, s'efforçant de fonder des églises chrétiennes, puis leur apportant son soutien.

Tous autant que nous sommes, à un moment de notre vie, nous recevons l'appel du Christ. Qu'avons-nous fait ?

L'oeuvre Paul et Étienne vous fera comprendre comment l'amour peut effacer tant de fautes commises.

Francisco Candido Xavier

PAUL ET ETIENNE

EPISODES DE L'HISTOIRE DU CHRISTIANISME PRIMITIF

ROMAN D'EMMANUEL

Tome 3


EDITION ORIGINALE

OUVRAGES DEJA TRADUITS EN FRANÇAIS

Série : André Luiz (Collection La vie dans le monde Spirituel) 1-16

Nosso Lar, la Vie dans le Monde Spirituel,

Les Messagers

Missionnaires de la Lumière

Ouvriers de la Vie Eternelle

Dans le Monde Supérieur

Agenda Chrétien

Libération, par l'esprit André Luiz

Entre le Ciel et la Terre

Dans les Domaines de la Médiumnité

Action et Réaction

Evolution entre deux Mondes

Mécanismes de la Médiumnité

Et la Vie Continue

Conduite spirite

Sexe et destin

Désobsession

Série : Emmanuel Les Romans de l'histoire

Il y a deux mille ans

50 ans plus tard

Paul et Etienne

Renoncement

Avé Christ

Série: Source Vive

Chemin, Vérité et Vie.

Notre Pain

La Vigne de Lumière

Source de Vie

Divers

Argent

Choses de ce Monde (Réincarnation Loi des Causes et Effets)

Chronique de l'Au-delà

Contes Spirituels

Directives

Idéal Spirite

Jésus chez Vous

Justice Divine

Le Consolateur

Lettres de l'autre monde

Lumière Céleste

Matériel de construction

Moment

Nous

Religions des Esprits

Signal vert

Vers la lumière

SOMMAIRE

De brèves nouvelles 7

PREMIÈRE PARTIE 16

Cœurs flagellés 10

Larmes et sacrifices 25

À Jérusalem 35

Sur la route de Joppé [1] 51

Le sermon d'Etienne 61

Devant le Sanhédrin 72

Les premières persécutions 83

La mort d'Etienne 99

Abigail chrétienne 118

Sur la route de Damas 129

DEUXIEME PARTIE 141

I. En route vers le désert 141

Le tisserand 159

Luttes et humiliations 178

Premiers travaux apostoliques 210

Luttes pour l'Évangile 252

Pèlerinages et sacrifices 270

Les Épîtres 283

Le martyre à Jérusalem 305 IX. Le prisonnier du Christ 333

X. À la rencontre du Maître 343

Biographie 369

Liste des ouvrages en langue brésilienne 372

DE

BRÈVES NOUVELLES

A travers le monde, les ouvrages qui évoquent la tâche glorieuse de l'apôtre des gentils ne sont pas rares, il est donc juste de se poser la question : - Pourquoi un livre de plus sur Paul de Tarse ? S'agit-il d'un hommage à ce grand travailleur de l'Évangile ou d'informations plus détaillées sur sa vie ?

Pour ce qui est de la première hypothèse, nous reconnaissons que le converti de Damas n'a pas besoin de nos mesquins hommages ; quant à la seconde, nous répondrons affirmativement, et cela pour atteindre les objectifs que nous visons en renvoyant à la scène de l'humanité, grâce aux recours dont nous disposons, certaines informations sur les héritages du plan spirituel concernant les travaux confiés au grand ami des gentils.

Notre finalité ne pourrait être uniquement de rappeler des passages sublimes des temps apostoliques, mais bien de présenter aussi et avant tout, la personnalité de ce coopérateur fidèle dans son véritable personnage d'homme transformé par Jésus-Christ, attentif au divin ministère. Nous précisons de plus qu'il n'est pas dans notre intention défaire quelque biographie romancée. Le monde est plein de ces fiches éducatives concernant ses faits les plus remarquables. Notre très grand et plus sincère désir est de rappeler les luttes déchirantes et les rudes témoignages d'un cœur extraordinaire qui a jailli des conflits humains pour suivre les pas du Maître, en un effort incessant.

Les églises passives de l'actualité et les fausses aspirations des croyants dans les divers domaines du christianisme, justifient nos intentions.

De toute part, naissent des penchants à l'oisiveté de l'esprit et des tendances au moindre effort. Nombre de disciples disputent les prérogatives de l'État, alors que d'autres, éloignés volontairement du juste travail, supplient la protection surnaturelle du ciel. Des temples et des dévots se livrent avec jouissance à des situations accommodantes préférant les dominations et les faveurs de l'ordre matériel.

Observant ce panorama sensible, il est utile de se rappeler la figure inoubliable du généreux apôtre.

Nombreux sont ceux qui ont commenté la vie de Paul, mais quand ils ne lui ont pas attribué certains titres de faveur, gratuitement tenus du ciel, ils l'ont présenté comme un fanatique au cœur desséché. Pour certains, c'est un saint prédestiné à qui Jésus est apparu par une opération mécanique de grâce ; pour d'autres, c'est un esprit arbitraire, exigeant et revêche, enclin à combattre ses compagnons avec une vanité presque cruelle.

Nous ne nous arrêterons pas à cette opinion extrême.

Nous souhaitons rappeler que Paul a reçu le don sublime de la vision glorieuse du Maître aux portes de Damas, mais nous ne pouvons oublier la déclaration de

Jésus concernant la souffrance qui l'attendait, par amour en son nom.

Il est vrai que l'inoubliable tisserand portait en lui son ministère divin, mais qui vit en ce monde sans un ministère de Dieu ? Nombreux sont ceux qui diront méconnaître leur propre tâche, ignorer tout d'elle ; à cela nous pourrions répondre qu'outre l'ignorance, un manque d'attention et bien des caprices pernicieux ont cours. Les plus exigeants objecteront que Paul a reçu un appel direct ; mais en vérité, tous les hommes les moins rudes sont convoqués personnellement au service du Christ. Les formes peuvent varier, mais l'essence de l'appel est toujours la même. L'invitation au ministère arrive parfois de manière subtile, inopinément ; et pourtant la plupart des hommes résistent à l'appel généreux du Seigneur. Mais on sait que Jésus n'est pas un maître de violences et si la figure de Paul se démarque particulièrement à nos yeux, c'est qu'il l'a entendu, il s'est lui-même renié, s'est repenti, a pris sa croix et a suivi le Christ jusqu'au bout de ses tâches matérielles. A travers les persécutions, les maladies, les infirmités, les railleries, les désillusions, les désertions, les lapidations, les coups de fouet et les incarcérations, Paul de Tarse a été un homme intrépide et sincère qui avançait parmi les ombres de ce monde à la rencontre du Maître qui s'est fait entendre au carrefour de sa vie. Bien plus qu'un prédestiné, û a été un réalisateur qui a travaillé quotidiennement pour la lumière. Le Maître l'appelle de sa sphère de clartés immortelles. Paul tâtonne dans les ténèbres des expériences humaines et répond : - Seigneur, que veux-tu que je fasse ?

Entre lui et Jésus, il y avait un abîme que l'apôtre a su surmonter en des décennies de luttes rédemptrices et constantes.

Le démontrer pour que cela soit apprécié de tous est une tâche qui nous appartient pour aller à la rencontre de Jésus et c'est notre objectif.

L'autre finalité à cet humble ouvrage est de reconnaître que l'apôtre n'aurait pu arriver à ces prérogatives en restant isolé du monde.

Sans Etienne, nous n'aurions pas Paul de Tarse. Le grand martyr du christianisme naissant a eu une influence bien plus vaste dans l'expérience paulinienne que nous n'aurions pu l'imaginer rien qu'à l'étude des textes connus sur terre. La vie de ces deux personnages est liée et revêtue d'une mystérieuse beauté. La contribution d'Etienne et celle des autres protagonistes de cette histoire réelle viennent confirmer le besoin et l'universalité de la loi de coopération. Et pour avérer la grandeur de ce principe, souvenons-nous que Jésus dont la miséricorde et le pouvoir appréhendaient tout, a fait appel à la compagnie de douze disciples pour entreprendre la rénovation du monde.

D'ailleurs, sans coopération, l'amour ne pourrait exister, et l'amour est la force de Dieu qui équilibre l'univers. Dès à présent, je vois les critiques consulter les textes et réunir des versets pour mettre en avant les erreurs de notre modeste essai. Aux bien-intentionnés, nous les remercions sincèrement de bien vouloir reconnaître le caractère de notre nature faillible en déclarant que ce modeste livre a été écrit par un Esprit pour ceux qui vivent en esprit ; quant au pédantisme dogmatique ou littéraire de tous les temps, nous faisons appel à l'Évangile lui-même pour répéter que si la lettre tue, l'esprit vivifie.

En offrant donc cet humble travail à nos frères sur terre, nous formulons nos vœux pour que l'exemple du Grand Converti apparaisse plus clairement à nos cœurs, afin que chaque disciple puisse comprendre dans quelle mesure il doit travailler et souffrir par amour pour Jésus-Christ.

EMMANUEL Pedro Leopoldo, le 8 Juillet 1941

PREMIERE PARTIE

I

CŒURS FLAGELLÉS

Le matin était rempli de joie et de soleil mais les rues centrales de Corinthe étaient presque désertes.

Dans l'air flottaient les mêmes brises parfumées qui soufflaient au loin ; cependant, on ne pouvait observer dans le tracé somptueux des voies publiques le sourire des enfants insouciants ni l'agitation des litières de luxe dans leur course habituelle.

La ville, reconstruite par Jules César, était le plus beau bijou de la vieille Achaïe, qui servait de capitale à la belle province. On ne pouvait retrouver au fond l'esprit hellénique dans sa pureté antique, car après un siècle de lamentable abandon, après la destruction opérée par

Mummius, en la restaurant le grand empereur avait transformé Corinthe en une colonie importante de Romains où avaient accouru un grand nombre de libérés en quête d'un travail rémunérateur ou de propriétaires dotés de fortunes prometteuses. À ceux-ci, se joignait un vaste courant d'Israélites et un pourcentage considérable d'enfants d'autres races qui étaient rassemblés là, et transformaient la ville en un centre où convergeaient tous les aventuriers de l'Orient et de l'Occident. Sa culture était très lointaine des réalisations intellectuelles du génie grec plus éminent, et sur ses places se côtoyaient les temples les plus divers. Obéissant, peut- être, à cette hétérogénéité de sentiments, Corinthe s'était rendue célèbre par les traditions de libertinage de la grande majorité de ses habitants.

Les Romains y trouvaient là un terrain propice à l'assouvissement de leurs passions, se livrant éperdument aux parfums toxiques de ce Jardin de fleurs exotiques. Aux côtés des visions magnifiques et des pierreries rutilantes, le bourbier des misères morales exhalait une odeur nauséabonde. La tragédie a toujours été celle du prix amer des plaisirs faciles. De temps en temps, des scandales retentissants exigeaient de grandes répressions.

En cette année 34, la ville fut lourdement tourmentée par une violente révolte d'esclaves opprimés.

De sinistres crimes furent perpétrés dans l'ombre, exigeant de sévères représailles. Face à la gravité de la situation, le proconsul n'hésita pas. Il envoya des messagers officiels pour demander à Rome les secours nécessaires. Et ceux-ci ne tardèrent pas. Peu après, la galère des aigles dominateurs, assistée par des vents favorables, apportait en son sein les autorités de la mission punitive dont l'action devait régler les événements.

Voici pourquoi, en cette radieuse et joyeuse matinée, les résidences et les commerces presque impénétrables et tristes étaient plongés dans un profond silence. Les passants étaient rares à l'exception de quelques groupes de soldats qui croisaient le coin des rues avec insouciance et satisfaction, comme s'ils se livraient volontiers aux goûts du jour.

Depuis quelques temps déjà, un chef romain à la sombre réputation avait été reçu à la cour provinciale où il exerçait la fonction prestigieuse de légat de César. Entouré d'un grand nombre d'agents politiques et militaires, il faisait régner la terreur dans toutes les classes de la société corinthienne avec ses mesures infamantes. Licinius Minucius était arrivé au pouvoir en mobilisant tous les systèmes d'intrigue et de calomnie possibles. Il avait réussi à revenir à Corinthe où il avait vécu quelques années auparavant sans grande autorité. De retour maintenant, il osait tout pour augmenter ses gains, fruit d'une avarice insatiable et sans scrupules. Il prétendait plus tard se retirer là où ses propriétés personnelles atteignaient de grandes proportions pour y attendre la nuit de la sénilité. Ainsi, afin de réaliser ses projets criminels, il avait initié un large mouvement d'expropriations arbitraires, sous prétexte de garantir l'ordre public dans l'intérêt du puissant Empire qu'il représentait par son autorité.

De nombreuses familles d'origine judaïque furent choisies comme victimes préférentielles de l'infâme extorsion.

De toute part se mirent à pleurer des opprimés. Mais qui oserait publiquement et officiellement s'élever contre cet état de fait ? L'esclavage attendait toujours ceux qui se livraient à toute impulsion de liberté contre les démonstrations de tyrannie romaine. Et il n'y avait pas que la méprisable figure de l'odieux fonctionnaire qui était une angoissante et permanente menace pour la ville. Mais ses partisans s'éparpillaient aussi aux quatre coins des rues, provoquant des scènes insupportables, caractéristiques d'une perversité inconsciente.

La matinée était déjà bien avancée, quand un homme âgé qui semblait aller au marché, vu le panier qu'il tenait à la main, traversa à pas lents une grande place ensoleillée.

Un groupe de tribuns lui lança des injures déprimantes entre des éclats de rire d'ironie.

Le vieil homme aux traits Israélites laissa percevoir le ridicule dont il était l'objet, mais désireux de se protéger, il se mit à marcher plus timidement et avec une plus grande humilité, il s'éloigna en silence des militaires patriciens.

Ce fut à cet instant que l'un des tribuns, dont le regard autoritaire laissait entrevoir une grande malice, s'est approché de lui, l'interrogeant brutalement :

Et alors, Juif méprisable, comment oses-tu passer sans saluer tes maîtres ?

L'interpellé s'est figé, pâle et tremblant. Ses yeux révélaient une étrange angoisse qui exprimait par son éloquent silence, les martyres infinis qui flagellaient sa race. Ses mains ridées tremblaient légèrement, alors que son buste s'arquait avec révérence pressant une longue barbe blanche.

Ton nom ? - rétorqua l'officier, à la fois ironique et arrogant.

Jochedeb, fils de Jared - a-t-il répondu timidement.

Et pourquoi ne salues-tu pas les tribuns impériaux ?

Maître, je n'ai pas osé ! - a-t-il expliqué presque en larmes.

Tu n'as pas osé ? - a demandé l'officier avec une grande rudesse.

Et avant que l'interpellé n'ait eu le temps de s'excuser davantage, le mandataire impérial frappa de ses poings fermés le visage vénérable de plusieurs coups successifs et impitoyables.

Prends ça ! Et ça encore ! - s'exclama-t-il brutalement aux éclats de rire de ses compagnons présents à la scène, et sur un ton festif il ajouta - garde ce souvenir encore! Chien repoussant, apprends à être éduqué et reconnaissant !...

Le vieillard a chancelé, mais n'a pas réagi. On pouvait percevoir la révolte sourde et profonde que son regard ardent et indigné lançait à son agresseur avec une terrible sérénité. Dans un mouvement spontané, il est resté les bras ouverts dans la lutte et dans la souffrance, reconnaissant l'inutilité d'une quelconque réaction. C'est alors que le bourreau imprévisible, observant son calme, a semblé mesurer toute l'extension de sa propre lâcheté et plaquant ses mains sur l'armure compliquée de sa ceinture, il lui dit avec un profond dédain :

Maintenant que tu as reçu ta leçon, tu peux aller au marché, Juif insolent !

La victime lui a alors jeté un regard de profond dépit où transparaissaient les pénibles angoisses d'une longue existence. Enfoncé dans sa simple tunique et dans sa vénérable vieillesse auréolée de cheveux blancs au carrefour des expériences les plus torturantes de sa vie, le regard de l'offensé ressemblait à un dard invisible qui pénétrerait, pour toujours, la conscience de l'agresseur Irrespectueux et cruel. Néanmoins, cette dignité blessée ne s'est pas plus attardée dans cette attitude de reproche Impossible à traduire. Un court instant après, supportant les railleries générales, il reprenait le chemin qui l'avait pousse à sortir dans la rue.

Le vieux Jochedeb était maintenant plongé dans des réflexions étranges et bien amères. De chaudes larmes douloureuses sillonnaient les rides de son maigre visage, se perdant dans les poils grisonnants de sa vénérable barbe. Qu'avait-il fait pour mériter une si lourde punition ?

La ville passait par les mouvements de révolte de nombreux esclaves, mais son petit foyer continuait dans la même paix de ceux qui travaillent avec dévouement, obéissant à Dieu.

L'humiliation ressentie éveillait dans son imagination le souvenir des périodes les plus difficiles de l'histoire de sa race. Pour quelle raison et jusqu'à quand les Israélites souffriraient-ils de la persécution des éléments les plus puissants du monde ? Quel était le motif qui faisait qu'ils étaient toujours stigmatisés comme des êtres indignes et misérables où que ce soit sur terre ? Et pourtant, ils aimaient sincèrement ce Père de justice et d'amour qui veillait des cieux sur la grandeur de leur foi et pour l'éternité sur leur destinée. Alors que les autres peuples se livraient à l'abandon des forces spirituelles transformant les espoirs sacrés en expressions d'égoïsme et d'idolâtrie, Israël soutenait la loi d'un Dieu unique s'efforçant en toutes circonstances de conserver intact son patrimoine religieux avec sacrifice et au mépris de son indépendance politique.

Contrarié, le pauvre homme méditait sur son sort.

Jochedeb avait été un mari dévoué qui était devenu veuf quand le dit Licinius Minucius, quêteur de l'Empire, quelques années auparavant, avait entamé d'infâmes actions dans Corinthe afin de punir certains éléments mécontents et rebelles de la population. Sa grande fortune personnelle en fut extrêmement réduite et il dut supporter le coup d'un emprisonnement injuste résultant de fausses accusations qui lui valurent de lourds déboires et de terribles confiscations. Sa femme n'avait pas résisté aux coups successifs qui avaient fatalement blessé son cœur sensible, et rongée par un âpre désespoir, elle s'était enfoncée dans la mort le laissant avec ses deux enfants qui étaient une couronne d'espoir à sa laborieuse existence. Jeziel et Abigail grandissaient sous la protection de ses bras aimants et, pour eux, consacrant à Dieu ses expériences de vie les plus sacrées face à l'accumulation des devoirs domestiques sacrés, il sentait que le temps avait précocement blanchi ses cheveux. À son esprit surgit alors avec vigueur la gracieuse silhouette de ses enfants. C'était une consolation que de goûter pour eux aux saveurs agréables des expériences du monde. Le trésor filial compensait les flagellations de chaque incident de parcours.

L'évocation du foyer, où l'amour caressant de ses enfants nourrissait ses espoirs paternels, le soulagea de son dépit.

Qu'importait la brutalité du Romain conquérant, quand sa vieillesse s'auréolait des affections les plus chères à son cœur ? Ressentant une résignation consolatrice, il est arrivé au marché où il s'approvisionna.

L'activité n'était pas aussi intense que d'habitude, néanmoins, il y avait une certaine concurrence d'acheteurs, principalement des libérés et des petits propriétaires qui affluaient des routes de Cenchrées.

Il avait à peine fini ses achats de poisson et de légumes qu'une luxueuse litière s'est arrêtée au milieu de la place d'où sortit un officier patricien tenant un long parchemin. D'un signe, il demanda le silence, ce qui fit taire toutes les voix et la parole de l'étrange personnage a vibré fort à la lecture fidèle du décret :

- « Licinius Minucius, quêteur de l'Empire et légat de César, chargé d'ouvrir dans cette province une instruction pour rétablir l'ordre dans toute l'Achaïe, invite tous les habitants de Corinthe qui se considèrent floués dans leurs Intérêts personnels ou qui ont besoin d'un soutien légal, à comparaître demain, à midi, au palais provincial, près du temple de Vénus Pandémos, afin d'exposer leurs plaintes et réclamations qui seront traitées par les autorités compétentes. »

Une fois qu'il eut lu l'arrêt, le messager est retourné à son élégant véhicule porté par des bras d'esclaves herculéens, et il disparut au premier coin de rue dans un nuage de poussière que le vent fort du matin souleva tourbillonnant.

Parmi les badauds différents avis et commentaires surgirent immédiatement.

Les plaignants étaient innombrables. Dès leur arrivée, le légat et ses préposés prirent possession du petit patrimoine territorial de la majorité des familles les plus humbles dont la situation financière ne leur permettait pas de payer un procès au forum provincial, d'où la vague d'espoirs qui domina le cœur de bon nombre d'entre eux et l'avis pessimiste de certains autres qui ne voyaient dans ce décret qu'une nouvelle ruse pour obliger les réclamants à payer très cher leurs revendications légitimes.

Jochedeb, qui avait entendu le communiqué officiel, se plaça immédiatement parmi ceux qui se jugeaient en droit d'attendre une indemnisation légitime pour les préjudices dont il avait souffert en d'autres temps. Enthousiasmé à cette idée, il prit le chemin du retour, choisissant un parcours plus long afin d'éviter une nouvelle rencontre avec ceux qui l'avaient rudement humilié.

Il avait à peine entamé son chemin qu'est apparu devant lui de nouveaux groupes de militaires romains qui conversaient bruyamment et allègrement à la clarté du matin.

Confronté au premier groupe de tribuns et se sentant la cible de fâcheux commentaires qui transparaissaient dans leurs rires sarcastiques, le vieil Israélite se dit : -« Devrais-Je les saluer ou passer mon chemin silencieux et respectueux comme j'ai cherché à le faire à mon arrivée ? » Désireux d'éviter un nouveau pugilat qui aggraverait les humiliations de ce jour, il s'est courtoisement incliné comme un misérable esclave et a murmuré timidement :

Salut, valeureux tribuns de César !

Il avait à peine fini de le dire qu'un officier à la physionomie dure et impassible s'est approché, s'écriant pris de colère :

Comment oses-tu ? Un Juif qui s'adresse impunément à des patriciens ? La tolérance condamnable de l'autorité provinciale en est arrivée à ce point ? Rendons justice de nos propres mains.

Et de nouvelles gifles ont fouetté le douloureux visage du malheureux qui dut concentrer toutes ses énergies pour ne pas se laisser aller à une réaction désespérée quelle qu'elle soit. Sans émettre un seul mot, le fils de Jared s'est soumis à la cruelle punition. Son cœur palpitant semblait crever d'angoisse dans sa poitrine vieillie, alors que son regard reflétait l'intense révolte qui montait de son âme oppressée. Incapable de coordonner ses idées face à l'agression inattendue, dans son humble attitude il a remarqué que, cette fois, le sang jaillissait de ses narines tachant sa barbe blanche et le modeste lin de ses vêtements. Ce qui n'a pas affecté l'agresseur pour autant qui, finalement, a assené un dernier coup de poing sur son front ridé en maugréant :

File, insolent !

Retenant difficilement le panier qui était suspendu à son bras tremblant, Jochedeb s'est avancé chancelant, étouffant l'explosion de son extrême désespoir. « Ah ! Être vieux I » - pensait-il.

Simultanément, des symboles de foi modifièrent ses dispositions spirituelles et il entendit en lui la parole antique de la Loi : - « Tu ne tueras point ». Mais les enseignements divins, à son avis, dans la voix des prophètes lui conseillaient plutôt de répondre à l'offense -« œil pour œil, dent pour dent ». Il gardait à l'esprit l'envie d'user de représailles comme remède aux réparations dont il se jugeait en droit ; mais ses forces physiques n'étaient plus maintenant en mesure de réagir.

Profondément humilié et pris d'angoissantes pensées, il est rentré chez lui chercher conseil auprès de ses enfants bien-aimés dont l'attachement lui apporterait, certainement, l'inspiration nécessaire.

Son modeste domicile n'était plus très loin maintenant et à une certaine distance encore, toujours sous le coup de la contrariété, il pouvait apercevoir le simple et petit toit qui abritait tout ce qu'il avait de plus cher. Rapidement, il a parcouru la rue qui débouchait sur une petite porte en bois brute presque noyée dans les rosiers d'Abigail qui exhalaient un parfum fort et délicieux. De grands arbres verts répandaient une fraîcheur à l'ombre qui atténuait l'ardeur du soleil. Au loin, il pouvait entendre une voix claire et amicale. Son cœur paternel l'avait reconnue. À cette heure-là, conformément au programme qu'il avait lui-même tracé, Jeziel labourait la terre, la préparant pour les premières semences. La voix de son fils semblait se marier à la joie du soleil. La vieille chanson hébreue qui sortait de ses lèvres chaudes pleines de Jeunesse, était un hymne d'exaltation au travail et à la nature. Les vers harmonieux parlaient de l'amour de la terre et de la protection constante de Dieu. Le généreux père retenait difficilement ses larmes. La mélodie populaire lui suggérait un monde de réflexions. N'avait-il pas travaillé pendant toute sa vie ? Ne se présumait-il pas comme étant un homme honnête dans ses moindres actes pour nr Jamais perdre le titre de juste ? Néanmoins, le sang de la persécution cruelle était là coulant de sa barbe vénérable sur sa tunique blanche indemne de toute souillure qui aurait pu tourmenter sa conscience.

Il n'avait pas encore dépassé la vieille entrée de son humble maison, qu'une voix caressante s'est écriée, éplorée et véhémente :

Père ! Père ! Qu'est-ce que ce sang ?

Une belle jeune fille avait accouru pour l'embrasser avec une immense tendresse en même temps qu'elle lui arrachait le panier de ses mains tremblantes et douloureuses.

Abigail, dans la candeur de ses dix-huit ans, était une gracieuse représentation de tous les enchantements des femmes de sa race. Des cheveux soyeux tombaient en anneaux capricieux sur ses épaules, contournant son visage attrayant dans un ensemble harmonieux d'affection et de beauté. Néanmoins, ce qui était le plus impressionnant dans sa tenue svelte de fille et de jeune femme, c'étaient ses yeux profondément noirs où une intense vibration intérieure semblait parler des plus grands mystères de l'amour et de la vie.

Mon enfant, ma chère fille ! - a-t-il murmuré se soutenant à son bras caressant.

Et il lui raconta bientôt tout ce qui s'était passé. Puis pendant que son vieux géniteur baignait son visage meurtri dans l'infusion balsamique que sa fille avait soigneusement préparée, Jeziel fut appelé pour découvrir ce qui lui était arrivé.

Le jeune homme a accouru inquiet et empressé. Il a étreint son père et l'a écouté lui raconter toute son amertume, mot après mot. En pleine force de la jeunesse, on n'aurait pu lui donner plus de vingt-cinq ans, mais la mesure des gestes et la gravité avec laquelle il s'exprimait, laissaient entrevoir un esprit noble, réfléchi et empreint d'une conscience cristalline.

Courage, père ! - s'exclama-t-il après avoir entendu sa pénible histoire, mettant dans cette expression de fermeté l'empreinte d'une profonde douceur - notre Dieu est fait de justice et de sagesse. Confie en sa protection !

Jochedeb a dévisagé son fils de haut en bas le fixant d'un regard bon et calme où il désirait laisser entrevoir à cet instant toute l'indignation qui lui semblait naturelle et juste, dominé d'un vif désir de représailles. Il est vrai qu'il avait éduqué Jeziel aux pures joies du devoir, obéissant loyalement à l'accomplissement de la Loi, cependant rien ne l'obligeait à abandonner sa soif de revanche pour se venger des offenses supportées.

Fils - lui dit-il après avoir réfléchi pendant un long moment -, Jéhovah est plein de justice, mais les fils d'Israël en tant qu'élus doivent également l'exercer. Aurions-nous raison d'oublier les offenses ? Je ne pourrai me reposer en toute conscience sans avoir accompli mes obligations. Je dois signaler les fautes dont j'ai été victime, aujourd'hui comme hier, et demain j'irai voir le légat lui en rendre compte.

Le jeune Hébreu eut un mouvement de surprise et ajouta :

Irez-vous, par hasard, voir le quêteur Licinius dans l'espoir que des mesures légales seront prises ? Et les leçons du passé, mon père ? N'est-ce donc pas ce même patricien qui vous a dépouillé de votre grand patrimoine territorial en vous jetant en prison? Ne voyez-vous pus qu'il a entre les mains les forces de l'iniquité ? Ne devriez-vous pas plutôt craindre de nouvelles attaques pour extorquer le peu qu'il nous reste ?

Jochedeb plongea dans les yeux de son fils un regard que sa noblesse de cœur baignait de larmes d'émotion, mais sa rigueur de caractère l'avait habitué à exécuter ses propres décisions jusqu'au bout et il s'exclama presque sèchement :

Comme tu le sais, je dois régler des comptes qui sont anciens et j'en ai de nouveaux, donc demain, conformément au décret, je profiterai de cette occasion que le gouvernement provincial nous offre.

Mon père, je vous en supplie - a averti le jeune homme, à la fois respectueux et aimant - ne prenez pas de telles mesures !

Et les persécutions ? - a explosé le vieillard énergiquement - et ce remous incessant d'ignominies autour des hommes de notre race ? N'y aurait-il pas un havre de paix sur ce chemin d'angoisses infinies ? Devrons-nous assister impuissants au dénigrement de tout ce que nous avons de plus sacré ? J'ai le cœur rebellé par ces crimes odieux qui nous atteignent impunément...

Sa voix était devenue traînante et mélancolique, elle laissait percevoir un découragement extrême, néanmoins sans s'émouvoir des objections faites par son père, Jeziel a continué :

Ces tortures, pourtant, ne sont pas nouvelles. Il y a plusieurs siècles déjà, les pharaons d'Egypte sont aussi allés très loin dans leur cruauté envers nos ancêtres, au point qu'à une époque les garçons de notre race étaient assassinés dès leur naissance. Antiochus Épiphane, en Syrie, a fait égorger des femmes et des enfants dans leur propre foyer. À Rome, de temps à autre, les Israélites ont souffert de vexations, de confiscations et de persécutions jusqu'à ce que mort s'en suive. Mais certainement, mon père, que si Dieu permet qu'il en soit ainsi, c'est pour qu'Israël reconnaisse dans les souffrances les plus atroces sa divine mission.

Le vieil Israélite semblait méditer aux pondérations de son fils, cependant il a ajouté résolument :

Oui, tout cela ne peut être nié, mais la vraie justice doit être accomplie, coûte que coûte, et rien ne pourra m'en dissuader.

Alors demain, vous irez vous plaindre au légat ? -Oui!

À cet instant, le regard du jeune homme s'est attardé sur la vieille table où reposait la collection des Écrits sacrés de la famille. Pris d'une soudaine inspiration, humblement, Jeziel lui dit :

Père, je n'ai pas le droit de vous exhorter, mais voyez ce qu'énoncé la parole de Dieu concernant ce que vous pensez en ce moment.

Et comme ils avaient l'habitude de le faire dans le temps afin de connaître les suggestions qui pouvaient leur être faites par les textes sacrés, il ouvrit le livre au hasard et lut dans la partie des Proverbes :

« Mon fils, ne méprise pas la correction de l'Éternel, et ne t'effraie point de ses châtiments car Dieu châtie celui qu'il aime, comme un père l'enfant qu'il chérit ». (2)

Le vieil Israélite a ouvert des yeux effarés qui révélèrent toute la stupéfaction que ce message indirect lui causait, et comme Jeziel le fixait longuement, démontrant anxieusement de l'intérêt à connaître son sentiment profond face à la suggestion des parchemins sacrés, il a souligné :

(2) Proverbes, chapitre 3, versets 11 et 12.

Je reçois l'avertissement de ces écrits, mon fils, mais je ne peux me résoudre à l'injustice et comme je l'ai dit, je porterai ma plainte aux autorités compétentes.

Le jeune homme a soupiré et a murmuré résigné :

Que Dieu nous protège !...

Le lendemain, une foule compacte ne faisait qu'augmenter près du temple de Vénus. De l'ancienne demeure où fonctionnait un tribunal improvisé, on pouvait voir des véhicules luxueux et extravagants croiser la grande place dans toutes les directions. Il s'agissait de patriciens qui se dirigeaient aux audiences de la cour provinciale ou d'anciens propriétaires, à la tête d'une fortune particulière à Corinthe, qui se livraient aux divertissements du jour, au prix de la sueur des misérables captifs. Une agitation inhabituelle caractérisait ce lieu. De temps en temps, on pouvait observer, des officiers ivres qui quittaient l'ambiance viciée du temple de la célèbre déesse débordant de parfums capiteux et de plaisirs condamnables.

Jochedeb traversa la place s'en prendre le temps de regarder en détail la foule qui l'entourait et pénétra rapidement dans l'enceinte où Licinius Minucius, entouré de nombreux assistants et soldats, expédiait différents ordres.

Ceux qui osaient se plaindre publiquement ne dépassaient pas la centaine et après avoir fait individuellement leurs déclarations sous le regard perçant du légat, un par un, ils étaient conduits pour recevoir la solution qui les concernait de façon isolée.

Son tour arrivé, le vieil Israélite a exposé ses réclamations concernant les expropriations indues du passé et les insultes dont il avait été victime la veille, tandis que le fier patricien notait chaque parole prononcée et la moindre de ses attitudes du haut de sa chaise, comme s'il connaissait le personnage en cause de longue date. Bientôt conduit à l'intérieur, Jochedeb a attendu comme tous les autres, la solution à ses demandes de réparation à la justice. Mais peu à peu, alors que d'autres étaient convoqués nominalement à régler leurs comptes avec le gouvernement provincial, il remarqua que l'ancienne demeure se remplissait d'un grand silence, il se dit que son tour avait peut-être été reporté pour des raisons dont il ne pouvait présumer.

Puis finalement, incité à s'adresser au juge, il a entendu, fortement surpris, la sentence négative lue par un officier qui jouait le rôle de secrétaire de cette juridiction.

Au nom de César, le légat impérial a décidé d'ordonner la confiscation de la prétendue propriété de Jochedeb Ben Jared, et lui accorde trois jours pour évacuer les terres qu'il occupe indûment puisqu'elles appartiennent légalement au Juge Licinius Minucius, habilité à prouver, à tout instant, ses droits de propriété.

Cette décision inattendue causa une vive commotion au vieil Israélite, foudroyant sa sensibilité. Ces paroles lui firent l'effet d'une sentence de mort. Il n'aurait su définir son angoissante surprise. N'avait-il pas confiance en la justice et n'était-il pas en quête d'une action réparatrice ? Il aurait voulu crier sa haine, manifester ses poignantes désillusions, mais sa langue était comme pétrifiée dans sa bouche serrée et tremblante. Après une minute de profonde anxiété, il a fixé la figure détestée de l'ancien patricien hautain qui causait maintenant sa ruine, et l'enveloppant d'une vibration pleine de colère qui montait de son âme rebellée et souffrante, il a néanmoins trouvé l'énergie de lui dire :

Ô très illustre quêteur, où est donc l'équité de votre Jugement ? Je viens jusqu'ici implorer l'intervention de la justice et vous rétribuez ma confiance par une extorsion supplémentaire qui annihile mon existence ? Par le passé, j'ai souffert de la dépossession injuste de tous mes biens patrimoniaux, conservant avec d'énormes sacrifices mon humble ferme où je prétends attendre la mort !... Est-il crédible que vous, propriétaire' d'une si grande fortune, n'éprouviez pas de remords ? C'est soustraire à un misérable vieux sa dernière bouchée de pain ?

Le fier Romain, sans un geste qui puisse dénoter la moindre émotion, rétorqua sèchement :

À la rue, et que personne ne discute les décisions impériales !

Ne pas discuter ? - a clamé Jochedeb horrifié. - Je ne pourrai élever la voix sans maudire la mémoire des criminels romains qui m'ont escroqué ? Où poserez-vous vos mains empoisonnées par le sang des victimes et les larmes des veuves et des orphelins pillés quand sonnera l'heure du jugement du tribunal de Dieu ?...

Mais soudainement, son foyer plein de la tendresse de ses chers enfants lui revint en mémoire et il changea d'attitude mentale, ému dans les fibres secrètes de son être. Se prosternant à ses pieds, en sanglots, il s'est exclamé avec émotion :

Ayez pitié de moi, illustrissime !... Épargnez ma modeste maison où avant tout, je suis père... Mes enfants m'attendent avec le baiser de leur affection sincère et aimante !...

Et il ajouta, noyé dans les larmes :

J'ai deux enfants qui sont les deux espoirs de mon cœur. Épargnez-moi, par Dieu ! Je promets de me résigner à si peu, jamais plus je ne me plaindrai !...

Néanmoins, le légat impassible a répondu avec froideur, s'adressant à un soldat :

Spartacus, pour que ce Juif impertinent s'éloigne de l'enceinte avec ses lamentations, donne-lui dix coups de bastonnade.

Le préposé allait immédiatement accomplir cet ordre quand le juge implacable a

ajouté :

Fais bien attention de ne pas lui couper le visage pour que le sang ne scandalise pas les passants.

À genoux, le pauvre Jochedeb a supporté la punition et une fois terminée son épreuve, il s'est levé, chancelant, rejoignant la place ensoleillée sous les rires déguisés de ceux qui avaient été témoins de l'ignoble spectacle. Jamais dans sa vie, il n'avait ressenti un aussi grand désespoir qu'en cette heure. Il aurait voulu pleurer, mais ses yeux étaient froids et secs ; déplorer son immense malheur, mais ses lèvres étaient pétrifiées de révolte et de douleur. On aurait dit un somnambule déambulant inconscient parmi les véhicules et les passants rassemblés sur la grande place. Avec une extrême et profonde répugnance, il a dévisagé le temple de Vénus. Il aurait souhaité avoir une puissante voix de stentor pour humilier tous les passants de ses condamnations verbales. Observant les courtisans couronnés qui le croisaient, les armures des tribuns romains et l'attitude oisive des citoyens fortunés qui passaient ignorant son martyre, mollement allongés sur de luxueuses litières de l'époque - il s'est senti comme plongé dans l'un des bourbiers les plus odieux du monde, entre les péchés que les prophètes de sa race n'avaient jamais cessé de combattre avec toute la conviction de leur cœur consacré au Tout-Puissant. Corinthe, à ses yeux, était un nouvel exemple de la Babylone condamnée et méprisable.

D'un seul coup, malgré les tourments qui torturaient son âme épuisée, il s'est souvenu de ses chers enfants, sentant avec anticipation, la profonde amertume que la nouvelle du jugement causerait à leur esprit sensible et affectueux. Le souvenir de l'affection de Jeziel touchait son être galvanisé par la souffrance. Il avait l'impression de le voir encore à ses pieds le suppliant d'abandonner toute réclamation et, à ses oreilles, résonnait maintenant avec plus d'intensité, l'exhortation des Écrits : - « Mon fils, ne méprise pas la correction de l'Éternel ! » Mais en même temps, des idées destructrices envahissaient son cerveau fatigué et douloureux. La Loi sacrée était pleine de symboles de justice. Et pour lui, la juste réparation s'imposait comme un devoir souverain. Dans la désolation suprême, il retournait maintenant au foyer, dépouillé de tout ce qu'il possédait de plus humble et de plus simple alors qu'il arrivait déjà à la fin de sa vie ! Où trouverait-il le pain du lendemain ? Sans pouvoir travailler et sans toit, il se voyait contraint à errer dans une situation parasitaire, aux côtés de ses enfants encore jeunes. Un indicible martyre moral étouffait son cœur.

Dominé par des pensées affligeantes, il s'est approché du site bien-aimé où il avait construit son nid familial. Le soleil chaud de l'après-midi rendait plus douce l'ombre des arbres aux ramages verts et abondants. Jochedeb avançait sur ces terres qui lui appartenaient, angoissé à l'idée de devoir les abandonner pour toujours et laissa place à de terribles tentations qui hallucinaient son esprit. Les propriétés de Licinius ne s'arrêtaient-elles pas à sa ferme ? S'éloignant du chemin qui le menait à la maison, il pénétra dans les champs en friche avoisinants et, après quelques pas, il s'est attardé à regarder la ligne de démarcation existante entre lui et son bourreau. Les pâturages de l'autre côté ne semblaient pas bien soignés. Il nota le manque d'une meilleure distribution régulière d'eau et une sécheresse générale se faisait durement sentir. Seuls quelques arbres isolés égayaient le paysage de leur ombre, rafraîchissant la région abandonnée entre les buissons et les parasites qui étouffaient l'herbe salutaire.

Aveuglé par l'idée de réparation et de vengeance, le vieil Israélite décida d'incendier les proches pâturages. Il n'en parlerait pas à ses enfants qui le feraient certainement changer d'avis, enclins qu'ils étaient à la tolérance et à la bienveillance. Jochedeb a alors fait quelques pas en arrière et s'utilisant du matériel de service qui était conservé là à proximité, il mit le feu en allumant un brin d'herbe sèche. La traînée s'est rapidement répandue et en quelques minutes l'incendie des pâturages se propageait avec la vitesse de la foudre.

Une fois sa tâche terminée, sous la pénible commotion de ses os endoloris, il est retourné chancelant à son foyer où Abigail l'a questionné, inutilement, sur les raisons d'un si grand abattement. Jochedeb s'est couché pour attendre son fils, mais quelques minutes plus tard, un bruit assourdissant résonnait à ses oreilles. Non loin de la ferme, le feu détruisait les beaux arbres et leurs robustes branchages, réduisant les herbes vertes à des poignées de cendres. Une grande étendue brûlait irrémédiablement. On entendait les cris plaintifs des oiseaux qui fuyaient épouvantés. Des petits aménagements du quêteur, dont quelques stations thermales pittoresques de sa prédilection construites entre les arbres, brûlaient également, se transformant en des décombres noirs. Ici et là, on pouvait entendre le hurlement des travailleurs des champs qui accouraient pour sauver de la destruction la résidence champêtre du puissant patricien ou cherchaient à isoler le serpent de feu qui léchait la terre dans toutes les directions, s'approchant des vergers voisins.

Quelques heures d'anxiété furent pénétrées des plus angoissantes attentes. Et finalement en fin d'après-midi, l'incendie fut dominé après d'énormes efforts.

En vain, le vieux Juif envoya des messages à la recherche de son fils, dans l'entourage de sa petite exploitation agricole. Il désirait parler à Jeziel de leurs besoins et de la situation tourmentée où ils se trouvaient à nouveau, désireux de reposer son esprit tourmenté au son des douces paroles de sa chaleur filiale. Néanmoins, ce n'est qu'à la nuit tombée, les vêtements légèrement brûlés et les mains un peu blessées, que le jeune homme est rentré chez lui laissant entrevoir sur son visage toute la fatigue de la laborieuse tâche qu'il s'était imposée. Abigail ne fut pas surprise de son état, comprenant que son frère n'avait pas cessé d'aider les compagnons du voisinage face aux événements de l'après-midi, et prépara pour ses pieds fatigués et ses mains endolories un bain d'eau parfumée. Mais dès qu'il le vit et remarqua ses mains blessées, c'est avec étonnement que Jochedeb s'est exclamé :

Où étais-tu, mon fils ?

Jeziel lui a parlé de la coopération spontanée qui s'était organisée pour sauver la propriété voisine et au fur et à mesure qu'il racontait les tristes succès du jour, son père laissait trahir toute son angoisse sur son visage sombre où étaient figées les traces rudes de la révolte qui dévorait son cœur. Après quelques minutes, élevant sa voix découragée, il lui dit surmontant son émoi :

Mes enfants, cela me coûte de vous le dire, mais nous avons été dépossédés de la dernière miette qui nous restait... En désapprouvant ma réclamation sincère et Juste, le légat de César a décidé de s'emparer de notre propre foyer. L'inique sentence est l'acte de notre ruine la plus complète. Par ces dispositions, nous sommes obligés d'abandonner la ferme dans les trois jours !

Et levant les yeux au ciel comme pour supplier la divine miséricorde, il s'est exclamé le regard embué de larmes :

J'ai tout perdu !... Pourquoi suis-je abandonné ainsi, mon Dieu ? Où est la liberté de votre peuple fidèle si de toute part, ils nous exterminent et nous persécutent sans pitié ?

De grosses larmes coulaient sur ses joues tandis qu'avec une voix tremblante, il racontait à ses enfants les lourds tourments dont il fut victime. Attendrie, Abigail baisait ses mains, et Jeziel, sans faire la moindre allusion à la révolte paternelle, l'étreignit après qu'il eut fini sa triste histoire, le consolant avec émotion :

Mon père, de quoi avez-vous peur ? Dieu n'est jamais avare de miséricorde. Les Écrits sacrés nous enseignent qu'avant tout, il est le Père aimant de tous les vaincus de la terre ! Ces échecs arrivent et passent. Vous avez mes bras et tout l'amour d'Abigail. Pourquoi se plaindre, puisque demain même, avec l'aide divine, nous pourrons quitter cette maison pour en chercher une autre ailleurs et nous consacrer au travail honnête ? Dieu n'a-t-il pas guidé notre peuple expulsé de sa patrie à travers l'océan et le désert ? Pourquoi nous nierait-il son aide, à nous qui l'aimons tant en ce monde ? Il est notre boussole et notre maison.

Les yeux de Jeziel fixaient son vieux père dans une attitude suppliante infiniment aimante. Ses mots révélaient la plus douce ferveur à son cœur. Jochedeb n'était pas insensible à ces belles manifestations, mais face à la révélation d'une si grande confiance vis-à-vis du pouvoir divin, il s'est senti honteux après l'acte extrême qu'il avait pratiqué. Se reposant sur l'affection que la présence de ses enfants offrait à son esprit désolé, il laissa libre cours à de poignantes larmes qui coulèrent de son âme blessée par d'âpres désillusions. Cependant, Jeziel continuait :

Ne pleurez pas mon père, comptez sur nous ! Demain, je m'occuperai de notre départ comme de nécessaire.

Ce fut à cet instant que la voix paternelle s'est levée lugubre et ferme :

Mais ce n'est pas tout, mon fils !...

Et posément, Jochedeb a peint le tableau de ses angoisses réprimées, de sa juste colère qui le poussa à prendre la décision de mettre le feu à la propriété du bourreau exécrable. Ses enfants l'écoutaient atterrés, démontrant la sincère douleur que la conduite paternelle leur causait.

Après un regard d'une infinie compassion et d'une grave inquiétude, le jeune homme l'a étreint en murmurant :

Mon père, mon père, pourquoi avez-vous levé ce bras vengeur ? Pourquoi n'avez- vous pas attendu l'action de la justice divine ?...

Bien que perturbé par ces tendres exhortations, l'interpellé a répondu :

C'est écrit dans les commandements : - « tu ne voleras point », et en faisant ce que j'ai fait, j'ai voulu rectifier une effraction à la Loi car nous avons été dépouillés de tout notre humble patrimoine.

Par-dessus toutes les recommandations, mon père - a souligné Jeziel sans s'irriter -, Dieu a demandé que nous gardions à l'esprit l'enseignement de l'amour, recommandant que nous l'aimions par-dessus tout, de tout notre cœur et avec tout notre entendement.

J'aime le Très-Haut, mais je ne peux aimer le Romain cruel - a soupiré Jochedeb

amer.

Mais comment démontrer notre dévouement au Tout-Puissant qui est aux deux - a continué le jeune homme compatissant -, en détruisant ses œuvres !? Quant à l'incendie, nous devons considérer que cet acte ne témoigne pas seulement d'un manque de confiance en la justice de Dieu, mais que les champs qui nous donnent de quoi nous vêtir et de quoi manger ont souffert de cette mesure. De plus, les deux meilleurs serviteurs de Licinius Minucius, Caius et Rufilius, ont été mortellement blessés alors qu'ils voulaient sauver les stations thermales favorites du maître, dans une lutte inutile pour les délivrer du feu qui les détruisait. Tous deux, bien qu'étant des esclaves sont nos meilleurs amis. Les arbres fruitiers et les carrés de légumes de notre ferme leur doivent presque tout, non seulement pour les semences venues de Rome, mais aussi pour les efforts et leur collaboration à notre labeur. Ne serait-il pas juste d'honorer leur amitié, dévouée et diligente, en leur évitant une telle punition et d'injustes souffrances ?

Jochedeb a semblé longuement réfléchir aux remarques de son fils, dites sur un ton affectueux et tandis qu'Abigail pleurait en silence, le jeune homme ajouta :

Nous qui vivions en paix face au désarroi du monde car notre conscience était pure, nous devons maintenant trouver des solutions au vu des représailles à venir. Alors que je m'efforçais de vaincre le feu, j'ai remarqué que certains citoyens attachés à Minucius me dévisageaient avec une indicible méfiance. À cette heure, il est déjà certainement revenu des services de la cour provinciale. Nous devons nous rendre à l'amour et à la complaisance de

Dieu, car nous n'ignorons pas les tourments que réservent les Romains à tous ceux qui leur manquent de respect.

Un douloureux nuage de tristesse mêlé d'une sombre inquiétude s'est abattu sur eux

trois.

Chez le vieillard, on pouvait observer une terrible anxiété teintée de la douleur de poignants remords et, chez les deux jeunes gens, c'était un regard d'une amertume inouïe, angoissante et intraduisible.

Jeziel a alors pris sur la table les vieux parchemins sacrés et a dit à sa sœur, avec une triste intonation dans la voix :

- Abigail, récitons le psaume qui nous a été enseigné par mère, consacré aux heures difficiles.

Tous deux se sont agenouillés et de leur voix émue, comme des oiseaux torturés, ils ont chanté tout bas l'une des belles prières de David, qu'ils avaient appris dans les bras de leur mère :

« L'Éternel est mon berger,

Je ne manquerai de rien.

n méfait reposer dans de verts pâturages,

R me conduit doucement

Près des eaux paisibles,

R restaure mon âme,

R me conduit dans les sentiers de la justice A cause de son nom. Quand je marche

Dans la vallée de l'ombre de la mort,

Je ne crains aucun mal,

Car tu es avec moi...

Ta houlette et ton bâton me rassurent.

Tu dresses devant moi un banquet d'amour,

En présence de mes ennemis,

Tu oins d'huile ma tète,

Et ma coupe déborde de joie !...

Oui,

M'accompagneront tous les jours de ma vie Et j'habiterai dans la maison de l'Éternel Jusqu'à la fin de mes jours... » (3)

Le vieux Jochedeb écoutait l'émouvant cantique, se sentant oppressé par d'amers sentiments. Il commençait ù comprendre que toutes les souffrances envoyées par Dieu sont salutaires et justes. Et que tous les maux venant de la main de l'homme apportent, invariablement, des tortures infernales à la conscience négligente. Le cantique étouffé de ses enfants remplissait son cœur d'une accablante affliction. Sa chère compagne que Dieu avait rappelée à la vie spirituelle lui revenait maintenant en mémoire. Combien de fois avait-elle bercé son esprit tourmenté de ces vers inoubliables du prophète ? Il suffisait que ses observations amicales et fidèles se fassent entendre pour que le sens de l'obéissance et de la justice parle plus fort à son cœur.

Au rythme de l'harmonie miséricordieuse et triste qui avait une intonation singulière dans la voix de ses chers enfants, Jochedeb a longuement pleuré. De la petite fenêtre ouverte dans l'humble retraite, ses yeux ont cherché anxieusement le ciel bleu qui se remplissait d'ombres tranquilles. La nuit étreignait la nature et, très loin dans le ciel, commençaient à briller les premières étoiles. S'identifiant avec les suggestions grandioses du firmament, il a ressenti d'intenses émotions dans son âme tourmentée. Un attendrissement profond l'incita à se lever et désireux de révéler à ses enfants combien il les aimait et tout ce qu'il attendait d'eux en cette heure culminante de sa vie, il s'est incliné les bras ouverts dans une expression significative d'attachement et lorsque les dernières notes achevèrent le cantique des jeunes gens enlacés et agenouillés, il les a étreints en sanglots tout en murmurant :

(3) Psaume 23. - (Note d'Emmanuel)

Mes enfants ! Mes chers enfants !...

Mais, à cet instant la porte s'est ouverte et le petit serviteur des voisins a annoncé le regard terrifié :

class="book">Monsieur, le soldat Zenas et ses compagnons vous demandent à la porte.

Le vieux a porté sa main droite à sa poitrine oppressée, tandis que Jeziel sembla réfléchir le temps d'un court instant, et révélant la fermeté de son esprit résolu, le jeune homme s'est exclamé :

Dieu nous protégera.

Quelques instants plus tard, le messager qui commandait la petite escorte lisait le mandat d'arrêt de toute la famille. L'ordre était catégorique et irrévocable. Les accusés devaient être immédiatement jetés en prison afin que leur situation soit éclaircie le lendemain.

Étreignant ses deux enfants, le pauvre Israélite avançait devant l'escorte qui les regardait sans pitié.

Jochedeb a posé ses yeux sur les parterres de fleurs et les arbres bien-aimés de sa simple maisonnette où il avait tissé tous les rêves et tous les espoirs de sa vie. Un singulier désarroi a dominé son esprit fatigué. Une effusion de larmes coulait de ses yeux et passant devant le portail fleuri, il dit à voix haute tout en regardant le ciel clair, maintenant couvert des astres de la nuit :

Seigneur ! Aie pitié de notre affligeant destin !...

Jeziel a doucement serré sa main rugueuse comme pour lui demander de faire preuve de résignation et de calme, et le groupe a marché silencieusement à la lumière des étoiles.

LARMES ET SACRIFICES

La prison, où nos personnages avait été enfermés à Corinthe, était une construction ancienne aux couloirs humides et sombres, mais la pièce où tous trois se trouvaient, bien que dépourvue de tout confort, présentait l'avantage d'avoir une fenêtre avec des barreaux qui reliait son atmosphère désolée à la nature extérieure.

Jochedeb était épuisé et, se servant du manteau qu'il avait ramassé au hasard en quittant son domicile, Jeziel lui avait improvisé un lit sur les dalles froides. Le vieil homme, tourmenté par une foule de pensées, reposa son corps endolori, livré à de pénibles réflexions sur les problèmes de la destinée. Sans pouvoir exprimer ses douleurs poignantes, il s'était engouffré dans un angoissant mutisme, évitant le regard de ses enfants. Jeziel et Abigail s'étaient approchés de la fenêtre et se tenant aux solides barreaux implacables, ils étouffaient avec difficulté leurs justes appréhensions. Tous deux regardaient instinctivement le firmament dont l'immensité avait toujours représenté la source des plus tendres espoirs pour ceux qui pleurent et souffrent sur terre.

Le jeune homme a étreint sa sœur avec une immense tendresse et lui dit ému :

Abigail, tu te rappelles notre lecture d'hier ?

Oui - a-t-elle répondu avec la sérénité ingénue de ses yeux noirs et profonds , j'ai maintenant l'impression que les écrits nous soufflaient un grand message car notre point d'étude était justement celui où Moïse contemplait de loin la terre promise sans pouvoir l'atteindre.

Le jeune homme a souri satisfait de se sentir compris dans ses pensées et a affirmé :

Je vois que nous sommes parfaitement d'accord, le ciel, cette nuit, nous offre la perspective d'une patrie lumineuse et lointaine. Là-haut - continua-t-il en indiquant la voûte étoilée -, Dieu organise les triomphes de la vraie justice, de la paix aux affligés, du réconfort aux désertés par la chance.

Notre mère doit certainement être avec Dieu à nous attendre.

Abigail fut très impressionnée par les paroles de son frère et lui demanda :

Tu es triste ? Tu as été irrité par la façon de procéder de notre père ?

Absolument pas - l'a interrompue le jeune homme lui caressant les cheveux -, nous passons par des expériences qui doivent être un véritable motif de rédemption pour nous, sans cela Dieu ne nous les enverrait pas.

Ne soyons pas contrariés par notre père - a repris la jeune fille - ; je me disais que si mère était parmi nous, elle ne se plaindrait pas de si tristes conséquences. Nous n'avons pas ce pouvoir de persuasion avec lequel, toujours affectueuse, elle illuminait notre maison. Tu te souviens ? Elle nous a toujours enseigné que les enfants de Dieu doivent être prêts à accomplir ses divines volontés. Les prophètes, à leur tour, nous disent que les hommes sont les instruments de la création. Le Tout-Puissant est l'agriculteur et nous devons être les branches fleuries ou fructifères de son œuvre. La parole de Dieu nous apprend à être bons et bienveillants. Le bien doit être la fleur et le fruit que le ciel nous demande.

C'est alors que la belle jeune fille fit une pause significative. Ses grands yeux étalent chargés d'un léger voile de larmes qui n'arrivait pas à couler.

Néanmoins, elle a continué, attendrissant son cher frère : j'ai toujours désiré faire le bien, sans jamais y arriver. Quand notre voisine est devenue veuve, j'ai voulu l'aider financièrement parlant, mais je n'avais pas d'argent ; chaque fois qu'est apparue une occasion d'ouvrir les mains, j'étais pauvre et mes mains étaient vides. Alors, maintenant, je pense que notre emprisonnement a été utile. Ne serait-ce pas un bonheur en ce monde que de pouvoir souffrir pour l'amour de Dieu ? Celui qui n'a rien, possède encore un cœur pour le donner. Et je suis convaincue que le ciel bénira notre décision de le servir avec joie.

Le jeune homme l'a prise dans ses bras et lui dit :

Dieu te bénisse pour la compréhension que tu as de ses lois, petite sœur !

Une longue pause s'est faite entre eux, tandis qu'ils plongeaient dans l'infini de la nuit claire leurs yeux tendres et anxieux.

À un moment donné, la jeune fille lui demanda :

Pourquoi les enfants de notre race sont-ils persécutés de toute part, supportant l'injustice et les souffrances ?

Je suppose que Dieu le permet comme le père aimant se base sur ses enfants les plus expérimentés pour instruire ses enfants les plus jeunes et ignorants - a répondu le jeune homme. Quand d'autres peuples annihilent leurs forces en dominant leurs prochains par l'épée ou se perdant dans les plaisirs condamnables ; notre témoignage au Très-Haut, par les douleurs et les amertumes en ce monde, accroit en notre esprit notre capacité de résistance, tandis que d'autres apprennent à considérer les vérités religieuses par l'exemple de nos efforts.

Et fixant son regard calme dans le firmament, il a ajouté :

Mais je crois au Messie rédempteur qui viendra éclairer toutes les choses. Les prophètes nous affirment que les hommes ne le comprendront pas, néanmoins il viendra enseigner l'amour, la charité, la justice et le pardon. Né parmi les humbles, il donnera l'exemple parmi les pauvres, il illuminera le peuple d'Israël, relèvera les tristes et les opprimés, prendra avec amour tous ceux qui souffrent de l'abandon du cœur. Qui sait, Abigail, il est peut-être en ce monde, sans que nous le sachions ? Dieu opère en silence et ne partage pas les vanités de la créature. Nous avons la foi et notre confiance en l'Éternel est une source de force inépuisable. Les enfants de notre race ont beaucoup souffert, mais Dieu sait pourquoi, et il ne nous enverrait pas d'épreuves dont nous n'aurions pas besoin.

La jeune fille a semblé longuement méditer, puis demanda :

Et puisque nous parlons de souffrances que devons nous attendre de demain ? Je prévois de grandes contrariétés pendant cet interrogatoire et, après tout, que feront les juges de notre père et de nous-mêmes ?

Nous ne devons nous attendre qu'à des tourments et des déceptions, mais n'oublions pas l'occasion qui nous sera donnée d'obéir à Dieu. Quand il a ressenti l'ironie de sa femme dans ses malheurs extrêmes, Job s'est bien souvenu que si le Créateur nous donne des biens pour notre joie, il peut également nous envoyer des dépits pour notre progrès. Si père est accusé, je dirai que j'ai été l'auteur du délit.

Et s'ils te fouettent pour cela ? - a-t-elle ajouté anxieusement.

Je me livrerai au châtiment la conscience tranquille. Si tu es auprès de moi, à cet instant, tu chanteras avec moi la prière des affligés.

Et s'ils te tuent, Jeziel ?

Nous demanderons à Dieu qu'il nous protège.

Abigail a étreint plus tendrement son frère qui, à son tour, dissimulait difficilement sa profonde émotion. Sa chère sœur avait toujours été le précieux trésor de toute sa vie. Depuis que la mort leur avait ravi leur mère, il s'était consacré à sa sœur de tout son cœur. Sa vie vertueuse se partageait entre le travail et l'obéissance à leur père ; entre l'étude de la Loi et sa douce affection pour sa compagne d'enfance. Abigail le regardait pleine d'attachement tandis qu'il la serrait contre lui avec l'élan de son amitié pure qui unit deux âmes affines.

Après avoir longuement réfléchi, Jeziel ému lui dit : -Si je meurs, Abigail, tu dois me promettre de suivre à la lettre les conseils de mère pour que notre vie, en ce monde, ne soit pas souillée. Tu te souviendras de Dieu et du travail sanctificateur, et jamais tu n'écouteras la voix des tentations qui entraînent les créatures à la chute dans les abîmes du chemin.

Tu te souviens des dernières remarques de mère sur son lit de mort ?

Si je m'en souviens - a répondu Abigail laissant couler une larme. - J'ai l'impression d'entendre encore ses derniers mots : « Et vous mes enfants, vous aimerez Dieu par-dessus tout, de tout cœur et de tout votre entendement ».

Jeziel a senti ses yeux larmoyants à ces souvenirs, et a murmuré :

Il est heureux que tu n'aies pas oublié.

Et comme s'il désirait changer le cours de la conversation, il a ajouté avec sensibilité :

Maintenant, tu dois dormir.

Bien que ne voulant pas se reposer, elle a pris son pauvre manteau et improvisa un lit à la lumière pâle du clair de lune qui pénétrait par les barreaux et, lui baisant le front avec une indicible tendresse, il lui a dit affectueusement :

Repose-toi, ne t'inquiète pas de notre situation, notre destinée appartient à Dieu.

Pour lui être agréable, Abigail s'est calmée comme elle put, alors qu'il s'approchait de

la fenêtre pour regarder la beauté de la nuit saupoudrée de lumière. Son jeune cœur était plein d'angoissantes cogitations. Maintenant que son père et sa sœur reposaient dans l'ombre, il laissa libre cours aux idées profondes qui remplissaient son esprit généreux. Il cherchait, anxieusement, une réponse aux questions qu'il envoyait aux étoiles lointaines. Il avait sincèrement confiance en son Dieu de sagesse et de miséricorde que ses parents lui avaient fait connaître. À ses yeux, le Tout-Puissant était toujours infiniment juste et bon. Lui qui avait éclairé son père et consolé sa petite sœur, demandait à son tour en son for intérieur, pourquoi ils passaient par de telles épreuves.

Comment justifier par une simple raison, l'emprisonnement inattendu d'un vieil homme honnête, d'un jeune homme travailleur et d'une enfant innocente ? Quel délit irréparable avaient-ils commis pour mériter une expiation aussi affligeante ? D'abondants sanglots surgirent lorsqu'il se rappela l'humiliation de sa sœur, mais il n'a pas cherché à sécher les larmes qui inondaient son visage, pour les cacher d'Abigail qui l'observait peut-être dans l'ombre. Il se rappelait, un à un, les enseignements des Écrits sacrés. Les leçons des prophètes consolaient son âme anxieuse. Néanmoins, il portait dans son cœur une nostalgie infinie. Il se souvenait de l'affection maternelle que la mort leur avait ravie. Si elle avait été là, leur mère saurait comment les consoler. Quand ils étaient enfants lors des petites contrariétés, elle leur enseignait qu'en tout Dieu est bon et miséricordieux ; que dans la maladie, il corrige le corps, et dans les angoisses de l'âme il éclaire et illumine le cœur. En remontant le cours de ses réminiscences, il se disait aussi qu'elle l'avait toujours incité au courage et à la joie, lui faisant sentir que la créature convaincue de la paternité divine marche dans le monde, fortifiée et heureuse.

Édifié dans sa foi, il a cherché à se reprendre et après de longues réflexions, il s'est allongé sur la dalle froide, cherchant un peu de repos dans le silence auguste de la nuit.

Le jour s'est levé empreint de graves attentes.

Quelques heures plus tard, entouré de ses nombreux gardes et auxiliaires, Licinius Minucius recevait les prisonniers dans la salle destinée aux criminels ordinaires où se trouvaient exhibés quelques instruments de punition et de torture.

Jochedeb et ses enfants trahissaient par la pâleur de leur visage l'émotion profonde qui les dominait.

Les coutumes en ces temps anciens étaient excessivement inhumaines pour que le juge implacable et la majorité de son entourage éprouvent de la commisération à leur misérable aspect.

Quelques sbires se trouvaient près des poteaux de torture où pendaient des fouets et des chaînes impitoyables.

Il n'y eut pas d'interrogatoire, ni aucun témoignage comme on aurait pu s'y attendre. Face à des mesures aussi odieuses et rudement appelé par la voix métallique du légat, le vieux Juif s'est approché vacillant et tremblant :

Jochedeb - s'exclama le bourreau impassible et effrayant -, ceux qui négligent les lois de l'Empire doivent être punis de mort, mais j'ai cherché à être magnanime par considération pour ta misérable vieillesse.

Un regard d'expectative angoissée a transfiguré le visage de l'accusé, tandis que le patricien esquissait un sourire ironique.

Certains ouvriers de l'exploitation agricole - a continué Licinius - ont vu tes mains perverses dans l'après-midi d'hier incendier les pâturages. De cet acte, il en a résulté de sérieux préjudices pour mes biens, sans parler des maux peut-être irréparables causés à la santé de deux de mes meilleurs serviteurs. Comme tu n'as rien en ta possession pour compenser les dommages provoqués, tu recevras ta juste punition en flagellations, pour que jamais plus tu ne viennes lever tes griffes de vautour sur les intérêts romains.

Sous le regard angoissé et larmoyant de ses enfants, le vieil Israélite s'est agenouillé et a murmuré :

Seigneur, par pitié !

Pitié ? - s'est écrié à tue-tête Minucius avec cruauté. - Tu commets un crime et tu implores des faveurs ? On fait bien de dire que ta race se compose de vers repoussants et méprisables.

Et désignant le tronc, il ordonna froidement à l'un de ses acolytes :

Pescennius, prépare-toi ! Fouette-le vingt fois.

Et devant la muette affliction des jeunes gens, le respectable vieillard fut solidement

attaché.

La punition allait commencer quand Jeziel, rompant l'attente générale, s'est approché de la table et a parlé avec humilité :

Quêteur illustrissime, pardonnez-moi de m'être tu jusqu'à présent, par lâcheté ; je vous assure néanmoins que mon père est accusé injustement. C'est moi qui ai incendié les terrains de votre propriété, révolté par la sentence de confiscation prononcée contre nous. Daignez le libérer et donnez-moi la punition méritée. Je l'accepterai volontiers.

Le patricien eut une lueur de surprise dans ses yeux glacials qui se caractérisa par une mobilité extrême, et fit remarquer :

Mais, tu n'as pas aidé mes hommes à sauver une partie des thermes ? Tu n'as pas été le premier à soigner Rufilius ?

Je l'ai fait pris de remords, illustrissime - répliqua le jeune homme soucieux d'exempter son père du supplice imminent -, quand j'ai vu l'extension du feu qui se propageait aux arbres, j'ai craint les conséquences de l'acte pratiqué, mais maintenant, j'admets en avoir été l'auteur.

Là dessus, inquiet pour son fils, Jochedeb s'exclama profondément tourmenté :

Jeziel, ne t'accuse pas d'une erreur que tu n'as pas commise !...

Mais marquant ses paroles avec une ironie extrême, le légat a répliqué, en s'adressant au jeune Hébreu :

Très bien, je t'ai épargné jusqu'à présent, me basant sur les fausses informations qui m'avaient été données à ton sujet ; pour autant, tu auras toi aussi ta part de punition. Ton père paiera pour le crime où il a été vu de manière indéniable, et tu paieras pour celui que tu as admis spontanément.

Abasourdi par la décision à laquelle il ne s'attendait pas, Jeziel fut conduit au poteau de torture, face à l'angoisse paternelle. À ses côtés, s'est posté le compagnon de Pescennius qui l'a attaché sans pitié, et les premiers coups de fouet impitoyables et constants ont commencé à flageller son dos.

Un... deux... trois...

Jochedeb révélait une profonde faiblesse, on pouvait voir sa poitrine respirer laborieusement, alors que son fils démontrait supporter le supplice avec héroïsme et une noble sérénité ; tous deux avaient les yeux rivés sur Abigail qui les regardait excessivement pâle, démontrant par les larmes ardentes qu'elle versait, le déchirant martyre de son esprit aimant.

La terrible punition en était presque à la moitié, quand un messager est entré dans la pièce et, à voix haute, a annoncé au légat sur un ton solennel :

Illustrissime, des messagers de votre résidence vous informent que l'employé Rufïlius vient de décéder.

Le cruel patricien fronça les sourcils comme il avait l'habitude de le faire quand il explosait de colère. Des sentiments de rancœur surgirent alors dans son expression creusée de marques indélébiles par la perversité de son égoïsme exacerbé.

C'était le meilleur de mes hommes - s'est-il écrié. -Ces maudits Juifs paieront très cher cet affront.

Philocrate, applique-lui vingt coups de fouet en plus et, ensuite, jette-le en prison d'où il ne sortira que pour partir aux galères.

Entre les pauvres victimes et la jeune fille angoissée, il y eut un échange de regards intraduisibles. Cette captivité était la ruine et la mort assurée. Et ils ne s'étaient pas encore récupérés de leur cruelle surprise que le juge inexorable a poursuivi :

Quant à toi, Pescennius, renouvelle la tâche. Ce vieux criminel et sans scrupules, paiera la mort de mon fidèle serviteur. Frappe ses mains et ses pieds jusqu'à ce qu'il lui soit impossible de marcher et de faire le mal.

Face à cette sentence inique, Abigail est tombée à genoux, priant ardemment. De la poitrine de son frère s'échappaient de profonds soupirs qui couvraient ses yeux de larmes douloureuses, il percevait l'inexorable malheur de sa petite sœur, tandis que son père cherchait anxieusement son regard, craignant cette heure extrême.

Les coups de fouet continuaient sans cesse, mais à un moment donné, Pescennius n'a pas réussi à garder son équilibre et la pointe aiguisée du fouet en bronze blessa profondément la gorge du pauvre Israélite faisant jaillir le sang à flots. Ses enfants ont compris la gravité de la situation et se sont regardés épouvantés. Par des prières d'une ferveur sublimée, Abigail s'adressait à Dieu, à ce Dieu tendre et aimant que sa mère lui avait appris à adorer. Philocrate conclut sa tâche. Le front de Jeziel se redressait difficilement exhibant une pâteuse sueur teintée de sang. Ses yeux ont fixé sa très chère sœur mais laissaient transparaître une profonde faiblesse qui annihilait ses dernières résistances. Incapable de définir ses propres pensées, Abigail partageait son attention angoissée entre son père et son frère, mais en quelques instants, au flux incessant du sang qui coulait abondamment, Jochedeb laissa pendre pour toujours sa tête mêlée de cheveux blancs. Le sang a inondé ses vêtements et couvrait ses pieds. Sous le regard cruel du légat, personne n'osa dire un mot. Seul le fouet fendant l'atmosphère chaude de la salle brisait le silence d'un sifflement singulier. Mais ils remarquèrent que de la poitrine de la victime s'échappaient encore quelques sons confus qui laissaient entendre ces paroles d'affection :

Mes enfants, mes chers enfants !...

Alors que la jeune fille ne pouvait peut-être pas comprendre ce qui se passait à ce moment décisif, Jeziel a tout saisi et dans un effort désespéré malgré sa terrible souffrance en cette heure, il a crié à sa sœur :

Abigail, papa expire, aie du courage, reprends confiance... Je ne peux pas t'accompagner dans la prière... mais fais-le pour nous tous... dis la prière des affligés...

Démontrant une foi enviable en de si douloureuses circonstances, la jeune fille agenouillée a fixé longuement son vieux père dont la poitrine ne respirait plus maintenant ; puis elle a levé les yeux au ciel et se mit à chanter d'une voix tremblante, bien qu'harmonieuse et cristalline :

« Seigneur Dieu, père de ceux qui pleurent.

Des tristes et des opprimés,

Force des vaincus,

Consolation à toutes les douleurs,

Malgré la misère arrière,

Les pleurs de nos erreurs,

En ce monde d'exil

Nous clamons votre amour !

Sur le chemin des afflictions,

Dans la nuit la plus tourmentée.

Votre source généreuse

Est un bien qui ne peut cesser...

Vous êtes en tout la lumière éternelle

De la joie et de la sérénité,

Notre porte d'espoir

Qui ne se fermera jamais. »

Sa complainte remplissait l'atmosphère d'une indicible sonorité. Elle ressemblait davantage au cri de douleur d'un rossignol qui chanterait, blessé, à l'aube du printemps. Sa foi en le Tout-Puissant était si grande et si sincère que son attitude tout entière était celle d'une fille aimante et obéissante qui aurait parlé à son père invisible et silencieux. Les sanglots obstruaient sa voix tremblante qui répétait sans peur la prière apprise au foyer avec la plus belle expression de confiance en Dieu.

Une pénible émotion s'est emparée de tout le monde. Que faire d'une enfant qui chantait le supplice de ses êtres aimés et la cruauté de ses bourreaux ? Les soldats et les gardes présents dissimulaient mal leur émoi. Le quêteur lui-même restait figé, comme pris d'un malaise embarrassant. Étrangère à la perversité des créatures, Abigail faisait appel à l'omnipotent. Elle ne savait pas que son chant était inutile pour sauver les siens, mais par son innocence il allait éveiller la commisération du bourreau, gagnant ainsi sa liberté.

Reprenant courage car il perçut que la scène avait touché la sensibilité générale, Licinius s'est efforcé de ne pas perdre sa fermeté et a ordonné à l'un des vieux serviteurs sur un ton impérieux :

Justin, mets cette femme à la rue et laisse-la partir, mais qu'elle ne chante plus, pas même une note !

Devant cet ordre retentissant, comme si elle recevait un coup étrange, brusquement muette, Abigail n'a pas fini sa prière.

D'abord, elle a jeté au cadavre sanglant de son père un regard inoubliable, puis elle a échangé avec son frère blessé et prisonnier les plus profondes démonstrations d'affection exprimées dans ses yeux douloureux et bouleversés. Et elle s'est sentie touchée par la main calleuse d'un vieux soldat qui lui dit d'une voix presque sèche :

Accompagne-moi !

Elle a alors frémi, mais elle réussit à adresser à Jeziel un dernier regard significatif, puis elle a suivi le préposé de Minucius, sans résistance. Après avoir traversé d'innombrables couloirs humides et sombres, Justin, modifiant sensiblement le ton de sa voix, a laissé entrevoir une extrême affection pour son visage presque enfantin, lui murmurant à l'oreille quelque peu ému:

Mon enfant, moi aussi je suis père et je comprends ton martyre. Si tu veux écouter un ami, accepte ce conseil. Fuis Corinthe le plus rapidement possible. Profite de cet instant et de la sensibilité de tes bourreaux et ne reviens plus ici.

Abigail retrouva un peu confiance et se sentit encouragée par cette marque de sympathie inattendue, elle a alors demandé extrêmement perturbée :

Et mon père ?

Ton père se repose pour toujours - a murmuré le généreux soldat.

Les sanglots de la jeune fille devinrent plus abondants brouillant ses yeux tristes. Mais désireuse de se défendre à l'idée de se retrouver seule, elle a encore demandé :

Mais... et mon frère ?

Personne ne revient des galères - a répondu Justin d'un regard significatif.

Abigail a posé ses petites mains sur sa poitrine pour étouffer toute sa douleur. Les charnières de la vieille porte ont lentement grincé et son protecteur inattendu lui dit tout en indiquant la rue mouvementée :

Va en paix et que les dieux te protègent.

La pauvre créature n'a pas tardé à ressentir la solitude parmi la foule de passants empressés qui se croisaient sur la voie publique. Habituée à la douceur du foyer, là où les paroles paternelles remplaçaient les échanges de la rue, elle s'est sentie bien étrangère au milieu de tant d'agitation mêlée d'intérêts et de préoccupations matérielles. Personne ne remarquait ses larmes, aucune voix amicale ne cherchait à connaître ses angoisses profondes.

Elle était seule ! Sa mère avait été rappelée à Dieu, il y avait plusieurs années ; son père venait de succomber, lâchement assassiné ; son frère était prisonnier et asservi sans espoir de rémission. Malgré le soleil de midi, elle ressentait un froid intense. Devrait-elle retourner au nid domestique ? Mais pourquoi avaient-ils été expulsés ? À qui pouvait-elle confier son énorme malheur ? Elle s'est souvenue d'une vieille amie de la famille. Elle est allée la voir. Très attachée à sa mère, dans sa grande bonté la veuve Sosthène qui était âgée l'a reçue avec un généreux sourire.

En sanglot, la malheureuse lui a raconté tout ce qui s'était passé.

Émue, la vénérable petite vieille qui caressait doucement ses cheveux bouclés,

lui dit :

Dans le passé, nos persécutions et nos souffrances ont été les mêmes.

Et laissant entendre qu'elle ne désirait pas revivre de tristes souvenirs, Sosthène lui fit remarquer :

Il faut avoir beaucoup de courage dans de déchirantes circonstances comme celles-ci. Il n'est pas facile d'élever son cœur au beau milieu d'un malheur aussi grand, mais il faut avoir confiance en Dieu dans les heures les plus arriéres. Que comptes-tu faire maintenant que tu n'as plus aucun recours ? Pour ma part, je ne peux rien t'offrir, si ce n'est un cœur amical, car je suis aussi ici grâce à l'aumône de la pauvre famille qui m'a charitablement offert son hospitalité dans la dernière tempête de ma vie.

Sosthène - a dit Abigail en soupirant -, mes parents m'ont préparée à une existence de courageux efforts. Je pense faire appel au légat et le supplier de me donner un petit bout de notre ferme pour que je puisse y vivre une vie honnête dans l'espoir de revoir Jeziel et sa fraternelle compagnie. Qu'en penses-tu ?

Remarquant l'indécision de sa vénérable amie, elle a continué :

Qui sait si le quêteur Licinius ne s'apitoiera pas sur mon sort ? Ma demande l'attendrira peut-être ; je retournerai à la maison et je te prendrai avec moi. Pour moi tu seras une seconde mère pour le reste de ma vie.

Sosthène l'a étreinte contre son cœur et lui dit les yeux larmoyants :

Ma chérie, tu es un ange, mais le monde appartient toujours aux méchants. Je vivrais avec toi éternellement ma bonne Abigail, cependant tu ne connais pas le légat ni son entourage. Écoute, ma fille ! Il faut que tu quittes Corinthe afin de ne pas souffrir de plus dures humiliations.

La jeune fille eut une exclamation d'abattement et après une longue pause, elle a

ajouté :

Je suivrai tes conseils, mais avant, je dois retourner à la maison.

Pourquoi ? - a interrogé son amie étonnée. - II faut que tu partes le plus vite possible. Ne retourne pas chez toi. À cette heure, il se peut que ce soit déjà occupé par des hommes sans scrupules qui ne te respecteront pas. Tu dois faire preuve d'une véritable force morale car nous vivons des temps où nous devons fuir la perdition, comme Lot et ses proches, courant le risque d'être transformée en statue inutile si tu regardes en arrière.

Face à cette situation imprévisible, la sœur de Jeziel buvait ses paroles avec une pénible étrangeté.

Un moment passa et Sosthène leva d'un coup sa main à son front, comme si elle se souvenait d'un fait opportun et lui dit prise d'enthousiasme :

Tu te souviens de Zacarias, le fils de Hanan ?

Cet ami sur la route de Cenchrées ?

Lui-même. J'ai été informée qu'en compagnie de sa femme, il se prépare à quitter définitivement l'Achaïe depuis que des Romains irresponsables ont assassiné son fils unique, il y a quelques jours.

Réconfortée par ce soudain espoir, elle conclut empressée :

Cours chez Zacarias ! Si tu le trouves encore, parle-lui en mon nom. Demande-lui de t'accueillir. Ruth a un cœur bon et elle ne refusera pas de te tendre ses mains généreuses et fraternelles, je sais qu'elle te recevra avec une affection toute maternelle !...

Abigail l'écoutait bien qu'elle sembla indifférente à son propre sort. Mais Sosthène lui fit prendre conscience du bien fondé de ce recours et après s'être réconfortées mutuellement pendant quelques minutes, sous la chaleur cuisante des premières heures de l'après-midi, la jeune fille s'est mise en route pour Cenchrées, tel un automate qui errerait dans les rues où de nombreux véhicules et d'innombrables piétons attestaient d'une grande agitation. Le port de Cenchrées se trouvait à une certaine distance du centre de Corinthe. Placé de sorte à desservir les communications avec l'Orient, ses quartiers populaires étaient pleins de familles israélites, installées depuis longtemps en Achaïe ou en transit pour la capitale de l'Empire et ses alentours. La sœur de Jeziel est arrivée chez Zacarias dominée par une terrible lassitude. Sa veille de la nuit antérieure, s'ajoutant à ses angoisses du jour, alliées à une pénible fatigue physique aggravaient son découragement. Ses jambes se tramaient tout en se rappelant son père mort et son frère prisonnier, elle ne pensait pas à elle, au misérable état de son organisme malade et sous-alimenté. Ce n'est qu'en arrivant à la modeste adresse donnée par son amie, qu'elle a remarqué que la fièvre commençait à la dévorer, l'obligeant à réfléchir à ses besoins.

Zacarias et Ruth, sa femme, répondant à son appel, la reçurent étonnés et angoissés.

-Abigail !...

Leur cri poussé en même temps révélait leur grande surprise en voyant l'allure de la jeune fille décoiffée, le visage bouleversé, les yeux profonds et ses vêtements en désordre.

Diminuée par son état de faiblesse et par la fièvre qui la rongeait, la fille de Jochedeb s'est jetée aux pieds du couple, s'exclamant sur un ton lancinant :

Mes amis ayez pitié de mon malheur !... Notre bonne Sosthène m'a rappelée votre affection en cet angoissant moment de ma vie. Moi qui n'avais déjà plus de mère, aujourd'hui mon père à été assassiné et Jeziel a été asservi sans rémission possible. S'il est vrai que vous quittez Corinthe, par compassion, emmenez-moi avec vous !

Anxieusement, Abigail étreignait Ruth tandis que son amie la caressait en larmes.

Sanglotant, la jeune fille leur a raconté les faits de la veille et les tristes événements de la journée.

Zacarias, dont le cœur paternel venait de souffrir d'un énorme coup, l'a étreinte avec affection et l'a réconfortée pris d'émotion lui disant prêt à l'aider :

Dans une semaine nous retournerons en Palestine. Je ne sais pas bien encore où nous allons nous installer, mais nous, qui avons perdu notre fils adoré, trouverons en toi une fille bien-aimée. Calme-toi ! Tu viendras avec nous, tu seras notre fille pour toujours.

Incapable d'exprimer sa profonde reconnaissance, tourmentée par la forte fièvre, la jeune file s'est agenouillée, en larmes, cherchant à leur dire toute sa gratitude affectueuse et sincère. Ruth l'a prise tendrement dans ses bras et comme un ange maternel attentionné, l'a conduite dans un lit doux où Abigail, assistée par ses deux généreux amis, a déliré pendant trois jours, entre la vie et la mort.

III

À JÉRUSALEM

Après avoir dévisagé angoissé le cadavre de son père d'un regard anxieux, le jeune Hébreu a accompagné sa scieur du regard jusqu'à la porte qui donnait sur l'un des vastes couloirs de la prison. Jamais il n'avait ressenti une aussi vive émotion. Profondément bouleversé, les conseils maternels affluaient à son esprit et lui disaient que la créature par dessus tout, doit aimer Dieu. Jamais il n'avait connu de larmes aussi amères que celles qui coulaient à flot de son cœur lacéré. Comment reprendre courage et réorganiser sa vie ? Il aurait voulu rompre ses chaînes et s'approcher de son père inanimé, caresser ses cheveux blancs et, simultanément, ouvrir toutes les portes, courir à la poursuite d'Abigail, la prendre dans ses bras pour ne jamais plus se séparer d'elle. En vain, il se tordait au tronc du martyre et en compensation à ses efforts, seul le sang coulait plus copieusement de ses blessures ouvertes. De poignants sanglots secouaient sa poitrine où sa tunique en haillon s'était teintée de rouge. Atterré, il fut finalement jeté dans une cellule humide où pendant trente jours, il est resté plongé dans de profondes réflexions.

Au bout d'un mois, ses blessures étaient cicatrisées et l'un des préposés de Licinius a jugé que le moment était venu de l'acheminer vers l'une des galères du trafic commercial où le quêteur avait des intérêts lucratifs.

Le jeune Hébreu avait perdu l'ardeur rosé de ses joues et l'expression innocente de sa physionomie affectueuse et joyeuse. Cette rude expérience lui avait laissé un air sombre et affligé. Il avait dans ses yeux une indéfinissable tristesse et sur son front des rides précoces annonçaient une vieillesse prématurée. Dans ses yeux néanmoins planait toujours la même sérénité douce qui lui venait de sa profonde confiance en Dieu. Comme tant d'autres descendants de sa race, il avait souffert d'un poignant sacrifice, mais il avait gardé la foi comme l'auréole divine de ceux qui savent agir avec justesse et espérer. L'Auteur des proverbes a dit que face à toutes les vicissitudes de la vie humaine, il était primordial de garder sa sérénité d'âme, car c'est d'elle que procèdent les sources les plus pures de l'existence et Jeziel avait gardé son cœur serein. Orphelin de père et de mère, prisonnier de cruels bourreaux, il avait su conserver le trésor de l'espoir et chercherait sa sœur jusqu'aux confins du monde, si un jour il réussissait à nouveau à embrasser la liberté de son front asservi.

Suivi de près par des sentinelles impitoyables, tel un vulgaire vagabond, il a arpenté les rues de Corinthe jusqu'au port, où il fut jeté dans la soute infecte d'une galère ornée du symbole des aigles dominateurs.

Réduit à sa misérable condition de condamné aux travaux forcés à perpétuité, il a affronté sa nouvelle situation avec confiance et humilité. C'est avec admiration que l'intendant Lisipus a remarqué sa bonne conduite et ses efforts nobles et généreux. Habitué à traiter avec des malfaiteurs et des créatures sans scrupules qui, très souvent, exigeaient la discipline du fouet, il fut surpris de découvrir chez ce jeune Hébreu une disposition sincère à se livrer au sacrifice, sans révolte et sans bassesse.

Manipulant les lourdes rames avec une absolue sérénité comme s'il se consacrait à une tâche ordinaire, il sentait la sueur abondante inonder son visage juvénile, se rappelant avec émotion les jours laborieux où il maniait sa chère charrue. Rapidement, l'intendant reconnu en lui un employé digne d'estime et de considération qui sut s'imposer à ses compagnons par le prestige de sa bonté naturelle qui débordait de son âme.

Pauvre de nous ! - s'exclama un collègue découragé. - Ils sont rares ceux qui résistent à ces maudites rames plus de quatre mois !...

Mais tout service nous vient de Dieu, l'ami - a répondu Jeziel hautement inspiré -, et dès lors que nous sommes ici à accomplir une activité honnête, la conscience tranquille, nous devons garder la conviction que nous servons le Créateur en travaillant à ses œuvres.

À chaque complication dans son nouveau mode de vie, il avait une phrase conciliante qui calmait les esprits les plus exaltés. L'intendant était surpris par la délicatesse de ses manières et sa capacité de travail alliées aux valeurs les plus élevées de l'éducation religieuse reçue au sein de son foyer.

Dans la sombre soute du bateau, la fermeté de sa foi n'avait pas changé. Il partageait son temps entre les rudes travaux et les méditations bénies. À chacune de ses pensées, survenait la nostalgie du nid familial et aussi longtemps que durerait sa captivité, il garderait l'espoir de revoir un jour sa sœur.

Après avoir quitté Corinthe, la grande embarcation s'est dirigée vers Céphalonie et Nicopolis d'où elle devait retourner par les ports sur la route de Chypre après un court passage par la côte de la Palestine, conformément à l'itinéraire organisé pour profiter du climat sec car l'hiver paralysait toute navigation.

Habitué à travailler, il n'eut pas de mal à s'adapter à la lourde besogne de chargement et de déchargement du matériel transporté, au maniement des rames implacables et à l'assistance aux quelques passagers chaque fois qu'ils lui demandaient de l'aide sous le regard vigilant de Lisipus.

En quittant l'île de Céphalonie, la galère reçut un illustre passager. C'était un jeune Romain, Serge Paul, qui se dirigeait vers la ville de Citium pour remplir une mission de nature politique, puis qui devait se rendre au port de Neapaphos où quelques amis l'attendaient. Le jeune patricien devint dès lors, parmi tous, la cible d'une grande attention. Vu l'importance de son nom et le caractère officiel de la mission qui lui avait été confiée, le commandant Servius Carbo lui avait réservé les meilleures cabines.

Néanmoins, bien avant d'accoster à nouveau dans Corinthe où le bateau devait rester quelques jours et poursuivre ensuite sa route déjà tracée, sous le coup d'une forte fièvre, Serge

Paul est tombé malade laissant apparaître sur tout son corps des plaies purulentes. On commentait en sourdine que dans les environs de Céphalonie se répandait une peste inconnue. Le médecin de bord ne réussissait pas à s'expliquer la maladie et les amis du malade sans dissimuler les moindres scrupules commencèrent à prendre leur distance. Au bout de trois jours, le jeune Romain était presque à l'abandon. À son tour inquiet, le commandant prit peur et fit appeler Lisipus, pour lui demander de lui indiquer un esclave des plus instruits et des plus délicats, capable de se charger de l'assistance nécessaire à l'illustre passager. C'est ainsi que l'intendant désigna aussitôt Jeziel, et dans l'après-midi, le jeune Hébreu pénétra dans la cabine du malade avec la même sérénité qui le caractérisait dans les situations les plus diverses et les plus risquées.

Le lit de Serge Paul était défait. Très souvent, il se levait brusquement pris d'une poussée de fièvre qui le faisait délirer, il prononçait des paroles incohérentes et aggravait par le mouvement de ses bras, les plaies qui saignaient de tout son corps.

Qui es-tu ? - a demandé le malade dans son délire, dès qu'il vit la figure calme et humble du jeune Corinthien.

Je m'appelle Jeziel, l'esclave qui vient vous servir.

Et à partir de là, il s'est consacré au malade avec toute son attention. Grâce à l'autorisation des amis de Serge, il utilisa tous les recours dont il put disposer à bord, imitant les traitements appris au foyer. Pendant plusieurs jours de suite et de longues nuits, il a ainsi veillé l'illustre Romain avec dévouement et bonne-volonté. Il lui appliquait des bains, des essences et des pommades avec zèle comme s'il traitait un proche parent qui lui serait très cher. Dans les moments les plus critiques de la douloureuse maladie, il lui parlait de Dieu, lui récitait des textes anciens des prophètes qu'il connaissait par cœur qui venaient s'ajouter aux paroles de consolation et de sympathie fraternelle.

Serge Paul comprit la gravité du mal qui avait fait fuir ses amis les plus chers et, pendant ces quelques jours, il s'était pris d'affection pour l'infirmier humble et bon. Au bout d'un certain temps, Jeziel avait complètement conquis son admiration et sa reconnaissance par ses actes d'une indicible bonté et le malade est rapidement entré en convalescence, à la joie générale.

Néanmoins, la veille de retourner dans la cale étouffée, le jeune captif a présenté les premiers symptômes de la maladie inconnue qui se répandait en Céphalonie.

Après s'être mis d'accord avec quelques subordonnés, le commandant attira l'attention du patricien déjà presque rétabli et lui demanda la permission de jeter le jeune homme à la mer.

Il vaut mieux empoisonner les poissons, plutôt que d'affronter le danger de la contagion et risquer tant de vies précieuses - lui dit Servius Carbo avec un sourire malveillant.

Le patricien a réfléchi un instant et demanda la présence de Lisipus pour que tous trois s'entretiennent sur le sujet.

Quelle est la situation du jeune homme ? - a demandé le Romain avec intérêt.

L'intendant se mit à expliquer que le jeune Hébreu avait embarqué avec d'autres hommes capturés par Licinius Minucius, lors des dernières émeutes en Achaïe. Lisipus, qui avait beaucoup de sympathie pour le jeune homme de Corinthe, chercha à peindre avec fidélité la correction de sa conduite, ses manières délicates, l'influence morale bénéfique qu'il exerçait sur ses compagnons très souvent désespérés et insoumis.

Après ses longues considérations, Serge a réfléchi et avec une profonde noblesse d'esprit, il dit :

Je ne peux accepter que Jeziel soit jeté à la mer. Je dois à cet esclave un dévouement qui équivaut à ma propre vie. Je connais Licinius et, si besoin est, je pourrai plus tard expliquer mon attitude. Je ne doute pas que la peste de Céphalonie ait atteint son organisme et pour cela même, je vous demande votre coopération pour que ce jeune soit définitivement libéré.

Mais cela est impossible... - s'exclama Servius réticent.

Pourquoi pas ? - a répondu le Romain. - Quand atteindrons-nous le port de Joppé ?

Demain, dans la soirée.

Très bien, j'espère que vous ne contrarierez pas mes plans, et dès que nous aurons atteint le port, je transporterai Jeziel à bord d'un canot jusqu'aux berges, prétextant vouloir faire des exercices musculaires dont j'ai d'ailleurs besoin. Après avoir accosté, je lui rendrai sa liberté. C'est un acte que je m'impose, conformément à mes principes.

Mais, Seigneur... - réagit le capitaine du bateau indécis.

Je n'accepte aucune restriction, de plus Licinius Minucius est un vieil ami de mon

père.

Puis il poursuivit après avoir réfléchi pendant un moment :

Vous n'alliez pas jeter le jeune homme à la mer ? -Si.

Et bien, mentionnez dans votre rapport que l'esclave Jeziel, pris d'un mal inconnu attrapé en Céphalonie, a été jeté en mer avant que la peste ne contamine les membres de l'équipage et les passagers. Pour que le jeune homme ne se compromette pas, je le lui dirai moi-même et je lui donnerai des ordres en ce sens. D'ailleurs, je le trouve très faible pour supporter les crises culminantes de la maladie encore à ses débuts. Qui pourra dire s'il résistera ? Qui sait, il mourra peut-être abandonné, à la minute même où il recouvrera sa liberté ?

Le capitaine et l'intendant ont échangé un regard intelligent donnant implicitement leur mutuel accord.

Après une longue pause, Servius accepta se reconnaissant vaincu :

Et bien, soit.

Le jeune patricien a tendu sa main aux deux autres et a murmuré :

Vous pourrez toujours disposer de moi comme d'un ami pour avoir rendu service à mon devoir de conscience.

Quelques instants plus tard, Serge s'est approché du jeune homme à demi endormi près de sa cabine, déjà atteint par une forte fièvre, et s'est adressé à lui avec délicatesse et bonté :

Jeziel, désirerais-tu retrouver ta liberté ?

Oh ! Seigneur, s'exclama le jeune homme une lueur d'espoir dans les yeux.

Je veux compenser le dévouement que tu m'as dispensé pendant les longs jours de ma maladie.

Je suis votre esclave, Seigneur. Vous ne me devez rien.

Tous deux parlaient grec et réfléchissant brusquement à son avenir, le patricien lui a demandé :

Tu connais la langue de la Palestine ?

Je suis fils d'Israélites qui m'ont enseigné ma langue maternelle dans ma plus tendre enfance.

Alors, il ne te sera pas difficile de recommencer ta vie dans cette province.

Et mesurant ces paroles, comme s'il craignait quelque surprise contraire à ses projets, il a ajouté :

Jeziel, tu n'ignores pas que tu es malade, peut-être aussi gravement que je l'ai été il y a quelques jours de cela. Le capitaine, craignant une contagion générale, vu la présence de nombreux hommes à bord, prétendait te jeter à la mer ; mais comme demain après-midi nous arriverons à Joppé, j'ai profité de cette circonstance pour te rendre ta vie d'homme libre. Tu n'es pas sans savoir qu'en agissant ainsi, je suis en train d'enfreindre certaines règles qui régissent les intérêts de mes compatriotes, et il est juste de te demander de garder le secret concernant ces faits.

Oui, Seigneur - a répondu le jeune extrêmement abattu qui essayait péniblement de coordonner ses idées.

Je sais que bientôt la maladie prendra de graves proportions, a continué son bienfaiteur. Je te rendrai la liberté, mais seul ton Dieu pourra t'accorder la vie. Néanmoins, au cas où tu te rétablirais, tu devras être un nouvel homme, avec un nom différent. Je ne désire pas être inculpé de traître par mes propres amis et je dois pouvoir compter sur ta coopération.

Je vous obéirai en tout, Seigneur.

Serge lui a lancé un regard généreux et a terminé :

Je prendrai toutes les mesures nécessaires. Je te donnerai un peu d'argent pour que tu puisses répondre à tes premiers besoins et tu porteras l'une de mes vieilles tuniques, mais dès que tu le pourras, tu quitteras Joppé pour l'intérieur de la province. Le port est toujours plein de marins romains curieux et malveillants.

Le malade a fait un geste de remerciement, tandis que Serge se retirait pour répondre à l'appel de quelques amis.

Le lendemain, à l'heure dite, des maisons palestiniennes étaient en vue. Et alors que les premiers astres de la nuit brillaient, la petite barque s'est approchée de la rive silencieusement avec deux hommes à bord dont les ombres se perdaient dans la nuit proche. Quelques bons conseils et ils se firent leurs adieux, le jeune Hébreu a baisé avec émotion la dextre de son bienfaiteur qui est précipitamment retourné à la galère, la conscience tranquille.

Mais à peine avait-il fait quelques pas que Jeziel s'est senti oppressé par des douleurs générales qui prenaient tout son corps et par un abattement naturel, dévoré par la fièvre. Des idées confuses dansaient dans sa tête. Il voulait penser au bonheur de sa libération ; il désirait fixer l'image de sa sœur qu'il devait chercher dès qu'il le pourrait, mais une étrange torpeur annihilait ses forces, causant une somnolence invincible. Indifférent, il regardait les étoiles qui peuplaient la nuit rafraîchie par les brises marines. Il put remarquer qu'il y avait de l'agitation dans les maisons toutes proches, mais est resté inerte dans la lande où il s'était blotti près de la plage. Des cauchemars étranges ont dominé son repos physique alors que le vent caressait son front fiévreux.

À l'aube, il s'est réveillé au contact de mains inconnues qui fouillaient sans gêne les poches de sa tunique.

En ouvrant les yeux, hagard, il remarqua que les premières lueurs de l'aube pointaient à l'horizon. Un homme à la physionomie sagace était penché sur lui et cherchait quelque chose. Épouvanté, le jeune Hébreu a immédiatement deviné ce qui se passait, convaincu de se trouver face à l'un de ces malfaiteurs ordinaires, avides d'une bourse étrangère. Il trembla et fit un mouvement involontaire, mais vit que son assaillant inattendu levait sa main droite, tenant une arme, il était sur le point de le tuer.

Ne me tue pas, l'ami - a-t-il balbutié d'une voix tremblante.

À ces mots prononcés sur un ton émouvant, le vagabond a retenu le coup fatal.

Je vous donnerai tout l'argent que je possède - a fini le jeune homme avec dépit.

Et cherchant dans sa poche le peu que le patricien lui avait donné, il a tout remis à l'inconnu dont les yeux brillaient de convoitise et de plaisir. D'un seul coup, ce visage sournois se transforma en une expression souriante qui donnait l'impression de vouloir soulager et même aider.

Oh ! Vous êtes trop généreux ! - a-t-il murmuré en prenant la bourse bien pleine.

L'argent est toujours bon à prendre - a dit Jeziel -quand grâce à lui nous pouvons conquérir la sympathie ou la miséricorde des hommes.

L'interlocuteur a feint de ne pas percevoir la portée philosophique de ces paroles et lui

dit :

Votre bonté, néanmoins, dispense le concours de tout élément étranger à la conquête de bons amis. Moi, par exemple, je me dirigeais à mon travail au port quand j'ai ressenti une si grande sympathie pour vous que je me trouve là, prêt à vous servir.

Votre nom ?

Irénée de Crotona pour vous servir - répondit l'interpellé, visiblement satisfait par l'argent qui remplissait sa poche.

Mon ami - s'exclama le jeune homme extrêmement affaibli -, je suis malade et je ne connais pas cette ville pour prendre de décision. Pouvez-vous m'indiquer un abri ou quelqu'un qui puisse me donner la charité d'un asile ?

Irénée a pris un air de pitié affectée et a répondu :

Je crains de ne rien avoir à mettre à votre disposition qui puisse répondre à vos besoins, et je ne sais pas non plus où il y aurait un abri approprié pour vous recevoir comme cela s'avère nécessaire. En vérité tout le monde est prêt à faire le mal, mais pour faire le bien...

Puis, se concentrant un moment, il a ajouté :

Ah ! Maintenant que j'y pense !... Je connais des personnes qui peuvent vous aider. Ce sont les hommes du « Chemin ».4

Désignation première du christianisme. (Note d'Emmanuel.)

Encore quelques mots et Irénée lui proposa de le conduire auprès de l'un d'eux, soutenant son corps malade et vacillant.

Le soleil caressant du matin commençait à éveiller la nature de ses rayons chauds et réconfortants. Une fois leur courte randonnée par un raccourci dans la lande accomplie, soutenu par le vagabond transformé en bienfaiteur, Jeziel s'est arrêté devant la porte d'une maison à l'apparence modeste. Irénée est entré, puis il est revenu avec un homme âgé au visage bienveillant qui a tendu cordialement sa main au jeune Hébreu, en disant :

D'où viens-tu, frère ?

Le jeune homme resta admiratif par tant de bonté et de délicatesse manifestée chez un homme qu'il voyait pour la première fois. Pourquoi lui donnait-il ce titre familier réservé au cercle des intimes nés sous le même toit ?

Pourquoi m'appelez-vous frère, si vous ne me connaissez pas ? - a-t-il interrogé

ému.

Mais l'interpellé, renouvelant son sourire généreux, ajouta :

Nous sommes tous une grande famille en le Christ Jésus.

Jeziel n'a pas compris. Qui était ce Jésus ? Un nouveau dieu pour ceux qui ne connaissaient pas la Loi ? Reconnaissant que la maladie ne lui permettait pas de faire des cogitations religieuses ou philosophiques, il a simplement répondu :

Que Dieu récompense la générosité de votre accueil. Je viens de Céphalonie et je suis gravement tombé malade pendant le voyage, c'est ainsi que dans cet état je fais appel à votre charité.

Éphraïm - a dit Irénée s'adressant au propriétaire de la maison -, notre ami a de la fièvre et son état général exige des soins. Vous, qui êtes l'un des hommes bons du « Chemin », devez l'accueillir avec ce cœur dévoué à ceux qui souffrent.

Éphraïm s'est approché davantage du jeune malade et fit observer :

Ce n'est pas le premier malade de Céphalonie que le Christ envoie à ma porte. Avant- hier déjà, un autre est apparu ici, le corps criblé de terribles blessures. Devant la gravité de son cas, je prétends d'ailleurs l'emmener dans l'après-midi à Jérusalem.

Mais pourquoi faut-il aller si loin ? - a demandé Irénée avec étonnement.

Il n'y a que là-bas que nous ayons un plus grand nombre de collaborateurs - a-t-il expliqué avec humilité.

Entendant ce qui se disait et considérant son besoin de quitter le port conformément aux recommandations du patricien qui avait été pour lui un véritable ami en lui rendant sa liberté, dans un appel humble et triste, Jeziel s'est adressé à Éphraïm en ces ternies :

Pour ce que vous êtes, emportez-moi avec vous à Jérusalem, par pitié !...

Démontrant une bonté naturelle, l'interpellé a accepté sans hésitation :

Tu viendras avec moi.

Abandonné par Irénée aux soins d'Éphraïm, le malade reçut l'attention d'un véritable ami. S'il n'avait pas été aussi fiévreux, il aurait eu avec le frère des échanges plus approfondis pour connaître plus en détail les nobles principes qui l'avaient amené à lui tendre sa main protectrice. Mais il avait du mal à garder sa pensée vigilante afin de répondre à ses questions prévenantes pour le soigner correctement.

Au crépuscule, profitant de la fraîcheur de la nuit, une charrette, soigneusement couverte d'une bâche en chiffon bon marché, quittait Joppé à destination de Jérusalem.

Avançant doucement pour ne pas fatiguer la pauvre bête, Éphraïm transportait les deux malades à la ville proche, en quête du secours nécessaire. Se reposant dé-ci delà, ce n'est que le lendemain matin que le véhicule s'est arrêté devant la porte d'une grande maison qui par son aspect extérieur semblait d'ailleurs très pauvre. Un jeune au visage rayonnant est venu accueillir le nouvel arrivant qui lui demanda avec intimité :

Urias, pourrais-tu me dire si Simon Pierre est là ?

Oui, il est là.

Pourrais-tu l'appeler pour moi ?

J'y vais.

En compagnie de Jacques, le frère de Lévi, Simon est apparu et reçut le visiteur avec de grandes démonstrations d'amitié. Éphraïm expliqua la raison de sa présence. Deux désemparés exigeaient une aide urgente.

Mais c'est presque impossible - l'a interrompu Jacques. - Nous avons quarante neuf malades alités.

Pierre a esquissé un sourire généreux et lui dit :

Allons, Jacques, si nous étions en train de pêcher, serait-il juste de nous abstenir de tel ou tel tâche dépassant le domaine des obligations incontournables de chaque jour pour notre famille dont l'organisation nous vient de Dieu ; aujourd'hui le Maître nous a donné un devoir d'assistance à tous ses enfants en souffrance. Actuellement, notre temps se consacre à cela ; voyons donc ce que nous pouvons faire.

Et plein de bonté, l'apôtre s'est avancé pour accueillir les deux malheureux.

Venant des Tibériades, depuis qu'il était arrivé à Jérusalem, Simon s'était transformé en noyau central d'un grand mouvement humanitaire. De tout temps, les philosophes ont toujours trôné sur des chaises confortables, mais ils ne se sont jamais investis personnellement aux côtés des plus démunis, désertés par la chance. Par de divins exemples, Jésus a su rénover tout le système d'exhortation de la vertu. Appelant à lui les affligés et les malades, il a inauguré au monde la formule de la vraie bienfaisance sociale.

Les premières organisations d'assistance se sont érigées grâce à l'effort des apôtres sous l'influence aimante des leçons du Maître.

C'est pour cela que la résidence de Pierre, une donation faite par plusieurs amis du « Chemin », régurgitait de malades et d'invalides sans espoir. Originaires de Césarée, des vieux exhibaient des ulcères repoussants ; conduits par des parents soucieux de soulagement, des fous provenaient des régions les plus lointaines ; des enfants paralytiques de l'Idumée étaient portés par des bras maternels, tous attirés par la renommée du prophète nazaréen qui ressuscitait même les morts et savait rendre la tranquillité à ces cœurs les plus malheureux du monde.

Il était bien naturel qu'ils ne guérissent pas tous, ce qui obligeait le vieux pêcheur à prendre soin de tous les nécessiteux avec l'affection d'un père. Arrivé là avec sa famille, il était maintenant beaucoup aidé par Jacques, le fils d'Alphée, et par Jean ; mais bientôt, Philippe et ses filles s'installèrent également à Jérusalem, coopérant ainsi à ce grand effort fraternel. Le flux des nécessiteux était tel que depuis longtemps Simon ne pouvait plus se livrer à d'autres activités relatives à la prédication de la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. L'extension de ces tâches finit par lier l'ancien disciple aux plus grands noyaux du judaïsme dominant, l'obligeant à demander de l'aide aux personnages les plus éminents de la ville. Pierre se sentait de plus en plus esclave de ses amis bienfaiteurs et de ses pauvres bénéficiaires accourus de toute part dans un état de besoin suprême, implorant le secours de son esprit de disciple dévoué et sincère.

Répondant aux sollicitations confiantes d'Éphraïm, il fit installer les deux patients dans sa pauvre maison.

Dans un état de complète inconscience, Jeziel occupa un lit propre et simple, il était en plein délire, la fièvre le dominait. Néanmoins, ses paroles incohérentes révélaient une telle connaissance exacte des textes sacrés que Pierre et Jean se sont intéressés de manière spéciale à ce jeune homme aux joues décharnées et tristes. Principalement Simon, il passait de longues heures à l'écouter, notant les concepts profonds bien qu'issus d'une exaltation fiévreuse.

Après deux longues semaines, Jeziel alla mieux, il retrouva ses facultés pour mieux analyser et comprendre sa nouvelle situation. Il se prit d'affection pour Pierre, comme un enfant aimant pour un père légitime. Remarquant son dévouement, de lit en lit, de nécessiteux en nécessiteux, le jeune Hébreu ressentit une surprise délicieuse et profonde, l'ex-pêcheur de Capharnaûm, relativement jeune encore, était l'exemple vivant de la résignation fraternelle.

Bientôt convalescent, Jeziel fut transféré dans un environnement plus calme, à l'ombre douce de vieux dattiers qui entouraient la vieille maison.

Entre eux deux, dès les premiers jours, il s'était créé un courant magnétique d'une grande attraction affective.

Ce matin là, les commentaires aimables se succédaient et malgré la juste curiosité qui planait dans son esprit concernant son hôte captivant, Simon n'avait pas encore trouvé l'occasion d'échanger des idées plus personnelles pour étudier ses pensées, s'informant ainsi de ses sentiments et de son origine. Au souffle généreux de la brise matinale, sous les arbres feuillus, l'apôtre se prit d'audace et, à un moment donné après avoir distrait le convalescent avec quelques paroles amicales, il a délicatement cherché à pénétrer le mystère :

Ami - dit-il avec un sourire jovial -, maintenant que Dieu t'a rendu ta précieuse santé, je me réjouis d'avoir reçu ta visite dans notre maison. Notre joie est sincère, car depuis que tu es parmi nous, à travers les moindres détails, tu as révélé par la connaissance que tu as des textes sacrés, la condition spirituelle d'un enfant légitime élevé au sein d'un foyer organisé avec Dieu. Et j'ai été tellement impressionné par tes références à Ésaïe quand tu délirais dévoré par la fièvre que je désirerais savoir de quelle tribu tu descends.

Jeziel a compris que cet ami sincère avec sa délicate argutie psychologique, qui pendant les heures les plus critiques de sa maladie avait été un frère attentif, désirait mieux le connaître, savoir qui il était vraiment. Il trouva cela légitime et se dit qu'il ne devait pas mépriser le soutien d'un cœur vraiment fraternel et purifier ses propres énergies spirituelles.

Mon père était un enfant de la banlieue de Sébaste, il descendait de la tribu d'Issacar - a-t-il expliqué complaisant.

Il était lui aussi très attaché à l'étude d'Ésaïe ?

Il étudiait de bonne foi tout le testament, sans préférence, peut-être dans un ordre particulier. Personnellement, Ésaïe m'a toujours profondément impressionné par la beauté des promesses divines dont il était porteur en nous annonçant la venue du Messie qui occupe mes méditations depuis mon enfance.

Simon Pierre a esquissé un sourire de vive satisfaction et a dit :

Mais, tu ne sais pas que le Messie est déjà venu ?

Jeziel eut un brusque sursaut sur sa chaise improvisée.

Que dites-vous ? - a-t-il questionné surpris.

Tu n'as jamais entendu parler de Jésus de Nazareth ?

Bien qu'il se souvienne vaguement des paroles prononcées par Éphraïm, il déclara :

Jamais !

Et bien, le prophète nazaréen nous a déjà apporté le message de Dieu pour les siècles

à venir.

Et Simon Pierre, les yeux exaltés par la flamme lumineuse de ceux qui ont plaisir à se souvenir des temps heureux, lui a parlé de l'exemple du Seigneur en lui traçant une parfaite biographie verbale du Maître sublime.

Par des expressions fortement teintées, il s'est souvenu des jours où il logeait dans sa chaumière sur les berges du Génésareth, des excursions dans les villages voisins, des voyages en barque de Capharnaûm aux sites sur les bords du lac. Il fallait entendre l'indicible émotion de sa voix, la joie intérieure avec laquelle il rappelait les faits et prêchait près du lac agité caressé par le vent, la poésie et la douceur des crépuscules du soir. L'imagination vivante de l'apôtre savait tisser des commentaires judicieux et brillants à l'évocation d'un lépreux guéri, d'un aveugle qui avait recouvré la vue, d'un enfant malade et juste guéri.

Jeziel buvait ses paroles, entièrement absorbé, comme s'il avait trouvé un monde nouveau. Le message de la Bonne Nouvelle pénétrait son esprit désenchanté, comme un doux baume.

Alors que Simon s'apprêtait à finir son récit, il ne put se retenir et demanda :

Et le Messie ? Où est le Messie ?

Il y a plus d'un an - s'exclama l'apôtre effaçant son ardeur, laissant place à de tristes souvenirs - il a été crucifié ici même à Jérusalem, entre des voleurs.

Ensuite, il se mit à énumérer les cruels martyres, les pénibles ingratitudes dont le Maître avait été victime, les derniers enseignements et la glorieuse résurrection du troisième jour. Puis, il a parlé des premiers jours de l'apostolat, des événements de la Pentecôte et des dernières apparitions du Seigneur dans le scénario toujours nostalgique de la lointaine Galilée.

Jeziel avait les paupières humides. Ces révélations bouleversaient son cœur comme s'il avait connu le prophète de Nazareth. Et rapprochant ce portrait des textes qu'il connaissait par cœur, il dit presque à voix haute comme s'il se parlait à lui-même :

« Il se dressera 5 comme un arbuste vert dans l'ingratitude d'un sol aride...

(5) Chapitre 53, Ésaïe.

Accablé d'opprobres, abandonné des hommes.

Couvert d'ignominie, il ne méritera aucune considération.

Il portera le lourd fardeau de nos crimes et de nos souffrances, il prendra sur lui toutes nos douleurs.

Tel un homme frappé par la colère de Dieu...

Humilié et blessé, il se laissera mener comme un agneau, mais dès l'instant il aura offert sa vie, l'oeuvre de l'Éternel prospérera entre ses mains. »

Admiratif devant une telle connaissance des textes sacrés, Simon a fini par dire :

Je vais te chercher les nouveaux textes. Ce sont les annotations de Lévi 6 sur le Messie ressuscité.

6 Matthieu.

Et quelques minutes plus tard, l'apôtre lui remettait entre les mains les parchemins de l'Évangile. Jeziel ne l'a pas lu, il l'a dévoré. Il a remarqué à voix haute, un à un, tous les passages du récit en compagnie de Pierre sincèrement réjoui.

Une fois cette rapide analyse achevée, le jeune homme lui dit :

J'ai trouvé le trésor de la vie, je dois l'examiner plus tranquillement, je veux me remplir de sa lumière car je sens qu'ici réside la clé des énigmes de l'homme.

Presque en larmes, il a lu le Sermon de la Montagne, assisté par les émouvants souvenirs de Pierre. Puis, tous deux se sont mis à comparer les enseignements du Christ avec les prophéties qui l'annonçaient. Le jeune Hébreu était profondément touché et voulait connaître les moindres détails de la vie du Maître. Simon cherchait à le satisfaire, édifié et heureux. Le généreux ami de Jésus, si incompris à Jérusalem, ressentait une joie pleine de fierté d'avoir trouvé un jeune Hébreu enthousiasmé par les exemples et les enseignements du Maître incomparable.

Depuis que j'ai été accepté dans votre maison - a dit Jeziel -, j'ai remarqué que vous mettez en pratique des principes qui me sont inconnus. Tant d'attachement à soutenir les désertés par la chance est une leçon nouvelle pour mon âme. Les malades qui vous bénissent, comme je le fais maintenant, sont des protégés de ce Christ que je n'ai pas eu le bonheur de connaître.

Le Maître soutenait tous les souffrants et il nous a recommandé d'en faire de même en son nom, a gentiment souligné l'apôtre.

Conformément aux instructions du Lévitique - a dit Jeziel -, toute ville doit avoir loin de ses portes, une vallée destinée aux lépreux et aux personnes considérées immondes ; cependant, Jésus nous a donné un foyer dans le cœur de ceux qui le suivent.

Le Christ nous a apporté le message de l'amour -expliqua Pierre -, il a complété la Loi de Moïse en donnant un nouvel enseignement. La Loi Antique est justice, mais l'Évangile est amour. Alors que le code du passé prescrivait « œil pour œil, dent pour dent », le Messie a enseigné que nous devons « pardonner soixante-dix sept fois » et que si quelqu'un veut nous prendre notre tunique, nous devons aussi lui donner notre manteau.

Jeziel ému se mit à pleurer. Ce Christ aimant et bon, suspendu à la croix de l'ignominie humaine, était la personnification de tous les héroïsmes du monde. C'était comme s'il se soulageait à l'analyser ! Il se sentait réconforté de ne pas avoir réagi face au despotisme dont il avait été victime. Le Christ était le Fils de Dieu et il n'avait pas dédaigné la souffrance. Son calice avait débordé et Pierre lui laissait comprendre que dans les moments les plus âpres, ce Maître inconnu et humble en ce monde, avait su transmettre des leçons de courage, de résignation et de vie. En exemple de son amour, cet homme simple et affectueux qui l'appelait frère, était là, il l'accueillait comme un père dévoué. Le jeune homme se souvint de ses derniers jours à Corinthe et il a longuement pleuré. C'est ainsi qu'ouvrant son cœur, il a pris les mains de Pierre et lui a raconté toute sa tragédie, sans rien omettre et suppliant ses conseils.

Lorsqu'il eut fini son récit, il a ajouté ému :

Vous m'avez révélé la lumière du monde ; pardonnez-moi alors si je vous révèle mes souffrances qui doivent être justes. Vous portez dans votre cœur les lumières des paroles du Sauveur et vous avez inspiré ma pauvre vie.

L'apôtre l'aétreint et a murmuré :

Je pense qu'il est plus prudent que tu gardes l'anonymat car Jérusalem est pleine de Romains et il serait injuste de compromettre le généreux ami qui t'a rendu ta liberté. Ton cas, néanmoins, n'est pas nouveau mon frère. Je suis dans cette ville depuis presque un an et ces pauvres lits ont vu défiler les plus singulières créatures. Moi qui étais un misérable pêcheur, ai acquis une grande expérience du monde pendant ces quelques mois ! À ces portes ont frappé des hommes en haillons qui furent un jour des hommes politiques importants, des femmes lépreuses qui furent presque des reines ! En contact avec l'histoire de tant de rêves déchus par le jeu des vanités mondaines, je reconnais maintenant que les âmes ont besoin du Christ, par dessus tout.

Ces explications singulières étaient d'un grand réconfort pour Jeziel, qui l'interrogea avec reconnaissance :

Et vous pensez que je pourrais vous servir en quoi que ce soit ? Moi qui ai été captif des hommes, je désirerais être l'esclave du Sauveur qui a su vivre et mourir pour nous tous.

Tu seras mon fils, désormais - s'exclama Simon transporté de joie.

Et puisque je dois me reformer en Jésus Christ, comment m'appellerai-je ? - a demandé Jeziel avec des yeux remplis de joie.

L'apôtre a réfléchi un moment et lui a dit :

Pour que tu n'oublies pas l'Achaïe où le Seigneur a daigné aller te chercher pour son ministère divin, dans le nouveau credo, je te baptiserai du nom grec d'Etienne.

Les liens d'affection qui les avaient rapprochés dès le premier instant se sont encore consolidés, et le jeune homme n'oublia jamais cette rencontre avec le Christ à l'ombre des dattiers auréolés de lumière.

Durant un mois, Jeziel, maintenant connu sous le nom d'Etienne, s'est imprégné de l'étude des exemples et des enseignements du Maître qu'il n'avait pu connaître de son vivant.

La maison des apôtres à Jérusalem offrait une aide chaque fois plus grande aux nécessiteux, exigeant un taux élevé d'affection et de dévouement. Il y avait des fous qui arrivaient de toutes les provinces, des vieux abandonnés, des enfants faibles et affamés. Et ce n'était pas tout. À l'heure des repas, de longues files de mendiants imploraient l'aumône de la soupe. Avec d'énormes sacrifices tout en cumulant les tâches, Jean et Pierre soutenus par leurs compagnons, avaient construit un modeste pavillon, destiné aux services de l'église et qui devait servir à diffuser les messages de la Bonne Nouvelle. Toutefois l'assistance aux pauvres ne laissait aucune trêve au labeur des idées évangéliques. C'est alors que

Jean se dit qu'il n'était pas raisonnable que les disciples directs méprisent la semence de la parole divine et passent leur temps au service du réfectoire et des infirmeries, vu qu'à chaque jour qui passait, se multipliait le nombre de malades et de malheureux qui faisaient appel aux partisans de Jésus comme dernier espoir à leur cas particulier. Il y avait des malades qui frappaient à la porte des bienfaiteurs de la nouvelle institution exigeant des conditions spéciales pour leurs protégés, des amis qui demandaient que des mesures fussent prises en faveur des orphelins et des veuves.

Lors de la première réunion dans l'humble église, Simon Pierre a alors demandé que soient nommés sept assistants pour le service des infirmeries et des réfectoires, une décision qui fut approuvée à la satisfaction générale. Parmi les sept frères choisis, Etienne qui avait la sympathie de tous fut désigné.

Pour le jeune de Corinthe une vie nouvelle a commencé. Les mêmes vertus spirituelles qui illuminaient sa personnalité et qui avaient tellement contribué à la guérison du patricien qui lui avait rendu sa liberté, diffusaient parmi les malades et les indigents de Jérusalem les plus saintes consolations. Une grande partie des souffrants, rassemblés dans la grande maison des disciples, avait retrouvé la santé. Des vieux accablés reprenaient courage sous l'influence de ses paroles inspirées par la source divine de l'Évangile. Des mères angoissées venaient le voir pour des conseils ; des femmes du peuple, épuisées par le travail et les angoisses de la vie, désireuses de trouver la paix et la consolation, se disputaient le réconfort de sa présence douce et fraternelle.

Simon Pierre ne cachait pas son contentement face aux victoires de son fils spirituel. Les nécessiteux avaient l'impression d'avoir reçu un nouveau messager de Dieu pour soulager leurs douleurs.

En peu de temps, Etienne était devenu célèbre à Jérusalem pour ses actes presque miraculeux. Considéré comme l'élu du Christ, en quelques mois, son attitude résolue et sincère obtenait les plus vastes conquêtes pour l'Évangile de l'amour et du pardon. Ses nobles efforts ne se limitaient pas à atténuer la faim des désemparés. Parmi les apôtres galiléens, ses paroles brillaient lors des prêches à l'église, illuminées par sa foi ardente et pure. Quand presque tous les compagnons, sous prétexte de ne pas blesser de vieux principes établis, évitaient de faire des commentaires en public ; passant outre les considérations flatteuses vis- à-vis du judaïsme dominant, Etienne présentait courageusement à la foule, le Sauveur du monde dans la gloire des nouvelles révélations divines, indifférent aux luttes qu'il pouvait provoquer en commentant la vie du Maître avec son verbe enflammé de lumière. Les disciples eux-mêmes étaient surpris par la magie de ses profondes inspirations. En âme fortifiée à la forge sublime de la souffrance, son exhortation était pleine de larmes et de joies, d'appels et d'aspirations.

En quelques mois, son nom était auréolé d'une vénération surprenante. Et à la fin du jour quand arrivaient les prières de la nuit, le jeune homme de Corinthe, aux côtés de Pierre et de Jean, parlait de ses visions et de ses espoirs, plein de l'esprit de ce Maître adorable qui, à travers son Évangile, avait semé dans son cœur les étoiles bénies d'une joie infinie.

SUR LA ROUTE DE JOPPÉ

Nous sommes dans la vieille Jérusalem par un matin clair de l'année 35.

Dans un solide édifice où tout transpire le confort et le luxe de l'époque, un homme encore jeune semble attendre impatiemment quelqu'un qui a du retard. À la moindre rumeur de la voie publique, empressé, il court à la fenêtre, puis se rassoit et regarde indifférent des papyrus et des parchemins comme s'il s'amusait à tuer le temps.

Arrivé en ville après une semaine d'un voyage exhaustif, Sadoc attendait son ami Saûl pour l'étreindre amicalement et lui témoigner sa vieille amitié.

Peu après un petit véhicule, comparable aux biges romaines, tiré par deux magnifiques chevaux blancs franchît la porte. Quelques minutes plus tard, nos deux personnages se saluèrent avec effusion, débordant de joie et de jeunesse.

Le jeune Saûl portait en lui toute la vivacité d'un homme célibataire, avoisinant la trentaine. Sur son visage plein de virilité et d'une beauté masculine, les traits Israélites étaient surtout présents dans son regard profond et perçant, propre aux tempéraments passionnés et indomptables, riches d'acuité et de résolution. Vêtu d'une tunique du patriciat, il parlait de préférence le grec qu'il avait appris à apprécier dans sa ville natale à travers ses maîtres favoris, étudiés dans les écoles d'Athènes et d'Alexandrie.

Quand es-tu arrivé ? - a demandé Saûl avec bonne humeur à son visiteur.

Je suis à Jérusalem depuis hier matin. D'ailleurs, j'y étais avec ta sœur et ton beau- frère qui m'ont donné de tes nouvelles avant de partir pour Lydde.

Et comment va ta vie à Damas ?

Très bien comme toujours.

Avant qu'il n'ait eu le temps de réfléchir, l'autre lui dit :

Mais comme tu as changé !... Une voiture à la romaine, ta conversation en grec et...

Saûl, néanmoins, ne le laissa pas continuer et conclut :

Et la Loi dans mon cœur toujours aussi désireux de soumettre Rome et Athènes à nos principes.

Toujours le même homme ! - s'exclama son ami d'un sourire franc. - D'ailleurs, je peux ajouter un complément à tes explications. La bige est indispensable à tes visites rendues à une maisonnette fleurie sur la route de Joppé ; et ta conversation en grec est nécessaire aux entretiens que tu as avec une descendante légitime d'Issacar, née entre les fleurs et les marbres de Corinthe.

Comment sais-tu cela ? - a demandé Saûl surpris.

Mais ne t'ai-je pas dit qu'hier après-midi, j'étais avec ta sœur ?

Confortablement installés dans des fauteuils de l'époque, tous deux poursuivirent leur conversation arrosée de quelques petits verres de ce capiteux vin de « Chypre ». Ils abordèrent longuement les problèmes de leur vie personnelle tout en se référant aux petits événements quotidiens.

Très jovial, Saûl a raconté à son ami qu'effectivement il était tombé amoureux d'une jeune fille de sa race qui alliait les dons d'une rare beauté aux trésors les plus sublimes du cœur. Son culte au foyer était l'un de ses attributs féminins les plus ineffables. Il lui a raconté leur première rencontre. Cela s'était passé en compagnie d'Alexandre et de Gamaliel, il y avait environ trois mois, lors d'une fête que Zacarias ben Hanan, un agriculteur prospère sur la route de Joppé, avait offerte à quelques amis bien placés, en l'honneur de la circoncision des fils de ses serviteurs. Il ajouta que l'hôte était un ancien commerçant Israélite émigré de Corinthe après de longues années de travail en Achaïe, mécontent des persécutions dont il avait souffert. Après de nombreuses épreuves survenues lors du voyage entre Cenchrées et Césarée, Zacarias était arrivé dans ce port dans de très mauvaises conditions financières, mais il avait été aidé par un patricien romain qui lui avait donné les moyens de louer une grande propriété sur la route de Joppé, à une certaine distance de Jérusalem. Accueilli généreusement chez lui maintenant qu'il était prospère et heureux, Saûl avait rencontré la jeune Abigail au tendre cœur, dotée des plus beaux attributs moraux que pouvait révéler une jeune fille de sa race. En fait, elle représentait à ses yeux son idéal de femme. Intelligente, elle connaissait bien la Loi et, surtout, elle était docile et affectueuse. Adoptée par le couple comme leur très chère enfant, elle avait amèrement souffert à Corinthe où elle avait laissé son père mort et son frère asservi pour toujours. Depuis trois mois qu'ils se connaissaient, ils échangeaient les plus joyeux espoirs et qui sait ? L'Éternel leur réservait peut-être l'union conjugale comme couronnement à leurs précieux rêves de jeunesse. Saûl parlait avec l'enthousiasme propre à son tempérament passionné et palpitant. Dans son regard profond, on pouvait voir la flamme vivante de ses sentiments résolus concernant l'affection qui dominait ses facultés émotives.

Et tu as déjà parlé de ces projets à tes parents ? - a demandé Sadoc.

Ma sœur doit aller à Tarse dans les deux prochains mois et elle se fera l'interprète de mes vœux, concernant l'organisation de mon avenir. D'ailleurs, tu sais, cela ne peut, ni ne doit être résolu de façon précipitée. Je pense qu'un homme ne peut se livrer sans réflexion à une question dont relève sa destinée. Obéissant à notre vieil instinct de prudence, j'analyse posément mes propres idéaux et je n'ai pas encore amené Abigail à connaître Dalila ; ce n'est qu'à la veille de la visite de ma sœur au foyer paternel que je prétends le faire.

Puisque tu berces tant de projets pour l'avenir -ajouta son ami avec intérêt -, comment vont tes prétentions au Sanhédrin ?

Je ne peux me plaindre puisque le tribunal me confère actuellement des attributions très spéciales. Tu sais que depuis longtemps Gamaliel incite mon père à accepter mon transfert pour Jérusalem où je serai promu à un poste important au sein de l'administration de notre peuple. Comme nous le savons, l'ancien maître est âgé et désire se retirer de la vie publique. Je ne tarderai pas à le remplacer dans ses plus hautes fonctions, en plus de gagner une très bonne rémunération actuellement, indépendamment de ce qui me vient de Tarse périodiquement. J'ai, avant tout, l'ambition politique d'augmenter mon prestige auprès des rabbins. Il ne faut pas oublier que Rome est puissante et qu'Athènes est sage, rendant nécessaire l'éveil à l'éternelle hégémonie de Jérusalem comme tabernacle du Dieu unique. Nous devons donc faire plier les Grecs et les Romains devant la Loi de Moïse.

Cependant, Sadoc laissait percevoir qu'il ne prêtait pas grande attention à son idéalisme nationaliste et gardait sa pensée tournée sur sa situation personnelle, insinuant délicatement.

D'après ce que tu me dis, je suis soulagé d'apprendre que progressivement ton père améliore sa situation financière. Quand on pense que c'était un humble tisserand...

Pour cela même, peut-être - réagit Saûl -, il m'a enseigné la profession dans mon enfance pour que je n'oublie jamais que le progrès d'un homme dépend de ses propres efforts. Aujourd'hui, néanmoins, après tant de peines sur son métier à tisser, c'est justement et honorablement qu'il se repose auprès de ma mère, à l'heure de la vieillesse venue. Ses caravanes et ses chameaux parcourent toute la Cilicie et le transport de marchandises leur garantit une augmentation de revenu chaque fois plus importante.

Leur entretien s'est poursuivi animé et arrivé un moment le jeune homme de Tarse a demandé à son ami les raisons qui l'amenaient à Jérusalem.

Je suis venu m'assurer de la guérison de mon oncle Philodème qui a été soigné d'une vieille cécité par un processus assez mystérieux.

Et, comme s'il avait l'esprit rempli d'interrogations de toutes sortes sans réponse conforme à ses propres connaissances, il a ajouté :

Tu as déjà entendu parler des hommes du « Chemin » ?

Ah ! Andronic m'en a parlé, il y a longtemps. Ne s'agit-il pas de pauvres Galiléens ignorants et en haillons qui se réfugient dans les quartiers immondes ?

C'est cela même.

Et il a raconté qu'un homme du nom d'Etienne, porteur de vertus surnaturelles, selon les dires du peuple, avait rendu la vue à son oncle, à l'étonnement général.

Comment est-ce possible ? - a dit Saûl consterné. Comment Philodème peut-il se soumettre à des expériences aussi sordides ? Peut-être n'a-t-il pas compris que ce fait peut servir les manigances des ennemis de Dieu ? Depuis qu'Andronic m'en a parlé pour la première fois, à plusieurs reprises, j'ai entendu des commentaires concernant ces hommes et j'ai même échangé des idées avec Gamaliel dans l'intention de réprimer ces activités pernicieuses ; néanmoins, le maître, avec la tolérance qui le caractérise, m'a fait comprendre que ces gens aident de nombreuses personnes sans ressources.

Oui - l'a interrompu l'autre -, mais j'entends dire que les prêches d'Etienne enrôlent beaucoup d'intellectuels à ces nouveaux principes qui, en quelque sorte, infirment la Loi de Moïse.

Et pourtant, n'est-ce pas un charpentier galiléen obscur et sans culture qui est à l'origine d'un tel mouvement ? Que pourrions-nous attendre de la Galilée ? Aurait-elle, par hasard, produit autre chose que des légumes et des poissons ?

Néanmoins, le charpentier martyrisé est devenu une idole pour ses partisans. Comme je voulais à tout prix modifier les impressions de mon oncle, le rappelant à la raison, j'ai été amené à visiter, hier, les œuvres de charité dirigées par un certain Simon Pierre. C'est une institution étrange qui malgré tout est extraordinaire. Des enfants abandonnés y trouvent de l'affection, des lépreux y récupèrent la santé, des vieux malades désertés par la chance exultent de réconfort.

Mais et les malades ? Où restent les malades ? - a interrogé Saûl épouvanté.

Tous se rassemblent autour de ces hommes incompréhensibles.

Ils sont tous fous 1 - a dit le jeune homme de Tarse avec la franchise spontanée qui marquait ses attitudes.

Tous deux ont échangé des impressions personnelles sur la nouvelle doctrine, ponctuant d'ironie les commentaires des nombreux actes miséricordieux qui enthousiasmaient l'attention de l'humble peuple de Jérusalem.

Pour finir leur conversation, Sadoc a ajouté :

Je n'arrive pas à admettre que nos principes soient rabaissés de la sorte et je propose de coopérer avec toi, bien qu'étant à Damas, pour mettre en place la répression nécessaire à de telles activités. Avec tes prérogatives de futur rabbin, occupant une place éminente au Temple, tu pourras avoir une action décisive contre ces mystificateurs et ces faux thaumaturges.

Sans aucun doute - a répondu Saûl. - Et j'assure prendre toutes les mesures que le cas en question exigera. Jusqu'à présent, l'attitude du Sanhédrin a été de la plus grande tolérance mais je ferai en sorte que tous les compagnons changent d'avis et procèdent comme il leur appartient de le faire, face à ces attaques qui défient une sévère punition.

Et, presque solennellement, il conclut :

Quels sont les jours de prêche de cet Etienne ?

Les samedis.

Très bien, après demain nous irons ensemble apprécier cette folie. Au cas où nous constaterions le caractère inoffensif de ses enseignements, nous le laisserons en paix avec sa verve concernant les afflictions de son prochain, mais si c'est le contraire, ils paieront tous très cher l'audace d'offenser nos codes religieux dans la métropole même du judaïsme.

Pendant un long moment encore, ils ont commenté les incidents sociaux, les intrigues du pharisaïsme auquel ils appartenaient, les succès du jour et les espoirs de l'avenir.

À la tombée du jour, la bige élégante de Saûl de Tarse a franchi les portes de Jérusalem, prenant la direction du port de Joppé.

Le soleil ardent, qui était encore haut à l'horizon, remplissait le chemin de sa vive lumière, alors que le visage du jeune docteur de la Loi rayonnait d'une joie folle au trot empressé des animaux qui de temps en temps commençaient à galoper. Il se rappelait satisfait le sport qu'il appréciait dans sa ville natale, si prisé des grecs où il avait été éduqué grâce à la bienveillance de son père. Les yeux fixés sur les chevaux impétueux et véloces, lui venaient à l'esprit les victoires atteintes avec ses partenaires de jeux dans son adolescence insouciante.

À quelques milles de distance, s'élevait une maison confortable entre de superbes dattiers et des pêchers en fleur. Autour, il y avait de grandes plantations de légumes parcourues par un mince cours d'eau qui profitait intelligemment à toute l'étendue du jardin. Bien que située au milieu d'une singulière sécheresse, la propriété faisait partie intégrante de l'un des nombreux petits villages qui entouraient la ville sainte, et qui pouvaient être propices à de petites cultures appréciées sur les marchés de Jérusalem. C'était là que Zacarias s'était installé avec sa famille pour recommencer une vie honnête, Ruth et Abigail cherchaient à l'aider dans son noble effort d'homme actif et travailleur, cultivant les fruits et les fleurs, profitant ainsi de toute la terre disponible.

En quittant Corinthe, le généreux Israélite était passé par de grandes difficultés jusqu'à ce qu'il débarque à Césarée où ils épuisèrent leurs dernières ressources. Quelques compatriotes, néanmoins, le présentèrent à un patricien romain renommé, un grand propriétaire terrien en Samarie qui lui prêta une somme importante et lui recommanda cette zone de Joppé où il pourrait lui louer la propriété d'un ami. Zacarias a accepté son offre et tout allait merveilleusement bien. La vente des fruits et des légumes, ainsi que l'élevage d'oiseaux et d'animaux compensaient sa fatigue. Bien qu'étant éloigné de Jérusalem, il avait eu l'occasion de visiter la ville plus de trois fois, et avec le soutien d'Alexandre, un parent proche d'Anas, il avait réussi à se glisser parmi les commerçants privilégiés qui pouvaient vendre des animaux pour les sacrifices du Temple. Soutenu par des amis influents comme Gamaliel et Saûl de Tarse qui s'était émancipé de sa condition de disciple pour devenir une autorité compétente au sein du plus haut tribunal de la race, il put rembourser une grande partie de ses dettes, avançant vertigineusement vers une belle position d'indépendance financière dans son pays natal. Ruth se réjouissait de la victoire de son mari, secondée par Abigail en qui elle avait trouvé l'affection dévouée d'une vraie fille.

La sœur de Jeziel semblait avoir converti la délicatesse de ses traits féminins façonnés par les souffrances vécues. La grâce de son visage et la noirceur de ses yeux s'étaient habillées du voile d'une belle tristesse qui l'enveloppait toute entière depuis ces jours tragiques et lugubres passés à Corinthe. Combien aurait-elle souhaité avoir des nouvelles, ne serait-ce que fugaces et banales de son frère que le destin avait converti en l'esclave de ses cruels bourreaux !... Pour cela, dès les premiers temps, Zacarias n'avait pas épargné ses peines. Il avait chargé un ami fidèle en Achaïe de faire des recherches en ce sens, il avait été juste informé que Jeziel avait été emmené, presque enchaîné, à bord d'un navire marchand en partance pour Nicopolis. Rien de plus. Abigail avait à nouveau insisté. Et de Corinthe venaient de nouvelles promesses de leurs amis qui continuaient à enquêter sur les circuits privilégiés par Licinius Minucius, afin de découvrir où se trouvait le jeune captif.

Ce jour-là, la jeune femme avait en mémoire la figure de son cher frère, ses avertissements et ses conseils toujours si affectueux.

Depuis qu'elle était en relation avec le jeune homme de Tarse et entrevoyait la possibilité d'une union conjugale, c'était avec anxiété qu'elle demandait à Dieu la réconfortante certitude de l'existence de son frère, où qu'il soit. À ses yeux, Jeziel aimerait connaître l'élu de son cœur dont les pensées étaient également illuminées par le zèle sincère de bien servir Dieu. Elle lui dirait que son âme aussi était tissée de commentaires religieux et philosophiques, et elle ne comptait plus le nombre de fois où tous deux étaient subjugués à la contemplation de la nature, comparant les leçons vivantes avec les symboles divins des Écrits sacrés. Saûl l'avait beaucoup aidée à cultiver les fleurs de la foi que Jeziel avait semées dans son âme simple. Ce n'était pas un homme excessivement sentimental, vu ses effusions de tendresse sans plus de signification, mais elle avait compris son esprit noble et loyal marqué par un profond sentiment d'autocontrôlé. Abigail était certaine de comprendre ses aspirations les plus intimes dans ses rêves grandioses qui enivraient sa jeunesse. Une sublime attraction la poussait vers le jeune sage volontaire et sincère ! Parfois, il lui semblait dur et énergique à l'excès. Son entendement de la Loi n'admettait pas de moyen-terme. Il savait commander et toute expression de désobéissance à l'égard de ses décisions lui déplaisait. Ces mois d'une convivialité presque quotidienne lui laissaient entrevoir son tempérament farouche et inquiet, de pair avec son cœur éminemment généreux où la source d'une tendresse ignorée s'engouffrait dans des profondeurs abyssales.

Plongée dans ses pensées, assise sur un gracieux banc en pierre près des pêchers en fête printanière, elle vit que la voiture de Saûl approchait au trot rapide des animaux.

Zacarias le reçut à distance et ensemble dans une conversation animée, ils sont entrés à l'intérieur où la jeune fille se dirigea.

Plusieurs fois dans la semaine, leur entretien se répétait sur un ton cordial. Puis comme d'habitude, dans l'éblouissement du paysage crépusculaire, les deux jeunes gens, presque la main dans la main, comme deux fiancés, descendaient au verger dont la végétation était faite de spacieux parterres de fleurs orientales. La mer s'étendait à une distance de plusieurs milles, mais l'air frais de l'après-midi donnait l'impression des vents doux qui soufflaient du littoral. Saûl et Abigail ont parlé, au début, des banalités de chaque jour ; néanmoins, à un moment donné, reconnaissant le voile de tristesse qu'exprimait le visage de sa compagne, le jeune homme l'a interrogée avec tendresse :

Pourquoi es-tu si triste aujourd'hui ?

Je ne sais pas - lui a-t-elle répondu les yeux larmoyants mais j'ai beaucoup pensé à mon frère. J'attends anxieusement de ses nouvelles, car je garde l'espoir qu'il pourra te connaître, tôt ou tard. Jeziel accueillerait tes propos avec enthousiasme et satisfaction.

Un ami de Zacarias m'a promis d'obtenir des informations à son sujet et nous attendons des nouvelles de Corinthe.

Après une courte pause, elle a levé ses grands yeux et a continué :

Écoute, Saûl : Si Jeziel est encore prisonnier, tu me promets de m'apporter ton aide en sa faveur ? Tes prestigieux amis de Jérusalem pourront intervenir auprès du proconsul de l'Achaïe pour le faire libérer ! Qui sait ? Mes espoirs, maintenant, se résument peut-être exclusivement à toi.

Il lui prit la main et lui dit tendrement :

Je ferai mon possible pour lui.

Et la fixant dans ses yeux dominateurs et passionnés, il ajouta :

Abigail, aimerais-tu ton frère plus que moi ?

Que dis-tu ? - s'exclama-t-elle, comprenant toute la délicatesse de cette question. -

Comprends mon cœur fraternel et cela m'exemptera de plus amples explications. Comme tu le sais, chéri, Jeziel a été mon soutien depuis le départ de notre mère. Mon compagnon d'enfance et l'ami de ma jeunesse sans rêves, il a toujours été le frère aimant qui m'a enseigné à épeler les commandements, à chanter les psaumes les mains jointes qui m'ont éloignée des sentiers du mal et m'ont incitée au bien et à la vertu. Tout ce que tu as trouvé en moi est le cadeau de sa généreuse assistance de frère dévoué.

Saûl a remarqué son regard rempli de larmes et lui dit avec bonté :

Ne pleure pas. Je comprends les raisons sacrées de ton affection. Si besoin est, j'irai au bout du monde pour découvrir Jeziel, s'il est encore en vie. Je porterai des lettres de Jérusalem à la cour provinciale de Corinthe. Je ferai tout ce qu'il faut. Calme-toi. D'après tes informations, je pressens en lui un saint. Mais parlons d'autre chose. Il y a des problèmes immédiats à résoudre. Et nos projets, Abigail ?

Dieu nous bénira -, a murmuré la jeune fille émue.

Hier, Dalila et son mari sont allés à Lydde rendre visite à quelques parents. Néanmoins, ils étaient tous d'accord pour que tu sois avec nous à Jérusalem d'ici deux mois. Avant que ma sœur n'entreprenne son prochain voyage à Tarse, je veux qu'elle te connaisse personnellement afin d'exposer, avec franchise, à mes parents notre projet de mariage.

Ton invitation m'émeut beaucoup, mais...

Pas de restrictions ni de timidité. Nous viendrons te chercher. J'organiserai tous les préparatifs nécessaires avec Ruth et Zacarias, et, quant à ce dont tu auras besoin pour te présenter dans une grande ville, je ne permettrai pas que tu fasses de dépenses ici. J'ai déjà fais en sorte que tu reçoives prochainement plusieurs tuniques de modèle grec.

Et il conclut ce commentaire avec un beau sourire :

Je veux que tu apparaisses à Jérusalem comme une représentante parfaite de notre race qui a grandi parmi les beautés antiques de Corinthe.

La jeune femme fit un geste timide démontrant toute sa satisfaction.

Quelques pas plus loin, ils s'assirent sous de vieux pêchers fleuris où ils respirèrent longuement les douces brises qui parfumaient l'atmosphère. La terre cultivée et colorée de rosés de toutes les nuances exhalait un délicieux parfum. La fin du crépuscule était toujours pleine de sons qui passent précipitamment, comme si l'âme des choses était également anxieuse de silence, l'ami du grand repos... Il y avait de grands arbres qui veillaient dans l'ombre, les derniers oiseaux errants volaient rapidement et les brises caressantes venaient de loin agiter les grands ramages, accentuant les doux murmures du vent.

Enivré d'une indicible joie, Saûl regardait les premières étoiles qui souriaient dans le ciel couvert de lumière. La nature est toujours le miroir fidèle des émotions les plus profondes et ces vagues de parfum que les brises apportaient de loin faisaient écho à la mystérieuse allégresse de leur cœur.

Abigail a-t-il dit en tenant sa petite main entre les siennes -, la nature chante toujours pour les âmes ferventes et pleines d'espoir. Avec quelle anxiété t'ai-)e attendu sur le chemin de la vie !... Mon père m'a parlé du foyer et de ses douceurs et j'attendais de rencontrer la femme qui me comprendrait véritablement.

Dieu est bon - a-t-elle répondu avec enchantement - et seulement maintenant je reconnais qu'après tant de souffrances, II me réservait dans sa miséricorde infinie, le plus grand trésor de ma vie, ton amour sur la terre de mes ancêtres. Ton affection, Saûl, concentre tous mes idéaux. Le ciel nous rendra heureux. Tous les matins quand nous serons mariés, je demanderai dans mes ferventes prières aux anges de Dieu qu'ils m'enseignent à tisser les mailles de tes joies ; la nuit, quand la bénédiction du repos enveloppera le monde, je te donnerai une preuve d'affection toujours nouvelle de mon amour. Je prendrai ta tête tourmentée par les problèmes de la vie et je caresserai ton front de la douceur de mes mains. Je ne vivrai qu'avec Dieu et qu'avec toi. Je te serai fidèle toute ma vie et j'aimerai même les souffrances que le monde me causera peut-être par amour pour ta vie et en ton nom.

Saûl a serré ses mains avec plus de ferveur répliquant ébloui :

Je te donnerai à mon tour mon cœur dévoué et sincère. Abigail, mon esprit n'était habité que par l'amour pour la Loi et celui de mes parents. Ma jeunesse a été très inquiète, mais pure. Je ne t'offrirai pas de fleurs sans parfum. Depuis les premiers jours de ma jeunesse, j'ai connu des compagnons qui m'ont incité à suivre les pas incertains de l'ivresse des sens, précédant la fin de nos aspirations les plus nobles en ce monde, mais je n'ai jamais trahi l'idéal divin qui vibrait dans mon âme sincère. Après les études initiales de ma carrière, j'ai rencontré des femmes qui cherchaient à me séduire, pleines d'idées dangereuses et erronées de l'amour. À Tarse, lors des jours somptueux des jeux juvéniles, après la victoire des meilleurs lauréats, j'ai reçu de la part de jeunes filles tourmentées des déclarations d'amour et des propositions de mariage, mais, la vérité est que j'étais insensible à t'attendre comme héroïne ignorée de mes rêves dans les assemblées ostentatoires de pourpre et de fleurs. Lorsque Dieu m'a conduit ici à ta rencontre, c'est dans un étincellement de sublimes révélations que tes yeux m'ont parlé. Tu es le cœur de mon être, l'essence de mon raisonnement et tu seras la main qui guidera mes constructions pour la vie.

Alors que la jeune femme sensible et heureuse avait les yeux baignés de larmes, le fougueux jeune homme poursuivait :

Nous vivrons l'un pour l'autre et nous aurons des enfants fidèles à Dieu. J'organiserai notre vie, tu seras l'obéissance personnifiée de notre paix. Notre maison sera un temple. L'amour de Dieu sera sa plus haute colonne et quand le travail exigera mon absence de l'autel domestique, tu resteras à veiller sur le tabernacle de notre bonheur.

Oui, chéri. Que ne ferais-je pas pour toi ? Tu ordonneras et j'obéirai. Tu seras l'ordre dans ma vie et je prierai le Seigneur de m'assister à être ton baume de tendresse. Quand tu seras fatigué, je me rappellerai ma mère et j'endormirai ton âme généreuse avec les plus belles prières de David !... Tu interpréteras pour moi la parole de Dieu. Tu seras la loi, je serai ton esclave.

Saûl s'attendrit à ces expressions d'effusion. C'étaient les plus belles jamais entendues de la part d'un cœur féminin. Aucune femme quelle qu'elle soit, hormis Abigail, n'avait jamais parlé à son esprit impétueux de cette façon. Habitué aux raisonnements longs et difficiles. enflammé par les syllogismes de docteurs en quête d'un brillant avenir, il sentait son âme desséchée, assoiffée. d'un véritable idéalisme. Depuis son enfance, grâce à une saine éducation domestique, il avait gardé toute la pureté des premières impulsions au fond de son cœur, sans jamais se laisser contaminer par les plaisirs faciles ou le feu des passions violentes qui laissent dans l'âme la braise des douleurs sans espoirs. Habitué aux sports, aux jeux de l'époque, toujours suivi par de nombreux compagnons égarés, il avait eu l'héroïsme sacré de faire passer les dispositions de la Loi avant ses propres tendances naturelles. Sa conception du service envers Dieu n'admettait pas de concessions pour lui. À son avis, tout homme devait rester intègre face aux contacts inférieurs du monde, jusqu'à ce qu'il atteigne le thalamus nuptial. Le foyer constitué devait être un tabernacle de bénédictions éternelles ; les enfants, les prémices de l'autel du plus grand amour consacré au Seigneur suprême. Pour autant sa jeunesse n'était pas exempte de désirs. Saûl de Tarse ressentait tous les appels ardents de la jeunesse impétueuse de son temps. Il imaginait des situations où ses attentes étaient satisfaites, mais enclin à l'affection maternelle, il se promettait à lui-même de ne jamais tergiverser. La vie du foyer est la vie de Dieu. Et Saûl se réservait pour des émotions plus sublimes. D'espoir en espoir, il voyait passer les années, attendant que l'inspiration divine lui montre le chemin de ses idéaux. Il espérait avec confiance. Ses parents pensaient trouver, ici ou là, celle qui serait l'élue de son cœur ; néanmoins, Saûl, énergique et résolu, refusait l'intervention de ses êtres chers quant au choix qui touchait à sa destinée. Abigail avait rempli son cœur. C'était la fleur mystique de son idéal, l'âme qui comprendrait ses aspirations en parfaite harmonie avec ses pensées. Les yeux fixés sur ses traits délicats que le clair de lune pâle illuminait, il ressentit l'anxiété de ne pouvoir la garder pour toujours dans ses bras forts. En même temps, une douce tendresse vibrait dans son âme. Il désirait l'attirer à lui comme il l'aurait fait avec un enfant câlin et caresser ses cheveux soyeux avec toute la force de ses sentiments.

Ivres de joie spirituelle, ils ont encore longtemps parlé de l'amour qui les confondait dans la même aspiration de bonheur. Tous leurs commentaires les plus intimes faisaient de Dieu le complice sacré de leurs futurs espoirs qu'ils présumaient sanctifiés par des joies infinies.

La main dans la main, ils s'extasiaient devant la pleine lune merveilleuse, les lauriers semblaient leur sourire. Les rosés orientales, auréolées par les rayons de lune, étaient des messages de beauté et de parfum.

En se quittant, Saûl a ajouté, heureux :

Dans deux jours, je reviendrai te voir. Nous sommes d'accord. Quand Dalila partira, elle emportera des nouvelles nous concernant à mes parents et dans six mois précisément, je veux t'avoir à moi pour toujours.

Six mois ? - lui a-t-elle répondu à moitié rougissante et surprise.

Rien ne pourra, je pense, empêcher cette décision puisque nous avons au fond tout ce qui est indispensable.

Et si d'ici là nous n'avions pas encore reçu de nouvelles de Jeziel ? Moi, je désirerais me marier convaincue d'avoir son consentement et savoir qu'il est heureux de cette décision.

Saûl a esquissé un léger sourire où l'on pouvait voir une grande contrariété mal dissimulée, et il a répondu :

Quant à cela, sois tranquille. Nous traiterons d'abord de l'attitude des miens qui sont plus proches et dès que nous aurons résolu ce problème, si cela s'avère nécessaire, j'irai personnellement en Achaïe. Il est impossible que Zacarias ne reçoive pas de nouvelles de Corinthe dans les prochaines semaines. Alors, nous nous y attellerons plus fermement.

Abigail eut un geste de satisfaction et de reconnaissance.

Accouplés, maintenant, dans la même vibration de joie avant de rentrer dans la demeure où les propriétaires les attendaient plongés dans la lecture des prophéties, Saûl a porté la main de la jeune fille à ses lèvres et comme de coutume, il lui a murmuré un adieu :

Fidèle pour toujours !...

Quelques instants plus tard, après un court entretien avec ses amis, on entendait le trot des animaux sur la route de retour vers Jérusalem. Le petit véhicule avançait rapidement au clair de lune sous un nuage de poussière.

Le sermon d'Etienne

A leur entrée dans l'humble église de Jérusalem, Saûl et Sadoc ont remarqué la masse compacte de pauvres et de misérables qui était rassemblée là, une lueur d'espoir dans leurs tristes yeux.

Le modeste pavillon construit au prix de tant de sacrifices, n'était qu'un grand toit en tuiles aux murs fragiles, dépourvu de tout confort.

Jacques, Pierre et Jean furent singulièrement surpris par la présence du jeune docteur de la Loi qui était populaire en ville pour son oratoire véhément et pour sa connaissance pointue des Écrits sacrés.

Les généreux Galiléens offrirent à Saûl le banc le plus confortable. Il accepta ces gentillesses avec un sourire ironique évident sur les lèvres pour tout ce qui l'entourait. Il était foncièrement persuadé que Sadoc avait été victime de fausses appréciations. Que pouvait donc bien faire ces hommes ignorants, associés à d'autres déjà vieux valétudinaires et malades ? Quel danger pouvait bien représenter pour la Loi d'Israël ces enfants abandonnés, ces femmes à demi mortes dont le cœur semblait annihiler tout espoir ? Il ressentait un grand malaise à affronter tant de visages que la lèpre avait dévastés, que d'horribles ulcères avaient impitoyablement défigurés. Ici, un vieillard avec des plaies purulentes enveloppé dans des haillons fétides ; là, un blessé à peine couvert de guenilles, aux côtés d'orphelins en loques assis avec humilité.

Le docteur de la Loi qui était réputé avait remarqué la présence de plusieurs personnes qui venaient écouter ses paroles lors de l'interprétation des textes de Moïse à la synagogue des Ciliciens ; d'autres suivaient de près ses activités au Sanhédrin où son intelligence était reconnue comme un gage d'espoir pour la race. D'un regard, il comprit que ces amis étaient aussi là pour la première fois. Soucieux de trouver des services éventuels qui pourraient les distinguer et les recommander aux autorités les plus importantes, sa visite avait attiré de nombreux sympathisants du pharisaïsme dominant qui fréquentaient le Temple ignoré des Galiléens sans nom. Saûl en a conclu que cette partie de l'auditoire faisait acte de présence et serait solidaire face aux mesures qu'il aurait à prendre. Cette attitude lui semblait naturelle et logique, conformément aux objectifs qu'il se proposait d'atteindre. Ne disait-on pas que des faits incroyables avaient été commis par les adeptes du « Chemin » ? Ne s'agirait-il pas de mystifications grossières et scandaleuses ? Qui pourrait dire que tout cela n'était pas le produit ignoble de la sorcellerie et de sortilèges condamnables ? Dans l'hypothèse où il identifierait une finalité déloyale quelle qu'elle soit, il pouvait compter, même là, sur un grand nombre de coreligionnaires prêts à défendre le rigoureux accomplissement de la Loi au prix des plus grands sacrifices.

Tout en remarquant dé-ci delà une scène moins agréable à ses yeux, lui qui était habitué aux entourages de luxe, il évitait de fixer les estropiés et les malades qui s'entassaient dans l'enceinte et cherchait plutôt à attirer l'attention de Sadoc avec des commentaires ironiques et imagés. Quand la vaste enceinte dénuée d'ornements et de symboles de toute nature fut remplie, un jeune homme s'est frayé un chemin dans la foule et vint se placer aux côtés de Pierre et de Jean, se tenant tous trois sur une estrade presque naturelle formée de pierres superposées.

Etienne !... C'est Etienne !...

Des voix étouffées indiquaient le prédicateur tandis que ses admirateurs plus fervents le montraient du doigt avec un sourire d'allégresse.

Un silence inattendu se fit dans la salle où tous les fronts se tenaient maintenant dans une singulière attente. Le jeune homme, maigre et pâle, en qui les plus malheureux pensaient voir le dédoublement de l'amour du Christ, se mit à prier à voix haute implorant l'inspiration du Tout-Puissant pour lui et pour l'assemblée. Ensuite, il a ouvert un livre en forme de parchemin et a lu un passage des notes de Matthieu :

Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël. Allez, prêchez, et dites : Le royaume des cieux est proche.7

(7) Matthieu, chapitre 10, versets 6 et 7. - (Note d'Emmanuel)

Etienne a levé ses yeux calmes et fulgurants au ciel et sans se sentir impressionné par la présence de Saûl et de ses nombreux amis, il se mit à parler plus ou moins en ces termes d'une voix claire et vibrante :

« Mes chers frères, les temps sont venus où le Berger rassemble ses moutons autour de sa bienveillance sans limite. Nous étions esclaves sous l'injonction des jugements, mais aujourd'hui nous sommes libres par l'Évangile du Christ Jésus. Des temps immémoriaux, notre race a gardé la lumière du tabernacle et Deus nous a envoyé son Fils immaculé. Où sont-ils en Israël ceux qui n'ont pas encore entendu les messages de la Bonne Nouvelle ? Ceux qui n'ont pas encore applaudi les joies de la nouvelle foi ? Dieu a envoyé sa divine réponse à nos aspirations millénaires, la révélation des cieux éclaire nos chemins. Selon les promesses de la prophétie, c'est pour tous ceux qui pleurent et souffrent par amour pour l'Éternel que l'Émissaire divin est venu dans les antres de nos douleurs amères et justes illuminer la nuit de nos âmes impénitentes pour que s'ouvrent les horizons de la rédemption. Le Messie a répondu aux problèmes angoissants de la créature humaine en lui offrant la solution de l'amour qui rachète tous les êtres et purifie tous les péchés. Maître du travail et de la joie parfaite de la vie, ses bénédictions représentent notre héritage. Moïse a été la porte, le Christ en est la clé. Avec la couronne du martyre il a conquis, pour nous tous, la récompense immortelle du salut. Nous étions prisonniers de l'erreur, mais son sang nous a libérés. Dans la vie et dans la mort, dans les joies de Canaan comme dans les angoisses du Calvaire, pour ce qu'il a fait et pour tout ce qu'il n'a pas fait lors de son glorieux passage sur terre, II est le Fils de Dieu qui illumine le chemin.

« Par-dessus toutes les cogitations humaines, loin de toutes les tensions des ambitions terrestres, son règne de paix et de lumière brille dans la conscience des âmes rachetées.

« Ô Israël ! Toi qui as attendu pendant tant de siècles, tes angoisses et tes pénibles épreuves ne furent pas en vain !... Quand d'autres peuples se débattaient dans des intérêts inférieurs, entourés des fausses idoles, des fausses adorations et causaient simultanément des guerres d'extermination avec des quintessences de perversité ; toi, Israël, tu as attendu le Dieu juste. Tu as porté les chaînes de l'impiété humaine dans la désolation et dans le désert ; tu as converti en cantiques d'espoir les ignominies de la captivité ; tu as souffert l'opprobre des puissants de la terre ; tu as vu tes hommes et tes femmes, tes jeunes et tes enfants exterminés sous le coup des persécutions, mais jamais tu n'as réfuté la justice des cieux ! Comme le Psalmiste, tu as affirmé avec héroïsme que l'amour et la miséricorde vibrent à chaque jour qui passe ! Tu as pleuré durant des siècles portant tes tourments et tes blessures. Comme Job, tu as vécu de ta foi, asservi par les chaînes du monde, mais tu as déjà reçu le gage sacré de Jéhovah - le Dieu unique !... Oh ! Espoirs éternels de Jérusalem, chantez de joie, réjouissez-vous, bien que pour avoir conduit l'Agneau aimé sur les bras de la croix nous n'ayons pas été complètement fidèles à sa compréhension. Ses plaies, néanmoins, nous ont rachetés au ciel au prix fort du sacrifice suprême !...

« Pliant sous le poids de nos iniquités, Ésaïe l'a contemplé fleurissant dans la sécheresse de nos cœurs comme une fleur pointée vers le ciel sur un sol embrasé, mais il a aussi révélé qu'à l'heure de son extrême résignation dans la mort infamante, la cause divine et sacrée prospérerait pour toujours entre ses mains.

« Frères aimés, où se trouvent ces moutons qui n'ont pas su ou n'ont pas pu attendre ? Cherchons-les pour le Christ, comme des drachmes égarées de son amour révélé ! Annonçons à tous les désespérés, les gloires et les j oies de son royaume de paix et d'amour immortel !...

« La Loi nous soustrayait à l'esprit de la nation, sans réussir à effacer de notre âme le désir humain de suprématie sur terre. Combien de notre race ont attendu un prince dominateur qui pénétrerait triomphant dans la ville sainte portant les trophées sanglants d'une bataille de ruine et de mort qui nous aurait fait empoigner un sceptre odieux de force et de tyrannie. Mais le Christ nous a libérés pour toujours. Fils de Dieu et émissaire de sa gloire, son plus grand commandement confirme la parole de Moïse quand il recommande l'amour à Dieu par-dessus tout, de tout notre cœur et de tout notre entendement, ajoutant au plus beau décret divin que nous aimions les autres, comme Lui-même nous a aimés.

« Son royaume est celui de la conscience droite et du cœur purifié au service de Dieu. Ses portes sont le merveilleux chemin de la rédemption spirituelle, ouvertes de part en part aux enfants de toutes les nations.

« Ses disciples aimés viendront de toutes parts. Sans sa lumière, il y aura toujours la tempête pour le voyageur hésitant sur terre qui, sans le Christ, tombera vaincu dans les batailles ingrates et destructrices des meilleures énergies du cœur. Seul son Évangile confère la paix et la liberté. C'est le trésor du monde. Dans sa gloire sublime les justes trouveront la couronne du triomphe, les malheureux la consolation, les tristes la force de l'entrain, les pécheurs le sentier rédempteur du secours miséricordieux.

« Il est vrai que nous ne l'avions pas compris. Par son grand témoignage, les hommes n'avaient pas deviné sa divine humilité et ceux qui lui étaient les plus proches l'abandonnèrent. Ses plaies clamaient notre indifférence criminelle. Personne ne pourra s'exempter de cette faute, car nous sommes tous les héritiers de ses dons célestes. Là où tous jouissent du bénéfice, personne ne peut fuir sa responsabilité. Voilà la raison pour laquelle nous répondons pour le crime du Calvaire. Mais ses blessures ont été notre lumière ; ses martyres, le plus ardent appel d'amour ; son exemple, le manuscrit ouvert au bien sublime et immortel.

« Venez, donc, communier avec nous à la table du banquet divin ! Non plus aux fêtes du pain périssable, mais à l'éternel aliment de la joie et de la vie... Non plus pour boire le vin qui fermente, mais le nectar réconfortant de l'âme dilué dans les parfums de l'amour immortel.

« Le Christ est à l'origine de notre liberté. Un jour viendra où son royaume inclura les enfants de l'Orient et de l'Occident dans un mouvement de fraternité et de lumière. Alors, nous comprendrons que l'Évangile est la réponse de Dieu à nos appels, face à la Loi de Moïse. La Loi est humaine ; l'Évangile est divin. Moïse est le conducteur ; le Christ, le Sauveur. Les prophètes ont été des serviteurs fidèles ; Jésus, lui, est le Seigneur de la vigne. Avec la Loi, nous étions des serfs ; avec l'Évangile, nous sommes les enfants libres d'un Père aimant et juste !... »

A ce moment-là, Etienne a cessé de prononcer les paroles qui coulaient harmonieuses et vibrantes de ses lèvres, inspirées des plus purs sentiments. Les auditeurs de toutes tendances confondues ne réussissaient pas à cacher leur étonnement face à de telles révélations. La foule était ivre des principes exposés. Les mendiants, rassemblés là, adressaient au prédicateur un sourire d'approbation plein de jubilants espoirs. Jean le fixait de ses yeux attendris, identifiant, une fois de plus, dans ses propos ardents le message évangélique interprété par un disciple attaché au Maître inoubliable, jamais absent pour ceux qui se réunissent en son nom.

Émotif de tempérament, Saûl de Tarse s'associait à la vague d'étonnement général. Bien qu'extrêmement surpris, il nota la différence entre la Loi et l'Évangile annoncé par ces hommes étranges que sa mentalité ne pouvait comprendre. Rapidement, il analysa le danger que les nouveaux enseignements représentaient pour le judaïsme dominant. Malgré leur résonance d'une mystérieuse beauté, les propos évoqués le révoltèrent. Pour lui, il fallait éliminer la confusion qui s'esquissait à propos de Moïse. La Loi était fondamentale et unique. Ce Christ qui dominait dans la défaite entre deux voleurs, apparaissait à ses yeux comme un mystificateur indigne de toute considération. La victoire d'Etienne dans la conscience populaire, comme il pouvait le remarquer à cet instant, lui causait une grande indignation. Ces Galiléens pouvaient être miséricordieux, mais ils n'en étaient pas moins criminels par la subversion des principes inviolables de la race exposée.

L'orateur se préparait à reprendre la parole, momentanément interrompue et attendue avec espoir à la joie générale, quand le jeune docteur s'est impudemment levé et s'exclama, presque colérique, s'exprimant avec une évidente ironie.

- « Charitables Galiléens, où est le sens de vos principes étranges et absurdes ? Comment osez-vous proclamer la fausse suprématie d'un Nazaréen obscur sur celle de Moïse dans Jérusalem même, là où se décident les destins des tribus d'Israël invincible ? Qui était ce Christ ? N'était-ce pas un simple charpentier ? »

À la fière intonation de cette interpellation inattendue, il y eut parmi la foule craintive un mouvement de rétraction. Mais les désertés de la chance pour qui le message du Christ était l'aliment suprême, lancèrent à Etienne un regard de soutien et d'enthousiasme triomphant. Les apôtres de Galilée ne réussirent pas à dissimuler leur appréhension. Jacques était livide. Les amis de Saûl remarquèrent son masque sarcastique. Le prédicateur était devenu pâle, mais révélait une expression résolue ainsi qu'une imperturbable sérénité. Regardant le docteur de la Loi, le premier en ville qui ait osé perturber le généreux effort d'évangélisation, sans trahir la force de l'amour qui débordait de son cœur, Etienne fit entrevoir à Saûl la sincérité de ses propos et la noblesse de ses pensées. Et avant que ses compagnons n'aient eu le temps de se remettre de leur surprise, avec une admirable présence d'esprit, indifférent à l'appréhension collective, il acquiesça :

« Heureusement que le Messie était charpentier, car ainsi l'humanité ne restera pas sans abri. En fait, il abritait en lui la paix et l'espérance ! Jamais plus nous ne marcherons au gré des tempêtes, ni sur les sentiers des raisonnements chimériques de ceux qui vivent à calculer sans s'imprégner de la clarté de l'amour. »

La réponse concise et sereine déconcerta le futur rabbin habitué à triompher dans les sphères les plus cultivées lors des combats oratoires. Énergique, rougissant, manifestant une profonde colère, il s'est mordu les lèvres d'un geste qui lui était particulier et ajouta d'une voix qui se voulait dominatrice :

« Où irons-nous avec de tels excès d'interprétation venant d'un vulgaire mystificateur que le Sanhédrin a puni de la flagellation et de la mort ? Que dire d'un Sauveur qui n'a pas réussi à se sauver lui-même ? Émissaire investi de célestes pouvoirs, comment n'a-t-il pas évité l'humiliation du jugement infamant ? Le Dieu des armées qui a séquestré la nation privilégiée de la captivité, qui l'a guidée à travers le désert en lui ouvrant un passage dans la mer, qui a assouvi sa faim de la manne divine, et par amour, a transformé la pierre impassible en source d'eau vive, n'aurait-il pas d'autres moyens que de désigner son envoyé qu'avec une croix de martyre entre des malfaiteurs ordinaires ? Cette maison rabaisserait-elle la gloire du Seigneur suprême à cela ? Tous les docteurs du Temple connaissent l'histoire de l'imposteur que vous célébrez dans la simplicité de votre ignorance ! Vous n'hésitez pas à dénigrer nos propres valeurs en présentant un Messie lacéré et ensanglanté sous les huées du peuple... Voulez-vous jeter la honte sur Israël et désirez-vous établir un nouveau règne ? Il serait juste, je crois, de nous faire connaître à tous les mobiles de vos pieuses fables. »

Comme il fit une pause à son objurgation, l'orateur poursuivit avec dignité :

« L'ami, il était dit que la venue du Maître en ce monde en confondrait plus d'un en Israël. Toute l'histoire édifiante de notre peuple est une source de révélation de Dieu. Néanmoins, ne voyez-vous pas par quelles coïncidences merveilleuses la providence a guidé les tribus hébraïques par le passé, la manifestation de l'affection extrême d'un Père désireux de construire le futur spirituel des enfants chers à son cœur ? Avec le temps, nous observons que la mentalité infantile espère trouver des principes éducatifs plus vastes. Ce qui hier était affection, est aujourd'hui énergie originaire des grandes expressions aimantes de l'âme. Ce qui hier était bonté et jeunesse pour nourrir de sublimes espoirs, aujourd'hui peut être tempête, pour apporter la sécurité et la résistance. Même en ce qui concerne la révélation, par le passé nous étions des enfants ; maintenant les hommes et les femmes d'Israël ont atteint la condition d'adultes de la connaissance, le Fils de Dieu a apporté la lumière de la vérité aux hommes en leur enseignant la mystérieuse beauté de la vie avec son grandissement par le renoncement. Sa gloire se résume à nous aimer, comme Dieu nous aime. Pour cette même raison, II n'a pas encore été compris. Pourrions-nous par hasard attendre un sauveur en conformité avec nos intentions mesquines ? Les prophètes affirment que les routes de Dieu peuvent ne pas être les chemins que nous désirons, et que ses pensées ne seront pas toujours en harmonie avec les nôtres. Que dirions-nous d'un Messie qui empoignerait le sceptre disputant les principes de l'iniquité par la gloire de sanglants triomphes ? La terre par hasard ne serait-elle pas saturée aujourd'hui de batailles et de cadavres ? Demandez à un général romain combien lui a coûté de dominer le village le plus obscur ; consultez la liste noire des triomphateurs selon nos idées erronées de la vie. Israël ne pourrait jamais attendre un Messie qui s'exhiberait sur un char de gloires spectaculaires au plan matériel, susceptible d'être renversé aux premières embûches du chemin. Ces expressions transitoires appartiennent au scénario éphémère où la pourpre la plus fulgurante tourne à la poussière. À l'inverse de tous ceux qui ont prétendu enseigner la vertu en se reposant dans la satisfaction de leurs propres sens, Jésus a exécuté sa tâche parmi les plus simples et les plus démunis, où très souvent se trouvent les manifestations du Père qui éduque par l'espoir insatisfait et les douleurs qui habitent l'existence humaine du berceau à la tombe. Le Christ a construit, parmi nous, son royaume d'amour et de paix sur des bases divines. La lumière éternelle de son exemple est projetée dans l'âme humaine ! Comprenant tout cela, comment pourrait-on identifier l'Émissaire de Dieu à un prince belliqueux ? N'est-ce pas ! L'Évangile est amour dans son expression la plus sublime. Le Maître s'est laissé immoler en nous transmettant l'exemple de la rédemption par l'amour le plus pur. Berger d'un immense troupeau, Il ne veut pas perdre un seul de ses moutons bien-aimés, ni ne décide de la mort du pécheur, le Christ est vie, et le salut qu'il nous a apporté se trouve dans l'occasion sacrée de notre élévation comme fils de Dieu en pratiquant ses glorieux enseignements. »

Après une courte pause, le docteur de la Loi se levait déjà pour répondre quand Etienne a continué :

« Et maintenant, mes frères, je vous demande la permission de conclure. Si je ne vous ai pas parlé comme vous le souhaitiez, je vous ai parlé comme l'Évangile nous le conseille révélant à moi-même l'intime condamnation de mes grands défauts. Que la bénédiction du Christ soit avec vous tous. »

Avant qu'il n'ait pu quitter la tribune pour se mêler à la foule, le futur rabbin s'est subitement levé et lui fit furieux :

J'exige que tu continues ton sermon ! Que le prédicateur attende car je n'ai pas fini ce que j'ai à dire.

Etienne lui a répondu calmement :

Je ne pourrai discuter.

Pourquoi ? - a demandé Saûl très irrité. - Je t'y oblige, tu dois continuer.

Ami - a élucidé l'interpellé calmement - le Christ nous a conseillé de donner à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Si vous avez quelque accusation légale contre moi, exposez-la sans crainte et je vous obéirai ; mais pour ce qui appartient à Dieu, il n'y a que Lui pour me récriminer.

Son esprit de résolution et de sérénité était si élevé qu'il a presque déconcerté le docteur du Sanhédrin qui comprit alors que l'impulsivité uniquement ne pourrait nuire à la clarté de sa pensée ; il a donc ajouté plus calme, malgré le ton impérieux qui laissait transparaître toute son énergie :

Mais je veux élucider les erreurs de cette maison. J'ai besoin de questionner et vous devez me répondre.

En ce qui concerne l'Évangile - a répliqué Étienne -je vous ai déjà offert les éléments dont vous pouvez disposer, en élucidant ce que j'ai à ma portée. Quant au reste, cet humble temple est une construction de foi et non de justes casuistiques. Jésus a pris la peine de recommander à. ses disciples de fuir les germes des discussions et des discordes. Voilà pourquoi il ne serait pas licite de perdre du temps à des conflits inutiles quand le travail du Christ demande nos efforts.

Toujours le Christ ! Toujours l'imposteur ! - a tonné Saûl révolté. - Mon autorité est insultée par votre fanatisme dans cette enceinte de misère et d'ignorance. Mystificateur, vous rejetez l'occasion que je vous offre de vous expliquer ; Galiléen inculte, vous ne voulez pas considérer ma noble demande de défi. Je saurai venger la Loi de Moïse que vous piétinez. Vous refusez mon intimation, mais vous ne pourrez fuir ma vengeance. Vous apprendrez à aimer la vérité et à honorer Jérusalem en renonçant à l'insolent Nazaréen qui a payé sur la croix ses délires criminels. Je ferai appel au Sanhédrin pour que vous soyez jugé et puni. Le Sanhédrin a l'autorité requise pour annihiler vos hallucinations condamnables.

Tout en concluant par ses mots, il semblait pris de fureur. Mais même ainsi, il n'a pas réussi à perturber le prédicateur qui lui a répondu l'esprit serein :

Ami, le Sanhédrin a mille moyens de m'affliger, mais je ne lui reconnais pas le pouvoir de m'obliger à renoncer à l'amour de Jésus-Christ.

Une fois qu'il eut dit cela, il est descendu de la tribune avec la même humilité et ne se laissa pas émouvoir par le mouvement d'approbation que lui adressaient les enfants du malheur qui l'avaient écouté se présenter comme défenseur des espoirs sacrés.

Quelques protestations isolées se firent entendre. Des pharisiens irrités vociféraient des insolences et des insinuations. La foule s'agitait laissant prévoir une confrontation imminente ; mais avant qu'Etienne n'ait eu le temps de faire dix pas vers l'intérieur auprès de ses compagnons, et avant que Saûl n'ait pu l'atteindre avec d'autres objections personnelles et directes, une petite vieille en haillons lui a présenté une jeune fille pauvrement vêtue et s'exclama pleine de confiance :

Seigneur ! Je sais que vous perpétrez la bonté et les œuvres du prophète de Nazareth qui un jour m'a sauvée de la mort malgré mes péchés et mes faiblesses. Aidez-moi à votre tour, par pitié ! Il y a plus d'un an que ma fille est devenue muette. Depuis Dalmanutha, je l'ai amenée jusqu'ici, triomphant d'énormes difficultés, persuadée de votre assistance fraternelle !

Le prédicateur a réfléchi avant tout au danger d'un tel caprice personnel de sa part mais désireux d'aider la suppliante, il a dévisagé la malade avec une sincère sympathie et a murmuré :

Nous, nous n'avons rien, mais il est juste d'attendre du Christ les dons qui nous sont nécessaires. Lui est juste et généreux, il ne t'oubliera pas dans le partage sanctifié de sa miséricorde.

Et comme dominé par une force étrange, il ajouta :

Tu dois parler pour louer le bon Maître !...

À ce moment-là, un fait singulier se produisit qui impressionna brusquement la grande assemblée. Un rayon d'une joie infinie dans les yeux, l'infirme s'est mise à parler :

Je louerai le Christ de toute mon âme, éternellement.

Elle et sa mère, prises d'une forte émotion sont tombées là à genoux et lui ont baisé les mains. Profondément bouleversé, Etienne avait à cet instant les yeux remplis de larmes. Il était le premier à s'émouvoir et à admirer la protection reçue, il n'avait pas d'autre moyen que de traduire l'intensité de sa reconnaissance par des larmes sincères.

Les pharisiens qui s'étaient approchés dans l'intention de compromettre la paix de l'humble enceinte ont reculé stupéfaits. Comme s'ils avaient reçu du ciel du renfort pour prouver le succès de leur pure croyance, les pauvres et les affligés remplirent la salle d'exclamations de sublimes espoirs.

Saûl observait la scène sans pouvoir dissimuler sa colère. S'il l'avait pu, il aurait égorgé Etienne de ses propres mains. Néanmoins, malgré son tempérament impulsif, il en est arrivé à la conclusion qu'un acte agressif amènerait ses amis présents à provoquer un conflit aux graves proportions. Il se dit aussi que tous les adeptes du « Chemin » n'étaient pas comme le prédicateur en mesure de limiter la lutte au plan des leçons d'ordre spirituel et, d'une certaine manière, ils ne refuseraient pas la lutte physique. D'un coup d'œil, il remarqua que certains étaient armés, que des anciens s'aidaient avec de gros bâtons et des estropiés exhibaient de solides béquilles. Un combat physique dans cette enceinte de construction fragile aurait des conséquences lamentables. Il chercha à reprendre ses esprits. Il aurait la Loi en sa faveur. Il pourrait compter sur le Sanhédrin. Les prêtres les plus éminents étaient ses amis dévoués. Il combattrait Etienne jusqu'à faire plier sa résistance morale. S'il ne réussissait pas à le soumettre, il le haïrait pour toujours. Pour satisfaire ses caprices, il saurait vaincre tous les obstacles.

Remarquant que Sadoc et deux autres compagnons allaient engager l'affrontement, il leur cria d'une voix grave et impérieuse :

Allons-nous-en ! Les adeptes du « Chemin » paieront très cher leur audace.

À cet instant alors que les pharisiens s'apprêtaient à exécuter ses ordres, le jeune homme de Tarse a remarqué qu'Etienne marchait vers l'intérieur de la maison, passant tout près de son épaule. Saûl a senti frémir toutes les fibres de son orgueil. Il l'a fixé, presque avec haine, mais le prédicateur lui a rendu un regard calme et amical.

Dès que le jeune docteur de la Loi se fut retiré avec ses nombreux compagnons qui ne réussissaient pas à masquer leur dépit, avec effroi, les apôtres galiléens se mirent à réfléchir aux conséquences d'un tel incident.

Le lendemain comme d'habitude, Saûl de Tarse entrait chez Zacarias, laissant transparaître sur son visage sa grande contrariété. Après s'être un peu soulagé des sombres pensées qui l'affligeaient, grâce à l'affection de sa fiancée bien-aimée qui l'incita à évoquer les raisons d'une telle inquiétude, il lui a raconté les événements de la veille en ajoutant :

Cet Etienne paiera très cher l'humiliation qu'il a prétendu m'infliger publiquement. Ses raisonnements subtils peuvent confondre les moins perspicaces mais nous devons faire valoir notre autorité face à ceux qui n'ont pas la compétence de respecter les principes sacrés. Aujourd'hui même, j'ai évoqué avec quelques amis les mesures à prendre. Les plus tolérants allèguent le caractère inoffensif des Galiléens, pacifiques et caritatifs, mais je suis d'avis qu'un mauvais mouton peut mener le troupeau à sa perte.

Je te soutiens dans la défense de nos croyances -lui dit la jeune femme convaincue -, nous ne devons pas abandonner notre foi aux pratiques et aux goûts des interprétations individuelles et incompétentes.

Après une pause :

Ah ! Si Jeziel était parmi nous, il serait ton bras fort dans l'exposition des connaissances sacrées. Il aurait certainement plaisir à défendre le testament contre toute expression moins raisonnable et moins digne de foi.

Nous combattrons l'ennemi qui menace la légitimité de la révélation divine s'exclama Saùl et je ne céderai pas la place aux innovateurs incultes et frauduleux.

Ces hommes sont nombreux ? a demandé Abigail appréhensive.

Oui, et ce qui les rend plus dangereux, c'est qu'ils déguisent leurs intentions par des actes miséricordieux, exaltant l'imagination universelle du peuple avec de prétendus pouvoirs mystérieux, naturellement nourris aux prix de sorcelleries et de sortilèges.

De toute manière - lui dit la jeune fille après avoir réfléchi un instant - il faut agir avec sérénité et prudence pour éviter les abus d'autorité. Qui sait si ce ne sont pas des créatures qui ont plus besoin d'éducation que de punition ?

Oui, j'ai déjà pensé à tout cela. D'ailleurs, je ne prétends pas déranger les humbles Galiléens sans prétention qui s'entourent à Jérusalem d'invalides et de malades qui ont plus l'air de fous pacifiques. Néanmoins, je ne peux éviter de réprimer l'orateur dont les lèvres, à mon avis, distillent un puissant poison dans l'esprit volubile des masses sans conscience parfaite des principes épousés. Les premiers doivent être éclairés, mais le second doit être annihilé, car on ne connaît pas ses objectifs, peut-être criminels ou révolutionnaires.

Je n'ai pas comment désapprouver tes déductions -a conclu la jeune fille condescendante.

Puis comme d'habitude, ils ont parlé de leurs profonds sentiments, et le jeune homme de Tarse trouva un singulier enchantement et un doux baume aux commentaires affectueux de sa chère compagne.

Quelques jours passèrent à Jérusalem pendant lesquels des mesures étaient prises pour qu'Etienne se présente au Sanhédrin et qu'il y soit interrogé pour en finir avec les prêches du « Chemin ».

Vu l'intercession conciliante de Gamaliel, le fait devait se résumer à une discussion où le prédicateur des nouvelles interprétations définirait devant le plus haut tribunal de la race ses points de vue, afin que les prêtres en tant que juges et défenseurs de la Loi, exposent la vérité en justes termes.

La demande de comparution arriva effectivement à l'humble église mais Etienne décida de s'esquiver, alléguant que conformément aux règles du Maître, il ne serait pas raisonnable de débattre, et cela malgré les arguments du fils d'Alphée qui était inquiet à l'idée d'entrer en conflit avec les autorités et qui se disait que son refus choquerait l'opinion publique. Saûl à son tour, ne pouvait pas obliger l'antagoniste à répondre au défi puisque le Sanhédrin ne pouvait employer la force qu'en cas de dénonciation publique, après l'instauration d'un procès où le dénoncé serait reconnu comme blasphémateur ou calomniateur.

Devant les excuses réitérées d'Etienne, le docteur de Tarse s'exaspéra. Et après avoir levé la majorité de ses compagnons contre l'adversaire, il organisa un vaste plan afin de le forcer à la polémique désirée où il chercherait à l'humilier face aux dirigeants du judaïsme dominant.

Après l'une des sessions ordinaires au tribunal, Saûl a appelé l'un de ses amis qui lui était soumis et lui a parlé à voix basse :

Néhémie, notre cause a besoin d'un coopérateur déterminé et je me suis souvenu de toi pour défendre nos principes sacrés.

De quoi s'agit-il ? - a demandé l'autre avec un sourire énigmatique. - Ordonnez et je suis prêt à obéir.

Tu as déjà entendu parler d'un faux thaumaturge appelé Etienne ?

L'un de ces hommes détestables du « Chemin » ? J'en ai déjà entendu parler, d'ailleurs il m'a semblé reconnaître dans ses idées celles d'un véritable halluciné.

Parfait, tu le connais de près - a répliqué le jeune docteur satisfait. - J'ai besoin que quelqu'un le dénonce comme blasphémateur en raison de la Loi et rappelle-moi plus tard ta coopération en ce sens.

Rien que ça ? - a demandé l'interpellé avec malice. - C'est facile et un plaisir. Ne l'ai- je pas entendu dire que le charpentier crucifié est à la base de la vérité divine ? Cela est plus qu'un blasphème. Il s'agit d'un révolutionnaire dangereux qui doit être puni comme calomniateur de Moïse.

Très bien ! - s'exclama Saûl avec un large sourire. -Je compte donc sur toi.

Le lendemain, Néhémie a comparu au Sanhédrin et a dénoncé le généreux prédicateur de l'Évangile pour blasphème et pour calomnie, ajoutant de lui-même des commentaires diffamatoires. Dans le dossier d'accusation, Etienne y figurait comme un vulgaire sorcier, maître de règles subversives au nom d'un faux Messie que Jérusalem avait crucifié quelques années auparavant sur des accusations identiques. Néhémie se présentait comme victime de la dangereuse secte qui avait porté atteinte et perturbé sa famille, et affirmait avoir été témoin de sordides sorcelleries pratiquées au préjudice d'autrui.

Saûl de Tarse a noté les moindres déclarations soulignant les détails compromettants.

La nouvelle éclata dans l'église du « Chemin », ayant des effets singuliers et pénibles. Les moins déterminés, avec Jacques en premier, se sont laissés émouvoir par des considérations de tout ordre, craignant de se voir poursuivis ; mais Etienne, tout comme Simon Pierre et Jean, restait absolument serein et recevait avec bonne humeur l'ordre de répondre courageusement à l'assignation.

Plein d'espoir, il suppliait Jésus de ne pas l'abandonner, de manière à témoigner de la richesse de sa foi évangélique.

Et il attendit cette opportunité avec fidélité et joie.

DEVANT LE SANHÉDRIN

Le jour dit, la grande enceinte de la plus haute instance Israélite se remplissait d'une foule de croyants et de curieux, avides d'assister au premier débat entre les prêtres et les hommes miséricordieux et étranges du « Chemin ». L'assemblée rassemblait ce que Jérusalem avait de plus aristocratique et de plus cultivé. Et bien qu'il s'agisse d'un acte public, les mendiants n'y eurent pas accès.

Le Sanhédrin exhibait ses personnages les plus éminents. Se mêlant aux prêtres et aux maîtres d'Israël, on pouvait remarquer la présence des personnalités les plus saillantes du pharisaïsme. Il y avait là des représentants de toutes les synagogues.

Connaissant l'acuité intellectuelle d'Etienne, Saûl voulait opposer le scénario, où dominait son talent, à l'humble église des adeptes du charpentier deNazareth. Au fond, son mobile résidait dans la vaniteuse démonstration de sa supériorité, caressant en même temps, l'intime espoir de convaincre Etienne à rejoindre les rangs du judaïsme. En conséquence, il avait préparé cette réunion dans les conditions requises pour impressionner ses sens.

Etienne comparaissait comme un homme appelé à se défendre des accusations qui lui étaient imputées, et non comme un prisonnier ordinaire obligé de rendre des comptes à la justice. Analysant sa situation, il avait donc supplié les apôtres galiléens de ne pas l'accompagner, considérant non seulement qu'ils devaient rester auprès des malades, mais aussi la possibilité de sérieux accrochages en cas de comparution des adeptes du « Chemin », vu la fermeté d'esprit avec laquelle il chercherait à sauvegarder la pureté et la liberté de l'Évangile du Christ. En outre, les recours dont ils pouvaient disposer étaient très modestes et il ne serait pas juste de les confronter à la puissance suprême des prêtres qui avaient trouvé le moyen de crucifier le Messie lui-même. Pour le « Chemin », il n'y avait que les malheureux infirmes ; les pures convictions des plus humbles ; la gratitude des plus malheureux - seule force puissante par son contenu de vertu divine à soutenir sa cause devant les autorités dominantes du monde. Réfléchissant à cela, il éprouvait la joie d'assumer seul la responsabilité de son attitude, sans compromettre ses compagnons, comme l'avait fait un jour Jésus dans son apostolat sublime. Si nécessaire, il ne dédaignerait pas la possibilité du dernier sacrifice, témoignage sacré de l'amour à son cœur auguste et miséricordieux. La souffrance, pour Lui, lui serait douce. Ses arguments vaincraient les ardeurs des compagnons les plus véhéments. Ainsi, sans le moindre soutien, il comparut au Sanhédrin, très impressionné en voyant sa grandeur et sa somptuosité. Habitué aux tableaux tristes et pauvres des faubourgs où se réfugiaient les malheureux de toute espèce, il était fasciné par la richesse du Temple, par l'aspect magnifique de la tour des Romains, par les bâtiments résidentiels de style grec, par la façade des synagogues qui s'éparpillaient en grand nombre de toute part.

Comprenant l'importance de cette session où accouraient les éléments de l'élite pour manifester leur intérêt marqué pour Saûl qui, à ce moment-là, était l'expression de la jeunesse la plus vibrante du judaïsme, le Sanhédrin avait demandé le soutien de l'autorité romaine pour le maintien absolu de l'ordre. La cour provinciale n'avait pas lésiné sur les mesures prises. Les patriciens eux-mêmes résidant à Jérusalem comparurent nombreux au grand événement du jour, sachant qu'il s'agissait du premier procès sur les idées enseignées par le prophète nazaréen depuis sa crucifixion qui avait laissé tant de perplexité et tant de doutes dans l'esprit du public.

Lorsque la grande enceinte régurgitait de monde de la haute société, conduit par un représentant du Temple, Etienne s'est assis à la place préalablement désignée et resta là sous la garde de soldats qui le fixaient ironiquement.

La session commença avec toutes les formalités réglementaires. Pour initier les travaux, le grand sacrificateur annonça le choix de Saûl, selon son propre désir d'interpeller le dénoncé et d'enquêter sur l'extension de la faute dans l'avilissement des principes sacrés de la race. En recevant cette invitation pour être le juge de l'acte, le jeune tarsien a esquissé un sourire triomphant. D'un geste impérieux, il a ordonné que l'humble prédicateur du « Chemin » s'approche du centre de la salle somptueuse où se dirigea Etienne, calmement accompagné par deux gardes aux sourcils froncés.

Le jeune homme de Corinthe fixa le tableau qui l'entourait, remarquant le contraste de l'une et de l'autre assemblées présentes, tout en se rappelant la dernière réunion dans la pauvre église où il fut amené à connaître l'antagoniste si capricieux. N'étaient-ce pas eux les « moutons égarés » de la maison d'Israël dont parlait Jésus dans ses éloquents enseignements ? Même si le judaïsme n'avait pas accepté la mission de l'Évangile, comment conciliaient-ils les commentaires sacrés des prophètes et leur exemple élevé de vertu, avec l'avarice et l'immoralité ? Moïse lui-même était un esclave et par dévouement à son peuple, il avait souffert d'innombrables difficultés à chaque jour de son existence consacrée au Tout-Puissant. Job avait supporté des misères sans-nom et avait donné le témoignage de sa foi par les souffrances les plus arrières. Jérémie avait pleuré incompris. Amos avait éprouvé le fiel de l'ingratitude. Comment les Israélites pouvaient-ils harmoniser l'égoïsme avec la sagesse aimante des Psaumes de David ? Il était étrange qu'étant si fervents dans la Loi, ils se livrent d'une manière aussi absolue aux intérêts mesquins, quand Jérusalem était pleine de familles, sœurs par leur race, dans un complet abandon. Comme assistant d'une modeste communauté, il connaissait de près les besoins et les souffrances du peuple. À ces onctions, il sentait que le Maître de Nazareth grandissait davantage maintenant à ses yeux, distribuant parmi les angoissés, les espoirs les plus purs et les plus réconfortantes vérités spirituelles.

Il n'était pas encore revenu de la surprise avec laquelle il examinait les tuniques brillantes et les ornements d'or exhibés dans l'enceinte, que la voix de Saûl claire et vibrante le rappela à la réalité de la situation.

Après avoir lu l'acte d'accusation où Néhémie figurait comme principal témoin et qui fut écouté avec la plus grande attention, Saûl a interrogé Etienne sur un ton à la fois intrépide et hautain :

Comme vous voyez, vous êtes accusé de blasphémateur, de calomniateur et de sorcier devant les autorités les plus représentatives. Néanmoins, avant toute décision, le tribunal désire connaître votre origine pour déterminer les droits qui vous assistent en cet instant. Êtes-vous par hasard de famille Israélite ?

L'interrogé est devenu pâle, mesurant les difficultés d'une complète identification au cas où cela serait indispensable, mais il répondit avec fermeté :

J'appartiens aux enfants de la tribu d'Issacar.

Le docteur de la Loi fut un peu surpris, mais l'assemblée ne le perçut pas, et il poursuivit :

En tant qu'Israélite, vous avez le droit de répondre librement à mes interpellations ; néanmoins, il est nécessaire d'éclaircir que cette condition ne vous exemptera pas des lourdes punitions au cas où vous persévéreriez dans l'exposition des graves erreurs d'une doctrine révolutionnaire dont le fondateur a été condamné à la croix infamante par l'autorité de ce tribunal, où pontifient les enfants les plus vénérables des tribus de Dieu. D'ailleurs, appréciant par supposition votre origine, je vous ai invité à discuter loyalement avec moi, lors de notre première rencontre à l'assemblée des hommes du « Chemin ». J'ai fermé les yeux sur le cadre de misère qui m'entourait pour analyser uniquement vos dons intellectuels ; mais démontrant une étrange exaltation d'esprit, peut-être en vertu des sorcelleries dont les influences sont évidentes en ces lieux, vous vous êtes maintenu dans une singulière réserve d'opinion malgré mes appels réitérés. Votre attitude inexplicable a amené le Sanhédrin à considérer la présente dénonciation de votre nom comme ennemi de nos conventions. Vous serez donc obligé de répondre à toutes les interpellations justes et nécessaires et je vous rappelle que le titre d'Israélite ne pourra vous exempter de la punition réservée aux traîtres de notre cause.

Après un laps de temps pendant lequel le juge et le dénoncé purent vérifier l'anxieuse expectative de l'assemblée, Saûl se mit à l'interroger :

Pourquoi avez-vous rejeté mon invitation à débattre quand j'ai honoré le prêche du « Chemin » de ma présence ?

Etienne, dont le regard était étincelant comme inspiré par une force divine, a répondu d'une voix ferme, sans révéler l'émotion qui le dominait intérieurement :

Le Christ, que je sers, a recommandé à ses disciples d'éviter, à tout moment, le ferment de la discorde. Quand au fait d'avoir honoré mon humble parole de votre présence, je vous remercie de cette preuve d'intérêt immérité, mais je préfère considérer comme David8 que notre âme se glorifie en l'Eternel, puisque nous ne possédons rien de bon en nous-mêmes si Dieu ne nous soutient pas par la grandeur de sa gloire.

Face à cette subtile leçon qui lui était jetée au visage, Saûl de Tarse se mordit les lèvres, pris de colère et de dépit, il chercha maintenant à éviter toute allusion personnelle pour ne pas tomber dans une situation semblable, et il poursuivit :

Vous êtes accusé de blasphème, de calomnie et de sorcellerie.

Je me permets de vous demander dans quel sens -répliqua l'interpellé avec audace.

(8) Psaumes de David, chapitre 34, verset 2. - (Note d'Emmanuel)

De blasphème quand vous présentez le charpentier de Nazareth comme Sauveur, de calomniateur quand vous narguez la Loi de Moïse reniant les principes sacrés qui régissent les destinées. Confirmez-vous tout cela ? Approuvez-vous ces accusations ?

Sans hésiter. Etienne a éclairci :

Je maintiens croire que le Christ est le Sauveur promis par l'Éternel ;"i travers les enseignements des prophètes d'Israël qui ont pleuré et ont souffert pendant de longs siècles pour nous transmettre les douces joies de la Promesse. Quant à la seconde partie, je suppose que l'accusation procède d'une interprétation erronée de mes propos. Je n'ai Jamais cessé de vénérer la Loi et les Écrits sacrés, mais Je considère que l'Évangile de Jésus est leur divin complément. Les premiers sont le travail des hommes, le second est le salaire de

Dieu aux fidèles travailleurs.

Vous êtes donc d'avis - a dit Saûl sans dissimuler son irritation devant tant d'assurance - que le charpentier est plus grand que le grand législateur ?

Moïse est la justice par la révélation, mais le Christ est l'amour vivant et permanent.

À cette réponse de l'accusé, il y eut un mouvement d'exaltation dans la grande assemblée. Quelques pharisiens irrités criaient des injures. Saûl, néanmoins, leur fit un signe impérieux et le silence revint permettant de reprendre l'interrogatoire. Et donnant à sa voix un timbre de sévérité, il a continué :

Vous êtes Israélite et jeune encore. Une intelligence appréciable joue en votre faveur. Nous avons donc le devoir, avant toute punition, d'œuvrer pour que vous reveniez auprès des vôtres. Il est naturel de traiter le frère déserteur avec sympathie avant d'en arriver à faire appel aux armes. La Loi de Moïse pourrait vous conférer une situation exemplaire, mais quel avantage retireriez-vous de la parole insignifiante, inexpressive, de l'ouvrier ignorant de Nazareth qui a rêvé de gloire pour payer les plus fous espoirs sur une croix d'ignominie ?

Je dédaigne la valeur purement conventionnelle que la Loi pourrait m'offrir en échange de l'aide à la politique du monde qui change tous les jours, sachant que notre sécurité réside dans la conscience illuminée avec Dieu et pour Dieu.

Mais, qu'attendez-vous du mystificateur qui a jeté la confusion parmi nous pour mourir sur le Calvaire ? - lui rétorqua Saûl exalté.

Le disciple du Christ doit savoir qui il sert et je m'honore d'être un humble instrument entre ses mains.

Nous n'avons pas besoin d'un innovateur pour la vie d'Israël.

Vous comprendrez un jour que pour Dieu, Israël signifie l'humanité entière.

Face à cette réponse audacieuse, presque la totalité de l'assemblée a éclaté en huées, montrant sa franche hostilité au dénoncé de Néhémie. En raison d'un régionalisme intransigeant, les Israélites ne toléraient pas l'idée de fraternisation avec les peuples qu'ils considéraient comme barbares et gentils. Alors que les plus exaltés laissaient libre cours à des protestations véhémentes, les Romains observaient la scène avec curiosité et intérêt comme s'ils étaient à une cérémonie festive.

Après une longue pause, le futur rabbin a continué :

En énonçant un tel principe concernant la situation du peuple élu, vous confirmez l'accusation de blasphème de votre première condamnation.

Et cela ne m'intimide pas - a dit l'accusé résolument - ; aux fières illusions qui nous conduiraient à de ténébreux abîmes, je préfère croire, avec le Christ, que tous les hommes sont les enfants de Dieu et méritent l'affection du même Père.

Saûl se mordit les lèvres furieusement et prenant l'attitude sévère d'un juge, il a poursuivi sèchement.

Vous calomniez Moïse en proférant de telles paroles. J'attends votre confirmation.

L'interpellé, cette fois, lui a adressé un regard significatif et a énoncé :

Pourquoi attendez-vous une confirmation puisque vous obéissez à des critères arbitraires ?

L'Évangile ignore les complications de la casuistique. Je ne dédaigne pas Moïse, mais je ne peux cesser de proclamer la supériorité de Jésus-Christ. Vous pouvez rédiger des sentences et prononcer des anathèmes contre moi ; néanmoins, il faut que quelqu'un coopère avec le Sauveur pour rétablir la vérité par-dessus tout et cela malgré les plus douloureuses conséquences. Je suis ici pour le faire et je saurai payer pour le Maître le prix de la plus pure fidélité.

Après avoir fait cesser les cris étouffés de l'assistance, Saûl dit à nouveau :

Le tribunal vous reconnaît comme calomniateur passible de punitions relatives à ce titre odieux.

Et dès que furent enregistrées les nouvelles déclarations par le scribe qui notait les termes de l'enquête, il a souligné sans déguiser la colère qui le dominait :

Il ne faut pas oublier que vous êtes accusé de sorcier. Que répondez-vous à cela ?

De quoi m'accuse-t-on dans ce cas ? - a interrogé le prédicateur du « Chemin », avec

brio.

Moi-même, je vous ai vu guérir une Jeune muette, un samedi, et j'ignore la nature des sortilèges que vous avez utilisé pour le faire.

Ce n'est pas moi qui al pratique cet acte d'amour, comme vous m'avez certainement entendu l'affirmer, ce fut le Christ par l'intermédiaire de ma pauvreté qui n'a rien de bon.

Vous croyez-vous innocenté par cette déclaration ingénue ? - a objecté Saûl avec ironie. - Cette prétendue humilité ne vous excuse pas. J'ai été témoin du fait et seule la sorcellerie peut élucider vos étranges ascendants.

Loin de se sentir perturbé, l'accusé a répondu inspiré :

Et pourtant le judaïsme est plein de ces faits que vous jugez ne pas comprendre. En vertu de quel sortilège Moïse a-t-il réussi à faire jaillir d'une roche la source d'eau vive ? Par quelle sorcellerie le peuple élu a vu devant lui s'ouvrir les vagues révoltées de la mer pour fuir à temps la captivité ? Avec quel talisman, Josué a-t-il jugé pouvoir retarder la marche du soleil ? Ne voyez-vous pas dans tout cela le secours de la Providence divine ? Nous n'avons rien, voilà pourquoi dans l'accomplissement de notre devoir, nous devons tout attendre de la miséricorde divine.

Analysant la réponse concise, révélatrice de raisonnements logiques, inattaquables, le docteur de Tarse grinçait presque des dents. Un rapide coup d'œil à l'assemblée lui fit comprendre que beaucoup avaient de la sympathie et de l'admiration pour l'antagoniste. Il en était déconcerté au fond. Comment retrouver son calme vu son tempérament impulsif qui le poussait à une extrême émotivité ? Réfléchissant à la dernière assertion d'Etienne, il avait des difficultés à coordonner un argument décisif.

Sans pouvoir révéler sa propre déception, incapable de trouver la bonne réponse, il a considéré l'urgence d'une sortie adéquate et s'est adressé au grand sacrificateur en ces termes :

L'accusé certifie par ses paroles la dénonciation dont il a fait l'objet. Il vient d'admettre devant le public qu'il est blasphémateur, calomniateur et sorcier. Néanmoins par sa condition de naissance, il a droit à la dernière défense indépendamment de mes interprétations de juge. Je propose donc que l'autorité compétente lui accorde ce recours.

Un grand nombre de prêtres et de personnalités éminentes se regardèrent presque avec étonnement comme s'ils se réjouissaient de la première défaite du fier docteur de la Loi dont la parole toujours vibrante avait réussi à vaincre tous ses adversaires, et fixaient son visage rouge de colère qui dénonçait la tempête qui hurlait dans son coeur.

Une fois acceptée la proposition formulée par le juge de la cause, Etienne put s'utiliser d'un droit qui lui était conféré par sa naissance.

Se levant noblement, il a dévisagé l'audience attentive qui l'observait de toute part. Il a deviné que la majorité voyait en lui un dangereux ennemi des traditions ethniques, telle était leur expression d'hostilité ; mais il a remarqué aussi que quelques Israélites le regardaient avec sympathie et compréhension. Et se valant de ce soutien, il ressentit en lui un certain courage à exposer avec une plus grande sérénité les enseignements sacrés de l'Évangile. Instinctivement, il s'est souvenu de la promesse de Jésus à ses continuateurs, qui disait qu'il serait présent à l'instant du témoignage par la parole. Il ne devait pas trembler devant les provocations inconscientes du monde.

Plus que jamais, il eut la conviction que le Maître l'assisterait dans l'exposition de sa doctrine d'amour.

Alors qu'une grave expectative dominait la salle, il se mit à parler d'une manière impressionnante :

Israélites ! Quelle que soit la force de nos divergences religieuses, nous ne pourrions modifier nos liens de fraternité en Dieu - le suprême concesseur de toutes les grâces. C'est à ce Père, généreux et juste, que j'élève ma prière pour notre compréhension fidèle des vérités saintes. Autrefois, nos ancêtres ont entendu les exhortations grandioses et profondes des émissaires du ciel. Pour organiser un avenir de paix solide à leurs descendants, nos grands- pères ont souffert les misères et les pénuries de la captivité. Leur pain était mouillé des larmes de l'amertume, la soif les affligeait. Ils perdirent tout espoir d'indépendance, des persécutions sans nom détruisirent leur foyer, augmentant leurs souffrances dans les luttes quotidiennes. Les saints hommes d'Israël ont marché vers leurs martyres honorables comme vers une glorieuse couronne de triomphe. La parole de l'Éternel les a nourris à travers toutes les vicissitudes. Leur expérience est un patrimoine puissant et sacré. D'elle, nous tenons la Loi et les Écrits des prophètes. Malgré cela, nous ne pouvons pas tromper notre soif. Notre conception de la justice est le fruit d'un labeur millénaire où nous employons les plus grandes énergies, mais nous sentons intuitivement qu'il existe quelque chose de plus élevé au-delà. Nous avons la prison pour ceux qui se détournent du chemin, la vallée des immondes pour ceux qui tombent malades sans la protection de leur famille, la lapidation sur la place publique pour les femmes qui succombent, l'esclavage pour les endettés, les trente-neuf coups de fouet pour les plus malheureux. Cela suffit-il ? Les leçons du passé ne sont-elles pas pleines du mot « miséricorde » ? Quelque chose parle à notre conscience d'une vie plus grande qui inspire des sentiments plus élevés et plus beaux. Grand fut le travail au long cours multiséculaire, mais le Dieu juste a répondu aux appels des angoissés du cœur en envoyant son Fils bien-aimé - le Christ Jésus !...

L'assemblée écoutait grandement surprise. Cependant quand l'orateur a souligné plus fortement la référence faite au Messie de Nazareth, les pharisiens présents s'élevèrent ensemble avec le jeune de Tarse et éclatèrent en protestations criant hallucinés :

Anathème ! Anathème !... Punition au transfuge !

Etienne reçut avec sérénité la violente réprobation et dès que l'ordre fut rétabli, il a continué avec fermeté :

Pourquoi me huez-vous de cette manière ? Toute précipitation de Jugement démontre de la faiblesse. Premièrement, J'ai renoncé à toute discussion considérant que tout le ferment de la discorde doit être éliminé ; mais au quotidien le Christ nous convoque à un nouveau travail et, certainement qu'aujourd'hui, le Maître m'appelle afin de vous parler de ses puissantes vérités. Vous désirez m'imposer le ridicule et la plaisanterie? Cela, cependant, doit me consoler parce que Jésus est passé par là à un degré bien plus élevé. Malgré votre répulsion, je m'honore de proclamer les gloires parfaites du prophète nazaréen dont la grandeur venait à la rencontre de nos ruines morales, nous relevant avec son Évangile de rédemption vers Dieu.

Un nouveau torrent d'injures lui a coupé la parole. Des railleries et de dures insultes lui étaient lancées au hasard, de tous côtés. Etienne n'a pas fléchi. Se tournant, serein, il a fixé noblement les spectateurs, gardant l'intuition que les plus exaltés étaient les pharisiens les plus profondément atteints par les nouvelles vérités.

Attendant qu'ils retrouvent leur calme, il a encore dit :

Amis pharisiens, pourquoi vous entêtez-vous à ne pas comprendre ? Craignez-vous par hasard la réalité de mes affirmations ? Si vos protestations sont fondées sur la crainte, taisez-vous pour que je continue. Je vous rappelle que je me rapporte à nos erreurs du passé et celui qui s'associe dans la faute, donne le témoignage de l'amour au chapitre des réparations. Malgré nos misères, Dieu nous aime et tout en reconnaissant ma propre indigence, ne pourrais-je pas vous parler comme un frère. Néanmoins si vous exprimez du désespoir et de la révolte, souvenez-vous que nous ne pourrons pas fuir la réalité de notre profonde insignifiance. Vous avez peut-être lu les leçons d'Ésaïe ? Il convient de prendre en considération l'exhortation9 : Ne sortez pas avec précipitation, ne partez pas en fuyant ; car l'Éternel ira devant vous, et le Dieu d'Israël fermera votre marche. Écoutez-moi ! Dieu est le Père, le Christ est notre Seigneur.

Nombreux sont ceux qui parlent de la Loi de Moïse et des prophètes ; néanmoins, pourriez-vous affirmer avec la main sur la conscience le parfait respect de ses glorieux enseignements ? Ne seriez-vous pas aveugles actuellement en vous niant la compréhension du message divin ? Celui que vous appelez ironiquement le charpentier de Nazareth, a été l'ami de tous les malheureux. Son propos ne s'est pas limité à exposer des principes philosophiques. Par l'exemple, il a changé nos habitudes, il a reformé les idées les plus élevées avec le sceau de l'amour divin. Ses mains ont anobli le travail, ont pansé les ulcères, ont guéri les lépreux, ont donné la vue aux aveugles. Son cœur s'est réparti entre tous les hommes par la nouvelle compréhension de l'amour qu'il nous a apporté par l'exemple le plus pur.

(9) Ésaïe, chapitre 52. Verset 12. - (Note d'Emmanuel)

Ignorez-vous par hasard que la parole de Dieu a des auditeurs et des pratiquants ? Il faudrait vous demandez si vous n'avez pas été que de simples auditeurs de la Loi pour ne pas fausser votre témoignage.

Jérusalem ne semble pas à mes yeux le sanctuaire des traditions de la foi que j'ai connu à travers les dires de mes parents dans mon enfance. Aujourd'hui, elle donne l'impression d'un grand bazar où se vendent les choses sacrées. Le Temple est plein de négociants. Les synagogues régurgitent de sujets concernant des intérêts mondains. Les cellules pharisiennes ressemblent à un guêpier d'intérêts mesquins. Le luxe de vos tuniques choque. Vos dépenses étonnent. Ne savez-vous pas qu'à l'ombre de vos murs, il y a des malheureux qui meurent de faim ? Je viens des faubourgs où se concentre une grande partie de nos misères.

Vous parlez de Moïse et des prophètes, je répète. Croyez-vous que les vénérables ancêtres négociaient avec les biens de Dieu ? Le grand législateur a vécu des expériences terribles et pénibles. Jérémie a connu de longues nuits d'angoisses à travailler pour l'intangibilité de notre patrimoine religieux au milieu des égarements de Babylone. Amos était un pauvre berger, fils du travail et de l'humilité. Elias a souffert tous les types de persécutions, forcé à se réfugier dans le désert, n'ayant que des larmes comme prix de son illuminisme. Esdras a été un modèle de sacrifice pour la paix de ses compatriotes. Ézéquiel a été condamné à mort pour avoir proclamé la vérité. Daniel a supporté les peines infinies de la captivité. Mentionnez-vous nos héroïques instructeurs du passé rien que pour justifier la joie égoïste de la vie ? Où se trouve donc votre foi ? Dans le confort oisif, ou dans le travail productif ? Dans la bourse du monde, ou dans votre cœur qui est le temple divin ? Vous stimulez la révolte et vous voulez la paix ? Vous explorez votre prochain et vous parler d'amour pour Dieu ? Ne vous rappelez-vous pas que l'Éternel ne peut pas accepter les louanges des lèvres quand le cœur de la créature reste loin de lui ?

Face au souffle de cette sublime inspiration, l'assemblée était statique, incapable de se définir. Beaucoup d'Israélites pensaient voir en Etienne la résurgence de l'un des antiques prophètes de la race. Mais comme s'ils cassaient la mystérieuse force qui les interloquait, les pharisiens firent entendre un vacarme assourdissant, gesticulant au hasard, prononçant des injures, afin d'atténuer la forte impression causée par les élans éloquents et chaleureux de l'orateur.

Lapidons l'immonde ! Tuons la calomnie ! Anathème au chemin de Satan !...

Pendant cela, Saûl était devenu rouge de colère. Il ne réussissait pas à déguiser la fureur de son tempérament impulsif qui débordait de ses yeux inquiets et brillants.

Il a marché rapidement vers l'accusé, laissant comprendre qu'il allait faire cesser ses propos et l'assemblée s'est bientôt calmée bien que la rumeur des commentaires étouffés continue.

Percevant qu'il allait peut-être être soumis à la violence d'autant que les pharisiens demandaient sa mort, Etienne a fixé du regard les plus ironiques et les plus emportés, s'exclamant d'une voix forte et tranquille :

Votre attitude ne m'intimide pas. Le Christ a été clair en nous recommandant de ne pas craindre ceux qui ne peuvent que tuer notre corps.

Il n'a pu continuer. Le jeune tarsien, les mains sur la ceinture, le regard menaçant et les gestes rudes comme s'il affrontait un malfaiteur ordinaire, lui a crié furieusement à l'oreille :

Ça suffit ! Ça suffit ! Plus un mot !... Maintenant que t'a été accordé le dernier recours inutilement, j'utiliserai aussi mon droit de naissance, face à un frère déserteur.

Et ses poings fermés sont tombés sur le visage d'Etienne sans qu'il ait la moindre réaction. Les pharisiens ont applaudi ce geste brutal par des cris délirants comme si c'était un jour de fête. Donnant libre cours à sa folie, Saûl frappait sans compassion. Sans argument d'ordre moral, face à la logique de l'Évangile, il faisait appel à la force physique, satisfaisant sa nature volontaire.

Le prédicateur du « Chemin », soumis à de tels extrêmes, implorait l'aide de Jésus pour ne pas trahir son témoignage. Malgré la réforme radicale que l'influence du Christ avait imposée à ses idées les plus secrètes, il ne pouvait fuir la douleur de sa dignité blessée. Il a cherché, néanmoins, à reprendre immédiatement ses énergies dans la compréhension de la résignation que le Maître avait prêchée comme leçon suprême. Il s'est souvenu des sacrifices de son père à Corinthe, a revu mentalement son supplice et sa mort. L'épreuve angoissante dont il avait souffert lui revint en mémoire et il se dit que rien que dans la connaissance de Moïse et des prophètes il avait trouvé tant d'énergie morale pour affronter les ignorants de la bonté divine, comment ne pourrait-il pas témoigner maintenant qu'il avait le Christ dans son cœur ? Ces pensées affluaient à son cerveau tourmenté comme un baume de suprême consolation. Néanmoins, malgré la force de son esprit qui marquait son caractère, il se vit couler de copieuses larmes. Quand il remarqua les sanglots se mêler au sang qui jaillissait des blessures que ses poings avaient ouvertes sur son visage, Saûl de Tarse s'est retenu satisfait dans son immense colère. Il ne pouvait pas comprendre la passivité avec laquelle l'agressé avait reçu les coups de sa force rompue aux exercices sportifs.

La sérénité d'Etienne le perturba encore davantage. Sans aucun doute, il était face à une énergie ignorée.

Esquissant un sourire de raillerie, il l'a averti hautain :

Tu ne réagis pas, lâche ? Ton école est aussi celle de l'indignité ?

Le prédicateur chrétien, malgré ses yeux humides, a répondu avec fermeté :

La paix diffère de la violence, tout comme la force du Christ diverge de la vôtre.

Discernant une telle supériorité d'idées, le docteur de la Loi ne pouvait pas cacher le dépit et la rage qui transparaissaient de son regard foudroyant. Il semblait au comble de l'irritation, plongé dans les plus grandes absurdités. On aurait dit qu'il était arrivé au summum de la tolérance et de sa capacité à résister.

Il se retourna pour constater l'approbation de ses partisans qui étaient majoritaires et s'adressa au grand sacrificateur à qui il demanda un jugement cruel. L'effort physique fut tel que sa voix tremblait.

À l'analyse de l'acte d'accusation - ajouta-t-il hautain - et considérant les graves insultes ici pratiquées, comme juge de la cause je demande que l'accusé soit lapidé.

Des applaudissements frénétiques ont fait suite à ses paroles inflexibles. Les pharisiens si durement atteints par les propos ardents du disciple de l'Évangile pensaient ainsi se venger de ce qu'ils considéraient comme de l'arrogance criminelle à leurs prérogatives.

L'autorité supérieure reçut la requête et voulut la soumettre au vote au sein du cercle restreint des collègues les plus éminents.

C'est alors que Gamaliel, après avoir parlé à voix basse avec ses collègues de l'investiture élevée, commentant peut-être le caractère généreux et l'incontrôlable impulsivité de l'ex-disciple laissant entendre que la sanction proposée serait la mort immédiate du prédicateur du «Chemin », s'est levé dans le cénacle agité et a dit noblement :

Ayant droit au vote dans ce tribunal et ne désirant pas précipiter la solution d'un problème de conscience, je propose que la sentence demandée soit étudiée plus avant, alors que l'accusé sera maintenu en prison jusqu'à ce que sa responsabilité soit reconnue devant la justice.

Saûl perçut le point de vue de l'ancien maître en déduisant qu'il mettait en jeu son sens de la tolérance bien connu. Cet avertissement contrariait excessivement ses résolutions, mais sachant qu'il ne pourrait pas vaincre l'autorité vénérable, il a scandé :

J'accepte la proposition en ma capacité de juge ; bien que l'exécution de la peine soit reportée comme vous le désirez et vu le poison distillé par les propos irrévérents et ingrats exprimés par l'accusé, j'espère que celui-ci sera immédiatement jeté en prison ligoté. Et je propose également que des investigations plus poussées soient faites sur les activités prétendument miséricordieuses des dangereux croyants du « Chemin », afin d'extirper par la racine la notion d'indiscipline créée par eux contre la Loi de Moïse, mouvement révolutionnaire aux conséquences imprévisibles qui signifie, en substance, désordre et confusion dans nos propres rangs et funeste oubli des conventions divines, conjurant ainsi la propagation du mal dont la croissance intensifiera les punitions.

La nouvelle proposition fut complètement approuvée. Avec sa profonde expérience des hommes, Gamaliel avait compris qu'il était indispensable d'accorder quelque chose.

Autorisé par le Sanhédrin, Saûl de Tarse put donc initier les mesures les plus téméraires concernant les activités du « Chemin », avec l'ordre de censurer, de corriger et d'arrêter tous les descendants d'Israël dominés par les sentiments tirés de l'Évangile, considéré à partir de là par le régionalisme sémite comme une source de poison idéologique grâce auquel l'audacieux charpentier nazaréen prétendait révolutionner la vie Israélite en provoquant la dissolution de ses liens les plus légitimes.

Devant Etienne prisonnier, le jeune tarsien a reçu la notification officielle avec un sourire triomphant.

La mémorable session se termina ainsi. De nombreux compagnons entourèrent le jeune juif, le félicitant de son ardente allocution, fidèle à l'hégémonie de Moïse. L'ex-disciple de Gamaliel recevait les salutations de ses amis et murmurait réconforté :

- Je compte sur vous tous, nous combattrons jusqu'au bout.

Les travaux de l'après-midi avaient été éprouvants, mais l'intérêt éveillé avait été énorme. Etienne était très fatigué. Devant les groupes qui se retiraient manifestant les commentaires les plus divers, il fut ligoté avant d'être conduit en prison. Absorbé par l'exemple du Maître, malgré la fatigue, il avait la conscience tranquille. Avec une joie sincère au fond, il constatait, une fois de plus, que Dieu lui avait accordé l'occasion de témoigner sa foi.

Quelques instants plus tard, l'ombre du crépuscule semblait rapidement avancer vers la nuit noire.

Après avoir supporté les plus cinglantes humiliations de la part des pharisiens qui se retiraient avec une impression profonde de dépit, gardé par des soldats rudes et insensibles, il se retrouva en prison portant de lourdes chaînes.

LES PREMIERES PERSECUTIONS

En raison de son autorité et de sa renommée, Saûl de Tarse avait été impressionné par l'intrépidité d'Etienne et conformément à son impulsivité, il se laissait exalter par l'idée de vengeance. À son avis, le prédicateur de l'Évangile lui avait infligé des humiliations publiques qui imposaient des réparations équivalentes.

Bien qu'étant à nouveau à Jérusalem depuis peu, tous les cercles de la société ne cachaient pas l'admiration qu'ils lui vouaient. Les intellectuels du Temple voyaient en lui une forte personnalité, un véritable guide, le considérant comme un maître du rationalisme supérieur. Les prêtres les plus anciens et les docteurs du Sanhédrin reconnaissaient son intelligence aiguë et déposaient en lui leurs espoirs pour l'avenir. À l'époque, sa Jeunesse dynamique, tournée presque entièrement vers le ministère de la Loi, centralisait pour ainsi dire tous les intérêts de la casuistique. Avec l'astuce psychologique qui le caractérisait, le jeune tarsien connaissait le rôle que Jérusalem lui destinait. Ainsi, les controverses d'Etienne avaient touché les fibres les plus sensibles de son cœur. Au fond, son ressentiment était la marque d'une jeunesse ardente et sincère ; néanmoins, la vanité blessée, l'orgueil racial, l'instinct de domination, brouillaient sa vision spirituelle.

Au fond, il haïssait maintenant ce Christ crucifié parce qu'il détestait Etienne, considéré alors comme un dangereux ennemi. Il ne pouvait tolérer toute la teneur de cette doctrine, apparemment simple, mais qui venait ébranler le fondement des principes établis. Il poursuivrait implacablement le « Chemin », et tous ceux qui lui étaient associés.

Intentionnellement, il mobiliserait toute l'influence dont il disposait pour étendre l'inquisition qui s'imposait. Bien sûr, il devrait compter sur les reproches conciliants d'un Gamaliel et de quelques autres esprits qui, à son avis, se laisseraient tromper par la philosophie de bonté que les Galiléens avaient suscité avec les nouvelles écritures ; mais il était convaincu que la majorité pharisaïque de la fonction politique resterait à ses côtés, le soutenant dans l'entreprise initiée.

Le lendemain de l'emprisonnement d'Etienne, avec le maximum d'habileté, il se mit en quête des premières forces. Afin de trouver des sympathisants pour mettre en œuvre le large mouvement de persécution qu'il prétendait réaliser, il rendit visite aux personnalités les plus éminentes du judaïsme, s'abstenant cependant de faire appel à la coopération des autorités manifestement pacifistes. L'influence des prudents ne l'intéressait pas. Il avait besoin de tempéraments comme le sien pour que le soutien ne manque pas.

Après avoir mis en place un vaste projet avec ses compatriotes, il sollicita une audience à la cour provinciale pour obtenir l'appui des Romains chargés de résoudre tous les sujets politiques de la province. Bien que résidant officiellement en Césarée, le procureur était de passage en ville et c'est ainsi qu'il fut au courant des événements de la veille. En recevant la pétition du prestigieux docteur de la Loi, il lui accorda sa totale solidarité, faisant l'éloge des providences en perspective. Séduit par la verve du jeune rabbin, il lui fit comprendre, avec l'indifférence d'un homme d'état qui négligeait les sujets d'ordre religieux de tous temps et en toutes circonstances, qu'il reconnaissait que le pharisaïsme avait de multiples raisons de combattre les Galiléens ignorants qui dérangeaient le rythme des manifestations de foi dans les sanctuaires de la ville sainte. Concrétisant ses promesses, il lui accorda immédiatement le concours nécessaire pour atteindre l'objectif visé, à l'exception bien sûr des droits de nature politique que l'autorité romaine suprême devait garder intangibles.

Toutefois, l'adhésion des pouvoirs publics aux projets exposés suffisait au nouveau

rabbin.

Soutenu dans ses prérogatives par l'approbation presque générale de son plan, Saûl se mit à coordonner les premières actions pour démasquer les activités du « Chemin » dans les moindres détails. Aveuglé à l'idée de sa revanche publique, il idéalisait de sinistres tableaux dans son esprit surexcité. Dès qu'il le pourrait, 11 arrêterait tous les impliqués. L'Évangile, à ses yeux, dissimulait une sédition imminente. Il présenterait lr,s idées éloquentes d'Etienne comme étendard de l'agitation révolutionnaire, de manière à éveiller de la répulsion chez les compagnons les moins vigilants, habitués à pactiser avec le mal sous prétexte d'une tolérance conciliante. Il allierait les textes de la Loi de Moïse et ceux des Écrits sacrés pour justifier qu'il devait mener les déserteurs des principes de la race jusqu'à ce que mort s'en suive. Il démontrerait le caractère irrépréhensible de sa conduite inflexible. Il ferait tout pour conduire Simon Pierre en prison. À son avis, ce devait être lui l'auteur intellectuel du subtil complot qui se manigançait autour de la mémoire du dit charpentier. Emporté par ses idées précipitées, il en arrivait à penser que personne ne serait épargné par ses décisions irrévocables.

En ce jour qui fut marqué par la visite aux autorités les plus en vue dans l'intention de les gagner à. sa cause, d'autres faits surprenants sont venus aggraver les préoccupations qui l'assaillaient. Osée Marc et Samuel Natan, deux compatriotes très riches de Jérusalem, après avoir entendu la défense d'Etienne au Sanhédrin, impressionnés par l'éloquence et la justesse des concepts de l'orateur, distribuèrent à leurs enfants la partie de l'héritage revenant à chacun, et donnèrent au « Chemin » le reste de leurs biens. Pour cela, ils étaient allés voir Simon Pierre et avaient baisé ses mains endurcies par le travail après avoir écouté sa parole concernant Jésus-Christ.

La nouvelle se répandît dans les cercles pharisiens prenant la tournure d'un vrai scandale.

Le lendemain, face à l'agitation générale, Saûl de Tarse prit connaissance des événements que l'attitude d'Etienne avait provoqués. La défection des deux coreligionnaires se ralliant aux Galiléens lui causa un profond sentiment de révolte. On disait aussi qu'Osée et Samuel, en livrant au

« Chemin » la totalité de leurs biens, avaient déclaré en larmes qu'ils acceptaient le Christ comme le Messie promis. Les commentaires de ses amis à ce sujet l'incitaient aux plus fortes représailles. Désigné par les capricieux courants populaires comme le plus jeune défenseur de la Loi, il se sentait de plus en plus obligé de révéler son ascendant à cette charge qu'il considérait sacrée. Pour défendre son mandat, donc, il mépriserait toutes les considérations qui viendraient contredire son rigorisme où il présumait voir un devoir divin.

Face à la gravité des derniers incidents qui menaçaient la stabilité du judaïsme au sein même de ses éléments les plus éminents, il alla à nouveau voir les autorités suprêmes du Sanhédrin afin d'accélérer les répressions à venir.

Attentif à l'autorisation accordée par les plus hauts pouvoirs politiques de la province, Caifas proposa la nomination du vaillant docteur de Tarse comme chef et instigateur de toutes les mesures prises indispensables à la bonne garde et à la défense de la Loi. Il lui appartenait donc de mettre en oeuvre tous les recours qu'il jugeait nécessaires et utiles, réservant au Sanhédrin les ultimes décisions suprêmes, d'une nature plus grave.

Satisfait par le résultat de la réunion qu'il avait improvisée, le jeune tarsien fit remarquer avant de quitter ses amis :

Aujourd'hui même, je réquisitionnerai un corps de troupe qui couvrira le périmètre de la ville. Demain, j'ordonnerai la détention de Samuel et d'Osée, jusqu'à ce qu'ils se décident à retrouver la raison et, à la fin de la semaine, je m'occuperai de faire capturer la populace du « Chemin ».

Tu ne craindras pas les sortilèges, par hasard ? - a demandé Alexandre avec ironie.

Absolument pas - a-t-il répondu grave et décidé. -Sachant de ouï-dire que les militaires eux-mêmes commencent à être superstitieux sous l'influence des idées extravagantes de ces gens, je commanderai en personne l'expédition, car je prévois de jeter le dit Simon Pierre en prison.

Simon Pierre ? - a demandé l'un d'eux admiratif.

Pourquoi pas ?

Connais-tu la raison de l'absence de Gamaliel à notre rencontre d'aujourd'hui ? - lui dit l'autre.

Non.

Il se trouve qu'à l'invitation de ce même Simon, il est allé voir les installations et les activités du « Chemin ». Tu ne trouves pas tout cela extrêmement curieux ? D'une manière générale, nous avons l'impression que l'humble chef de la Galilée en désapprouvant l'attitude d'Etienne devant le Sanhédrin, désire corriger la situation, et cherche à se rapprocher de notre autorité administrative. Qui sait ? Peut-être que tout cela est bien utile. Tout au moins, il est bien possible que nous allions vers une nécessaire harmonisation.

Saûl en fut plus que surpris, il était atterré.

Mais qu'est-ce que vous me racontez là ? Gamaliel rend visite au « Chemin » ? J'en arrive à douter de son intégrité mentale.

Mais nous savons - est intervenu Alexandre - que le maître a toujours marqué ses actes et ses pensées de la plus grande correction. Serait-il juste de réfuter une telle invitation par considération pour nous autres ; néanmoins, s'il ne l'a pas fait, il ne faut pas négliger lu décision prise en conformité avec la noblesse de vues qui l'a toujours inspiré.

D'accord - dit Saûl quelque peu contrarié -cependant, malgré l'amitié et la gratitude que Je lui consacre, pas même Gamaliel pourra changer mes résolutions. Il est possible que

Simon Pierre se justifie en sortant indemne des épreuves auxquelles il sera soumis ; mais quoi qu'il en soit, il devra être conduit en prison pour les interrogatoires qui s'imposent. Je me méfie de son évidente humilité. Pour quelles raisons laisserait-il ses filets de pêcheur pour s'afficher en bienfaiteur des pauvres de Jérusalem ? Je vois en tout cela une volonté de séduction bien dissimulée. Les plus humbles et les plus ignorants vont au devant de graves dangers. Les maîtres de la destruction viendront ensuite.

Leur entretien se poursuivit animé pendant quelque temps encore autour de l'attente générale des événements qui approchaient, jusqu'à ce que Saûl se retire et retourne chez lui, prêt à résoudre les derniers détails de son plan.

L'emprisonnement d'Etienne eut dans la modeste église du « Chemin » une grande répercussion et éveilla des craintes justifiées chez les apôtres de Galilée. Pierre reçut la nouvelle avec une profonde tristesse. Il avait trouvé un assistant dévoué et un frère en Etienne. De plus, par la noblesse de ses qualités affectives, celui-ci était devenu un personnage central qui attirait toutes les attentions. Vers son front inspiré convergeaient de nombreux problèmes et l'ex-pêcheur de Capharnaum ne pouvait plus dispenser sa prestigieuse coopération. Aimé des affligés et des souffrants, il avait toujours une parole encourageante qui confortait les cœurs les plus accables. Pierre et Jean se sont inquiétés plus par attachement que pour toutes autres considérations. Néanmoins Jacques, le fils d'Alphée, ne réussissait pas à masquer son chagrin en raison de la conduite courageuse du frère de foi qui n'avait pas hésité à affronter les pouvoirs pharisiens, maîtres de la situation. Selon lui, Etienne était fautif en matière d'exhortations ; il aurait dû être plus modéré, il avait été emprisonné à cause des arguments précipités avancés pour sa propre défense. Le débat était lancé. Pierre lui faisait comprendre l'occasion qui lui était donnée de révéler la liberté de l'Évangile. Et il renforçait ses arguments par la logique des faits. La décision d'Osée et de Samuel qui s'étaient ralliés au Christ, était évoquée pour justifier le succès spirituel du « Chemin ». Toute la ville commentait les événements ; nombreux étaient ceux qui s'approchaient de l'église avec un désir sincère de mieux de connaître le Christ, et en cela résidait la victoire de la cause. Jacques, néanmoins, ne se laissait pas convaincre par les arguments les plus forts. La discorde prenait corps, mais Simon et le fils de Zébédée plaçaient les intérêts du message de Jésus avant tout. Le Maître avait affirmé être l'émissaire de tous les découragés et des malades. Et ceux-ci connaissaient déjà l'humble église de Jérusalem, s'illuminant de la parole de vie et de vérité. Les infirmes, les démunis, les délaissés du monde, les tristes allaient à sa rencontre pour entendre ses messages réconfortants. Il fallait voir comme ils se réjouissaient dans la douleur quand il leur parlait de la lumière éternelle de la résurrection. Les petits vieux tremblants ouvraient grands les yeux comme s'ils appréhendaient de nouveaux horizons aux espoirs imprévisibles. Des êtres fatigués de la lutte terrestre souriaient heureux quand en entendant la Bonne Nouvelle, ils comprenaient que l'existence arrière n'était pas tout.

Pierre observait les souffrants que Jésus avait tant aimé et ressentait de nouvelles

forces.

Informé de la noble attitude de Gamaliel face aux accusations du docteur de Tarse, et sachant qu'il avait évité la lapidation immédiate d'Etienne, il fit le projet de l'inviter à leur rendre visite dans les installations sommaires de l'église du « Chemin ». Il exposa cette idée à ses compagnons qui l'approuvèrent unanimement. Jean serait le messager choisi pour cette nouvelle tâche.

Gamaliel n'a pas seulement reçu l'émissaire cavalièrement mais il a aussi démontré un grand intérêt à cette invitation et l'accepta avec la générosité qui illuminait sa vieillesse vénérable.

Une fois prêt, le sage rabbin s'est rendu à la pauvre maison des Galiléens où il fut reçu avec une joie infinie. Simon Pierre, profondément respectueux, lui a expliqué les finalités de l'institution, il l'a éclairé concernant certains faits constatés et a parlé du réconfort dispensé à ceux qui se trouvaient dans l'abandon. Gentiment, il lui a offert une copie, en parchemin, de toutes les annotations de Matthieu sur la personnalité du Christ et ses glorieux enseignements. Attentif, Gamaliel a remercié l'ex-pêcheur, le traitant également avec respect et considération. Il laissa entendre qu'il désirait soumettre tous les programmes de l'humble église à sa respectable appréciation, Simon a donc accompagné le vieux docteur de la Loi dans toutes les dépendances. Arrivés à la longue infirmerie où s'aggloméraient les malades les plus divers, le grand rabbin de Jérusalem n'a pas pu cacher sa surprise, ému jusqu'aux larmes par le tableau qu'il avait devant ses yeux. Dans des lits accueillants, il voyait des petits vieux aux cheveux blanchis par les hivers de la vie, et des enfants pâles dont les regards reconnaissants accompagnaient la silhouette de Pierre, comme s'ils étaient en présence d'un père. Il n'avait pas fait dix pas autour des meubles simples et propres, qu'il s'est trouvé devant un petit vieux à l'aspect calamiteux. Immobilisé par la maladie qui l'affligeait, le pauvre malade a semblé aussi le reconnaître.

Et le dialogue s'est entamé sans préambule :

Samonas, toi ici ? - a interrogé Gamaliel éberlué. -Mais comment est-ce possible, tu as abandonné Césarée ?

Ah ! C'est vous Seigneur ! - a répondu l'interpellé avec une larme au coin des yeux. -

Encore heureux qu'un de mes compatriotes et amis connaît ma grande misère.

Des sanglots saisirent sa voix l'empêchant de continuer.

Mais tes enfants ? Et tes parents ? Qui détient tes propriétés de Samarie ? - demanda le vieux maître perplexe. - Ne pleure pas, Dieu a toujours beaucoup à nous donner.

Après une longue pause pendant laquelle Samonas a semblé coordonner ses idées pour s'expliquer, il réussit à sécher ses larmes et lui dit :

Ah ! Seigneur, comme Job, j'ai vu mon corps pourrir dans le confort de ma maison ; Jéhovah dans sa sagesse me réservait de longues épreuves. Dénoncé comme lépreux, j'ai en vain demandé l'aide des enfants que le Créateur m'avait accordés dans ma jeunesse. Tous m'ont abandonné. Mes parents ont rapidement disparu me laissant seul. Les amis qui s'asseyaient à ma table à Césarée, ont fui sans que je puisse les voir. Je me suis retrouvé seul et abandonné. Un jour au suprême désespoir de mon malheur, des exécuteurs de la justice sont venus me voir pour m'informer de la sentence cruelle. Conseillés par l'iniquité, mes enfants s'étaient arrangés entre eux pour me destituer de tous mes biens, prenant possession de mes propriétés et des titres qui représentaient pour moi l'espoir d'une vieillesse honnête. Finalement et au comble de mes souffrances, ils m'ont conduit à la vallée des immondes où ils m'ont abandonné comme un criminel condamné à mort. J'ai ressenti un tel abandon et une si grande faim, de tels besoins, peut-être en raison de ma vie passée au travail et dans le confort, que j'ai fui la vallée des lépreux, faisant un long voyage à pied dans l'espoir de retrouver à Jérusalem mes précieuses amitiés d'autrefois.

À entendre sa pénible histoire, le vieux maître avait les yeux humides. Il avait connu Samonas en des jours plus heureux de sa vie. Honoré dans sa résidence, de passage par Césarée, il s'étonnait maintenant de sa pauvreté angoissante.

Après un court silence pendant lequel le malade cherchait à sécher sa sueur et ses larmes, d'une voix posée, il a continué :

J'ai fait le voyage, mais tout a conspiré contre moi. Très vite mes pieds ulcérés ne pouvaient plus marcher. Fatigué et assoiffé, je me traînais comme je pouvais quand un humble charretier, apitoyé, m'a ramassé et m'a conduit à cette maison où la douleur trouve une consolation fraternelle.

Gamaliel ne savait pas comment extérioriser sa surprise, telle était l'émotion qui vibrait en lui. Pierre aussi était ému. Habitué à pratiquer le bien sans jamais questionner les antécédents des personnes secourues, il voyait là une révélation réconfortante de l'aimant pouvoir du Christ.

Le grand rabbin était stupéfait devant ce qu'il voyait et entendait. Avec la sincérité qui lui était caractéristique, il ne pouvait dissimuler son amitié reconnaissante au pauvre malade ; mais, sans moyens pour le retirer de ce pauvre abri, il se voyait dans l'obligation de manifester sa reconnaissance à Simon Pierre et aux autres compagnons de l'ex-pêcheur de Capharnaum. Ce n'est qu'à cet instant qu'il reconnut que le judaïsme n'avait pas imaginé l'existence de ces refuges d'amour. En trouvant là cet ami lépreux, il aurait sincèrement désiré le soutenir. Mais comment ? Pour la première fois, il a réfléchi à la pénible éventualité d'envoyer un être aimé à la vallée des immondes. Lui qui avait conseillé ce recours à tant de gens, était là réfléchissant maintenant à la situation d'un ami cher. Cet épisode le touchait profondément.

Cherchant à éviter tous raisonnements philosophiques afin de ne pas tomber dans des conclusions hâtives, il dit avec douceur :

Oui, tu as raison de remercier l'effort de tes bienfaiteurs.

Et la miséricorde du Christ - souligna le malade avec une larme. - Je crois maintenant que le généreux prophète de Nazareth, avec le témoignage de l'amour qu'il nous a apporté, est le Messie promis.

Le grand docteur comprit le succès de la nouvelle doctrine. Ce Jésus inconnu, ignoré de la société la plus cultivée de Jérusalem, triomphait dans le cœur des malheureux par la contribution de l'amour désintéressé qu'il avait apporté aux plus déshérités de la chance. En même temps, il avait conscience de la discrétion qui s'imposait dans cet humble environnement, attentif aux responsabilités de sa vie publique. Pour poursuivre la conversation et témoigner son altruisme et sa compassion, il dit avec un sourire :

Il semblerait que Jésus de Nazareth, en fait, ait été un modèle de renoncement au profit d'idées que je n'ai pu étudier ou comprendre jusqu'à présent ; mais de là à le considérer comme le Messie en personne...

Ces paroles réticentes laissaient entrevoir les scrupules qui existaient dans son cœur délicat entre la Loi Antique et les nouvelles révélations de l'Évangile. Simon Pierre l'a ainsi compris, il chercha alors un moyen de dévier la conversation sur un autre sujet. Samonas lui- même, comme protégé du Maître, vint au secours de l'apôtre répondant à Gamaliel avec des commentaires prudents et justes :

Si j'étais en bonne santé, en parfaite harmonie avec ma famille, profitant des joies des biens acquis avec effort et travail, peut-être douterais-je aussi de cette réalité réconfortante. Mais je suis prostré, oublié de tous et je sais qui m'a tendu une main amie. En tant qu'Israélites, attachés à la Loi de Moïse, nous avons attendu un Sauveur en la personne mortelle d'un prince du monde ; cette croyance néanmoins n'est que passagère. Ce sont des préjugés illusoires qui nous mènent à tendre vers une domination des forces périssables. La maladie, elle, est une conseillère affectueuse et éclairée. À quoi bon un prophète qui sauverait le monde pour ensuite disparaître parmi les misères anonymes d'un corps décomposé ? N'est- il pas écrit que toute iniquité périra ? Et où est-il le prince puissant de la terre qui domine sans le soutien des armes ? Le lit de la douleur est une source d'enseignements sublimes et lumineux où pour l'âme épuisée le corps revêt la fonction d'une tunique. En conséquence, tout ce qui se rapporte à l'habit va perdant de l'importance. Reste, néanmoins, notre réalité spirituelle. Les anciens affirmaient que nous sommes des dieux. Dans ma situation actuelle, J'ai vraiment l'impression que nous sommes des dieux projetés dans un tourbillon de poussière. Malgré les plaies ulcérées qui m'ont écarté des affections les plus chères à mon cœur, je pense, je veux et j'aime. Dans la sombre chambre de la souffrance, j'ai trouvé le Seigneur Jésus pour mieux le comprendre. Aujourd'hui je crois que son pouvoir dominera les nations parce que c'est la force de l'amour triomphant de la mort elle-même.

Le ton grave de cet homme marqué de blessures violettes ressemblait aux trompettes de la vérité sortant d'un tas de poussière. Pierre remarquait, satisfait, le progrès moral de ce mendiant anonyme, et évaluait ainsi la force régénératrice de l'Évangile. Gamaliel, à son tour, était étourdi par le sens profond de ces concepts. Les enseignements du Christ, sur les lèvres d'un malade abandonné, portaient l'empreinte d'une beauté mystérieuse et singulière. Samonas parlait comme s'il avait vécu des expériences directes où il avait réellement rencontré le prophète nazaréen. Cherchant à éloigner toute possibilité de controverse religieuse, le généreux rabbin a souri et a ajouté :

Je reconnais que tu parles avec beaucoup de sagesse. S'il est incontestable que je suis à un âge où il n'est pas utile de changer ses principes, je ne peux m'opposer à tes hypothèses, car je suis en bonne santé, je jouis de l'affection des miens et j'ai une vie tranquille. Ma faculté de jugement, donc, opère dans un autre sens.

Oui, c'est juste - rétorqua Samonas inspiré -, pour l'instant vous n'avez pas besoin d'un sauveur. Voilà pourquoi le Christ affirmait qu'il est venu pour les malades et pour les affligés.

Gamaliel a compris la portée de ces paroles qui pourraient être méditées pendant une vie entière. Il a senti que ses yeux étaient humides. Le commentaire de Samonas avait pénétré son cœur sensible d'homme juste. Percevant, néanmoins, qu'il devait être prudent et ne pas confondre les sentiments du peuple, attentif à la position officielle qu'il occupait, il a esquissé un sourire tendre à son interlocuteur, lui a légèrement tapoté l'épaule et sur un ton de sincérité fraternelle, il a souligné :

Tu as peut-être raison. J'étudierai ton Christ.

Puis se souvenant du peu de temps dont il disposait, il a recommandé son ami à Simon, le salua d'une accolade et accompagna l'apôtre de Capharnaum dans les dernières dépendances.

Avant de se retirer, le sage rabbin a félicité les compagnons de Jésus pour l'œuvre qu'ils réalisaient dans la ville, et comprenant la délicatesse de leur mission dans un environnement parfois si hostile, il conseilla Pierre de ne pas oublier dans l'église du « Chemin » toutes les pratiques extérieures du judaïsme. Il serait juste, à son avis, qu'ils s'occupent de la circoncision de tous ceux qui frappent à sa porte ; qu'ils évitent les viandes impures ; qu'ils n'oublient pas le Temple et ses principes. Gamaliel savait que les Galiléens ne seraient pas exemptés des persécutions, d'autant plus qu'il s'agissait d'une organisation initiée par quelqu'un qui avait été condamné à mort par le Sanhédrin. Avec ces conseils, il visait à les protéger des coups de la violence qui tôt ou tard surgiraient.

Touchés, Pierre, Jean et Jacques le remercièrent de ses recommandations concernées et le vieux docteur est retourné à son foyer profondément impressionné par les leçons du jour, emportant avec lui les notes de Matthieu qu'il se mit à lire immédiatement.

Deux jours plus tard, les persécutions commandés par Saûl de Tarse commencèrent à agiter Jérusalem dans tous les secteurs d'activités religieuses.

Osée Marc et Samuel Natan furent emprisonnés, sans acte d'accusation, afin de répondre à un sévère interrogatoire. Des coopérateurs du mouvement organisèrent de longues listes d'Israélites les plus en vue qui fréquentaient les réunions de l'église du « Chemin ». Le jeune homme de Tarse a décidé que serait ouverte une enquête générale. Mais comme il désirait donner une démonstration d'audace à ses adversaires, il jugea qu'il devait commencer par les emprisonnements les plus notoires, après l'incarcération d'Osée et de Samuel, au sein même des Galiléens pernicieux qui avaient eu la témérité d'affronter son autorité.

C'est par un matin clair que le futur rabbin, entouré de quelques compagnons et de soldats, a frappé à la porte de l'humble maison, faisant grand cas de sa visite insidieuse. Simon Pierre en personne les a reçus avec beaucoup de sérénité dans les yeux. Une indicible terreur s'est fait sentir parmi les plus craintifs, pendant que deux jeunes qui accompagnaient l'apôtre se chargèrent de répandre la nouvelle à l'intérieur.

Tu es Simon Pierre, ancien pêcheur de Capharnaum ? a demandé Saûl avec une certaine insolence.

Moi même - a-t-il répondu avec fermeté.

Tu es arrêté ! - a dit le chef de l'expédition d'un geste triomphant. Il ordonna que deux de ses compagnons s'avancent, et fit immédiatement ligoter l'apôtre. Pierre n'a opposé aucune résistance. Impressionné par le tempérament pacifique que les continuateurs du Nazaréen témoignaient toujours, Saûl a objecté perfide :

Le Maître du « Chemin » doit avoir été un fort modèle d'inertie et de lâcheté. Je n'ai pas encore trouvé le moindre indice de dignité chez ses disciples dont les facultés de réaction semblent éteintes.

Recevant de plein fouet une injure aussi acerbe, l'ex-pêcheur lui répondit calmement :

Vous vous trompez quand vous faites ce jugement. Le disciple de l'Évangile est à peine l'ennemi du mal et dans sa tâche, il place l'amour au-dessus de tous ses principes. D'ailleurs, nous considérons que tout joug supporté avec Jésus, nous est doux.

Le jeune tarsien, détenteur d'un si haut pouvoir, n'a pas dissimulé le malaise que la réponse lui causait et, indiquant le continuateur de Jésus, il dit à l'un des hommes de l'escorte :

Jonas occupe-toi de lui.

Soulignant ironiquement ces mots, il s'est dirigé vers les autres avec un geste de dédain pour l'apôtre ligoté qui le dévisageait serein bien que surpris :

Nous ne discuterons pas avec cet homme. Ces gens du « Chemin » sont toujours pleins de raisonnements absurdes. Nous ne devons pas perdre de temps avec la cécité de l'ignorance. Entrons et arrêtons les chefs. Les partisans du charpentier doivent être poursuivis jusqu'au bout.

Résolument, il prit les devants et pénétra audacieusement à la recherche des appartements les plus intimes. De porte en porte, il trouvait des mendiants qui le regardaient pris d'étonnement et d'amertume. Le tableau vivant de tant de misère abritée là le remplissait d'effroi ; mais il s'efforçait de ne pas perdre sa fibre implacable, de manière à exécuter ses projets dans les moindres détails. À côté de l'infirmerie aux plus vastes proportions, il trouva le fils de Zébédée qui, sans s'altérer, l'entendit prononcer des ordres d'emprisonnement.

Sentant les mains brutes du soldat qui lui mettaient les chaînes, Jean a levé les yeux au ciel et a murmuré simplement :

Je me recommande au Christ.

Le chef l'a regardé avec un profond dédain et s'exclama hautement à ses compagnons :

Il manque deux suspects de plus. Cherchons-les.

Il faisait référence à Philippe et Jacques, en leur qualité de disciples directs du Messie nazaréen.

Mais quelques pas plus loin, le premier fut facilement trouvé. Philippe s'est laissé ligoter sans protester. Ses filles l'ont entouré angoissées et en pleurs.

Courage, mes filles - leur a-t-il dit sans crainte -, serions-nous supérieurs à Jésus par hasard qui a été persécuté et crucifié par les hommes ?

Tu entends, Clémente ? - a dit Saûl irrité à l'un de ses amis les plus proches. - On ne perçoit ici que des références faites à l'étrange nazaréen ! Le premier a parlé du joug du Christ, le second s'est recommandé au Christ, celui-ci fait référence à la supériorité du Christ... Où allons-nous ?

Après avoir soulagé sa colère en des termes sévères, il conclut par la même rengaine :

Nous devons aller jusqu'au bout.

Les trois chefs appréhendés, il ne manquait plus que le fils d'Alphée. Quelqu'un se souvint d'aller le chercher sous le simple abri qu'il occupait. En effet, ils l'ont trouvé agenouillé là, les yeux posés sur un rouleau de parchemins où se trouvait la Loi de Moïse. Sa pâleur de marbre était évidente quand Saûl s'est approché agressif :

Comment ça ? Il y a quelqu'un ici qui s'intéresse à la Loi ?

Le frère de Lévi a levé les yeux pris de peur et a expliqué humblement :

Seigneur, jamais je n'ai oublié la Loi de nos parents. Mes grands-pères m'ont enseigné à recevoir à genoux la lumière du saint prophète.

De toute évidence, l'attitude de Jacques était sincère. Consacrant le plus grand respect au libérateur d'Israël, il avait toujours entendu dire que ses livres sacrés étaient touchés d'une sainte vertu. S'attendant à être emprisonné, il tremblait à l'idée du danger imminent. Il n'avait pas pu comprendre plus amplement comme d'autres compagnons, le sens divin et occulte des leçons de l'Évangile. Le sacrifice lui inspirait d'indicibles craintes. Après tout, pensait-il dans sa compréhension partielle du Christ : - Qui restera pour veiller sur les œuvres commencées ? Le Maître a expiré sur la croix et, à cet instant même, les apôtres de Jérusalem étaient arrêtés. Il devait se défendre comme il le pouvait et selon ses moyens. Il pensa faire appel aux vertus surnaturelles de la Loi de Moïse, conformément aux vieilles croyances. Agenouillé, il attendait que ses bourreaux approchent.

Face à l'attitude inattendue de Jacques, Saûl de Tarse était stupéfait. Seuls les esprits profondément attaché au judaïsme lisaient à genoux les enseignements de Moïse. En toute conscience, il ne pouvait ordonner l'emprisonnement de cet homme. L'argument qui justifiai! sa tâche devant les autorités politiques et religieuses de Jérusalem était le combat aux ennemis des traditions.

Mais vous n'êtes pas l'ami du charpentier ?

Avec une enviable présence d'esprit, l'interpelle n répondu :

La Loi ne nous empêche pas d'avoir des amis que je sache.

Saûl fut embarrassé, mais il a continué :

Mais que choisissez-vous ? La Loi ou l'Évangile ? Lequel des deux acceptez-vous en premier lieu ?

La Loi est la première révélation divine - a dit Jacques avec intelligence.

À cette réponse qui le déconcertait en quelque sorte, le jeune homme de Tarse a réfléchi un moment et a ajouté s'adressant aux autres :

Très bien. Que cet homme reste en paix.

Le fils d'Alphée, sincèrement soulagé par le résultat de son initiative, croyait maintenant que la Loi de Moïse était touchée de grâces vivantes et permanentes. À son avis, c'était le code du judaïsme par son talisman qui l'avait conservé en liberté. Depuis ce jour, le frère de Lévi allait consolider pour toujours ses tendances superstitieuses. Le fanatisme que les historiens du christianisme percevaient dans sa personnalité énigmatique, trouvait là son origine.

S'éloignant de la retraite de Jacques, Saûl se préparait à sortir quand, de retour vers la porte pour ordonner le départ des prisonniers, il se trouva face à la scène qui devait l'impressionner le plus.

Tous les malades qui pouvaient se traîner, tous les abrités capables de se déplacer, entouraient Pierre, pleurant d'émotion. Quelques enfants l'appelaient « père » ; les anciens tremblants lui baisaient les mains...

Qui aura pitié de nous, maintenant ? - demandait une petite vieille abattue en sanglots.

Mon « père », où vont-ils vous emmener ? - disait un orphelin affectueux, étreignant le prisonnier.

Je vais au mont, mon fils - répondit l'apôtre.

Et s'ils vous tuent ? - répliqua le petit avec une grande interrogation dans ses yeux

bleus.

Je rencontrerai le Maître et je reviendrai avec lui -expliqua Pierre avec bonté.

À cet instant, est apparue la figure de Saûl. Dévisageant la foule de blessés, d'aveugles, de lépreux et d'enfants qui engorgeaient la salle, il s'exclama irrité :

Éloignez-vous, ouvrez-le passage !

Certains reculèrent épouvantés voyant les soldats approcher, tandis que les plus hardis ne firent pas un pas. Un lépreux, qui avait du mal à se tenir debout, s'est avancé. Le vieux Samonas, se rappelant du temps où il pouvait ordonner et être obéi, s'est approché de Saûl avec courage.

Nous devons savoir où vont ces prisonniers dit-il avec gravité.

Arrière ! - s'exclama le jeune tarsien esquissant un geste de répugnance. Se peut-il qu'un homme de la Loi ait à répondre à un vieil immonde ?

Les gardes armés voulurent s'avancer pour punir l'intrépide, mais la lèpre défendait Samonas de leurs attaques. Et profitant de la situation, l'ancien propriétaire de Césarée a répondu avec fermeté :

L'homme de la Loi ne doit rendre de comptes qu'à Dieu quant au juste accomplissement de ses devoirs ; mais dans cette maison, ce sont les codes de l'humanité qui parlent. Pour vous je suis immonde, mais pour Simon Pierre je suis un frère. Vous arrêtez les bons et vous libérez les mauvais ! Où est donc votre justice ? Croyez-vous seulement au Dieu des armées ? Il faut savoir que si l'Éternel est l'agent suprême de l'ordre, l'Évangile nous enseigne à chercher dans sa providence l'affection d'un Père.

Entendant cette voix digne qui émanait de la misère et de la souffrance comme un appel de désespoir, Saûl est resté effaré. Néanmoins, après une longue pause, le mendiant continua déterminé :

Où sont vos maisons d'assistance aux opprimés de la chance ? Quand vous êtes-vous souvenus de donner un asile aux plus malheureux ? Vous vous trompez si vous voyez de l'inertie dans notre attitude. Les pharisiens ont conduit Jésus au Calvaire de la crucifixion privant les nécessiteux de sa présence ineffable. Pour avoir pratiqué le bien, Etienne a été mis en prison. Maintenant, le Sanhédrin demande les apôtres du « Chemin », en leur rendant la bonté par l'obscurité du cachot. Mais vous avez tort. Nous, les misérables de Jérusalem, nous vous combattrons. De Simon Pierre nous disputerons jusqu'à son ombre. Si vous vous niez à répondre à nos suppliques, il faut vous rappeler que nous sommes lépreux. Nous empoisonnerons vos puits. Vous paierez votre perversité par la santé et par la vie.

À cet instant, il n'a pu continuer.

Devant l'attente angoissante de tous, Saûl de Tarse l'a sèchement interrompu :

Tais-toi misérable ! Où suis-je que j'ai dû t'entendre jusqu'à présent ? Pas un mot de

plus.

Et le désignant à l'un des soldats, il a jeté avec dédain :

Sinèse, donne-lui dix coups de bastonnade. Il faut à tout prix punir sa langue insolente de vipère.

Là même, au vu de tous les compagnons qui se poussaient effrayés, Samonas a reçu la punition sans articuler le moindre gémissement. Pierre et Jean avaient les yeux larmoyants. Pris de terreur, les autres malades se terraient dans un coin.

Une fois la tâche terminée, un grand silence dominait les cœurs inquiets et douloureux. Le docteur de Tarse a rompu l'attente avec l'ordre de départ, en route vers la prison.

Deux enfants pâles s'approchèrent alors del'ex-pêcheur de Capharnaum et lui ont demandé éplorés :

« Père », avec qui resterons-nous maintenant ?

Pierre s'est tourné, contrarié, et a répondu avec tendresse :

Les filles de Philippe resteront avec vous... Si Jésus le permet, mes enfants, je ne serai pas long.

Saûl lui-même était ému, mais il ne désirait pas se trahir en se laissant vaincre par l'émotion que le tableau provoquait en lui.

Pierre comprit que les larmes silencieuses de tous les humbles protégés du « Chemin » traduisaient leur amour sincère à cet instant d'angoissants adieux.

Suite à ces événements, le jeune tarsien a redoublé d'énergies lors de la première persécution vécue par les individus et les collectivités du christianisme naissant. Plus qu'on aurait pu le supposer, Jérusalem régurgitait de créatures qui s'intéressaient aux idées du Messie nazaréen. Saûl s'est prévalu de cette circonstance pour faire sentir, encore une fois, le danger idéologique que l'Évangile représentait. De nombreux emprisonnements furent effectués. Dans la ville commença un exode aux grandes proportions. Les amis du « Chemin » qui avalent dru possibilités financières, préféraient commencer une nouvelle vie en Idumée ou en Arabie, en Cilicie ou en Syrie. Ceux qui le pouvaient échappaient à la sévérité des enquêtes violentes initiées avec des retombées de scandales publics. Les personnalités les plus éminentes étaient mises en prison, au secret, mais les anonymes et les humbles de la plèbe souffraient de grandes humiliations dans les dépendances du tribunal où se faisaient les interrogatoires. Les gardes employés par Saûl à l'exécution de l'infâme travail se surpassaient dans leurs abus.

Tu es du « Chemin » du Christ Jésus ? - demanda l'un d'eux à une malheureuse femme avec un rire ironique.

Moi... moi... - bégaya la pauvre comprenant la délicatesse de la situation.

Dépêche-toi, réponds, vite ! - reprit l'huissier irrespectueux.

Pâle, la misérable créature se mit à trembler, réfléchissant aux lourdes punitions qui lui seraient infligées et répondit avec une profonde crainte :

Moi... non...

Et qu'es-tu allée faire aux assemblées révolutionnaires ?

J'ai été prendre un remède pour un enfant malade.

Face à son refus, le préposé du Sanhédrin sembla se calmer et bientôt il dit à l'un des assistants :

Très bien ! La personne interrogée peut aller en paix, mais avant de se retirer, le règlement ordonne de lui appliquer quelques coups de trique.

Et il était inutile de résister. Dans ce tribunal singulier, pendant plusieurs longs jours de suite, furent pratiquées des punitions de tous genres. Selon leurs réponses, les accusés étaient incarcérés, fouettés, châtiés, bastonnés, torturés et hués.

Saûl se rendit l'acteur principal de ce terrible mouvement exécré de tous les sympathisants du « Chemin ». Redoublant d'énergies, il visitait quotidiennement les unités d'intervention qu'il avait coutume d'appeler « purge de Jérusalem ». Il développait une activité étonnante tout en gardant une surveillance constante sur les autorités administratives, il encourageait les assistants et les préposés, incitait d'autres persécuteurs à combattre les principes de Jésus, sans laisser refroidir le zèle religieux du Sanhédrin.

En une semaine, après les emprisonnements effectués dans la modeste église, eut lieu la mémorable session où Pierre, Jean et Philippe devaient être jugés. L'assemblée exceptionnelle éveilla la plus grande curiosité. Toutes les personnalités éminentes du pharisaïsme dominant étaient réunies là. Gamaliel y comparut laissant percevoir son abattement profond.

D'une manière générale, on commentait l'attitude des mendiants qui, n'ayant pas reçu l'autorisation d'entrer, s'étaient rassemblés en de longues files sur la grande place et protestaient en laissant entendre un brouhaha assourdissant. En vain, ils recevaient des coups de bastonnades à tort et à travers, car la foule de misérables avait atteint des proportions jamais vues jusque là. Le tableau était curieux et alarmant. Prendre des mesures pour vaincre la masse, semblait une tâche impossible. Les pèlerins et les malades se comptaient par plusieurs centaines. Il était inutile de les réprimer isolément, cela ne faisait qu'aggraver la révolte et le désespoir de beaucoup. En hurlant, ils réclamaient la liberté de Simon Pierre. Ils exigeaient dans le tumulte sa libération, comme Ils auraient exigé un legs de droit légitime.

Dans le noble salon, non seulement les assistants commentaient le fait, mais les juges aussi ne dissimulaient pas leur étonnement. Anas lui-même racontait les pressions dont il était l'objet de la part des privilégiés de Jérusalem. Alexandre alléguait qu'à sa résidence avaient afflué des centaines d'affligés pour lui demander sa clémence en faveur des prisonniers. Saûl, de temps en temps, répondait à l'un ou à l'autre par de courts monosyllabes. Son visage sombre traduisait des intentions inférieures à l'égard de la destinée des apôtres de la Bonne Nouvelle qui se trouvaient là devant lui, au fond de la salle, humbles, calmes, sur le banc des criminels ordinaires.

On remarqua alors que Gamaliel avait un entretien privé avec le grand sacrificateur qui dura quelques minutes, ce qui éveilla beaucoup la curiosité de ses collègues présents. Ensuite, le vénérable docteur de la Loi a appelé l'ex-disciple pour un accord particulier avant d'initier les travaux. L'assistance perçut que le rabbin tolérant et généreux allait plaider la cause des continuateurs du Nazaréen.

Quelle sentence sera proposée pour les prisonniers ? - a interrogé le vieil homme sur un ton indulgent dès qu'ils furent éloignés des groupes bruyants.

Comme ils sont Galiléens - a dit Saûl sur un ton emphatique -, le droit de parole dans l'enceinte ne leur sera pas accordé, de sorte que j'ai déjà délibéré de la punition qui les concerne. Je vais proposer la mort pour les trois, avec celle d'Etienne par lapidation.

Que dis-tu ? - s'exclama Gamaliel surpris.

Je ne vois pas d'autre issue - a dit le jeune tarsien -, nous devons extirper le mal par la racine. Je crois que si nous envisageons le mouvement avec tolérance, le prestige du judaïsme sera ébranlé par ses propres mains.

Néanmoins, Saûl - a répliqué le vieux maître avec une profonde bonté -, je dois invoquer l'ascendant que j'ai dans ta formation spirituelle pour défendre ces hommes de la peine de mort.

Le jeune homme capricieux devin livide. Il n'avait pas l'habitude de transiger dans ses idées et décisions. Sa volonté était toujours tyrannique et inflexible. Mais Gamaliel avait toujours été son meilleur ami. Ces mains ridées lui avaient donné les exemples les plus sacrés. À travers elles, il avait reçu beaucoup d'aide chaque jour de sa vie. Il comprit qu'il affrontait un obstacle puissant pour réaliser complètement ses désirs. Le vénérable rabbin perçut sa perplexité, et insista :

Personne plus que moi connaît la générosité de ton cœur et je suis le premier à reconnaître que tes résolutions obéissent au zèle irréprochable pour la défense de nos principes millénaires ; mais le « Chemin », Saûl, semble avoir une grande finalité dans le renouvellement de nos valeurs humaines et religieuses. Qui, parmi nous, s'était rappelé de soutenir les malheureux en leur donnant un foyer aimant et fraternel ? Avant que tu n'entames des actions correctives, j'ai visité cette institution simple et j'ai pu constater l'excellence de son programme.

Le jeune docteur était pâle en entendant de telles idées qui à son avis étaient un signe évident de faiblesse.

Mais serait-il possible - a-t-il dit ahuri - que vous ayez aussi lu l'Évangile des Galiléens ?

Je suis en train de le lire - a confirmé Gamaliel sans hésiter - et je prétends méditer plus longuement sur les phénomènes qui se produisent de nos jours. Je pressens de grandes transformations de toute part. Je prévois de me retirer de la vie publique dans quelques jours afin de prendre le chemin du désert. Il est clair, néanmoins, que ces paroles doivent rester entre nous en gage de notre mutuelle confiance.

Grandement impressionné, le jeune homme de Tarse ne savait pas quoi répondre. Il présumait que son maître respectable était mentalement atteint par excès d'élucubrations. Celui-ci, néanmoins, comme s'il devinait sa pensée, a ajouté :

Ne me crois pas mentalement malade. La vieillesse du corps n'a pas effacé ma capacité de réflexion et de discernement. Je comprends le scandale qui surgirait à Jérusalem si un rabbin du Sanhédrin modifiait publiquement ses convictions les plus intimes. Mais il faut reconnaître que j'en parle à un enfant spirituel. Et en exposant, sincèrement, mon point de vue, je le fais uniquement pour défendre des hommes généreux et justes de la sentence inique et indue.

Votre révélation - s'exclama Saûl précipitamment -me déçoit profondément !

Tu me connais depuis tout petit et tu sais que l'homme sincère ne se sentira pas touché par ceux qui lui font des éloges ou déplorent l'accomplissement d'un devoir sacré.

Et donnant à sa voix un ton affectueux, il lui a demandé avec sollicitude :

Ne me fais pas aller avec toi, dans cette assemblée, assister à des débats publics scandaleux qui portent atteinte à l'expression aimante que toute vérité porte en elle. Tu libéreras ces hommes en témoignage de notre passé d'entendement mutuel. C'est tout ce que je te demande. Laisse-les en paix par amour pour notre attachement. Dans quelques jours, tu n'auras plus besoin d'accorder quoi que ce soit à ton vieux maître. Tu seras mon substitut dans ce cénacle car je prévois d'abandonner la ville prochainement.

Et comme Saûl hésitait, il a continué :

Tu n'auras pas besoin de réfléchir beaucoup. Le grand sacrificateur est informé que pour les prisonniers je plaiderai la clémence.

Mais... et mon autorité ? - a interrogé le jeune avec orgueil. - Comment concilier l'indulgence avec le besoin de réprimer le mal ?

Toute autorité vient de Dieu. Nous ne sommes que de simples instruments, mon fils. Personne n'est rabaissé pour être bon et tolérant. Quant à la mesure la plus digne dans le cas présent, c'est de leur accorder à tous la liberté.

Tous ? - a dit Saûl dans un mouvement impétueux.

Pourquoi pas ? - a confirmé le vénérable docteur de la Loi. - Pierre est un homme généreux, Philippe est un père de famille extrêmement dévoué à l'accomplissement de ses devoirs, Jean est un jeune homme simple, Etienne s'est consacré aux pauvres.

Oui, oui - a interrompu le jeune tarsien. - Je suis d'accord quant à la libération des trois premiers avec une condition. Puisqu'ils sont mariés, Pierre et Philippe pourront rester à Jérusalem limitant leurs activités à l'aide des malades et des nécessiteux ; Jean sera banni ; mais Etienne devra souffrir la sentence capitale. J'ai déjà proposé publiquement la lapidation, et je ne vois pas de raison pour transiger, car pour l'exemple au moins un des disciples du charpentier doit mourir.

Gamaliel comprit la force de cette résolution par la véhémence de ses propos. Saùl a expliqué clairement qu'il ne transigerait pas quant au thaumaturge. Le vieux rabbin n'a pas insisté. Pour éviter un scandale, il comprenait qu'Etienne paierait par le sacrifice. D'ailleurs, considérant le tempérament volontaire de l'ex-disciple à qui la ville avait conféré des attributions si vastes, ce n'était pas peu que d'obtenir la clémence pour les trois hommes justes voués au bien commun.

Comprenant la situation, le respectable rabbin dit : - Très bien qu'il en soit ainsi !

Et, avec un sourire de bonté, il a laissé le jeune homme un peu inquiet et perplexe.

Quelques instants plus tard, à la surprise générale de l'assemblée, Saûl de Tarse, à la tribune, proposait la libération de Pierre et de Philippe, le bannissement de Jean, et réitérait la demande de lapidation pour Etienne, le considérant comme le plus dangereux des éléments du « Chemin ». Les autorités du Sanhédrin appréciant avec satisfaction les décisions prises car ils savaient que la mesure satisferait la foule nombreuse, ont affirmé leur approbation unanime et la mort d'Etienne a été repoussée à une semaine plus tard, invitant Saûl et ses amis à la triste cérémonie publique qu'il présiderait en personne.

LA MORT D'ETIENNE

Malgré ses intenses activités, le jeune homme de Tarse n'avait pas cessé de comparaître régulièrement chez Zacarias où, dans le cœur d'Abigail, il allait trouver le repos nécessaire. Si les luttes à Jérusalem consommaient ses forces, auprès de la femme aimée il semblait les retrouver, au doux ravissement avec lequel il attendait la réalisation de ses plus chers espoirs. Il avait l'impression que le monde était un champ de bataille où il devait combattre pour La loi de Dieu et comme l'Éternel était juste et généreux, il lui avait accordé dans le dévouement de son élue un havre de consolation.

Abigail était son monde sentimental. Les luttes de chaque jour, les mesures sévères qu'imposait sa position, la rigidité avec laquelle il devait traiter les questions confiées à son forum, étaient déversées dans le cœur de sa fiancée, pleine d'amour, de miséricorde et de justice. Elle accueillait ses idées avec une attention aimante, semblait les tempérer de la tendresse de son âme fraternelle, les restituant à son cher fiancé sous forme de suggestions affectueuses et justes.

Saûl s'était habitué à ce précieux échange de chaque jour. Quand manquaient à son cœur les douces consolations de la route de Joppé, il se sentait perturbé par ses sentiments énergiques et impulsifs. Abigail corrigeait son esprit. Elle taillait les bords de son caractère violent et rude, coopérait pour atténuer la sévérité de ses décisions autoritaires. Pendant des heures le jeune tarsien s'enivrait à l'entendre comme si ses sentiments de bonté étaient un aliment doux à son âme que les raisonnements rigoureux du monde avaient l'habitude d'enflammer. Lui qui n'avait pas expérimenté les aventures galantes de son époque, désireux de conserver sa conscience pure en raison de la Loi, avait découvert dans la créature élue la personnification de tous les rêves de sa jeunesse prometteuse.

Pendant la nuit qui suivit la mémorable session du Sanhédrin, Saûl de Tarse, abandonnant toutes les préoccupations d'ordre immédiat, se rendit plus anxieusement à la résidence de Zacarias. Les fatigues du jour avaient ébranlé ses forces. Il voulait gagner rapidement de la distance, se laisser absorber par la tendresse de sa fiancée, oublier les soucis qui brûlaient son esprit travaillé par les plus troublants raisonnements.

La nuit répandait déjà son manteau de clair de lune sur la nature quand le jeune docteur franchit le seuil, surprenant la généreuse famille qu'il salua délicatement et avec affection.

La présence de sa fiancée était pour lui un doux baume qui soulageait son cœur. En quelques instants, il semblait réconforté. Pris de bonne-humeur maintenant qu'il s'abandonnait à ses chaleureuses caresses, il raconta avec enthousiasme ses derniers succès. Zacarias, en tant que pratiquant fidèle de la Loi, lui donnait entièrement raison dans le cadre des décisions assumées. La personnalité d'Etienne fut minutieusement discutée, l'ex-disciple de Gamaliel, naturellement, a présenté le sujet à sa manière, faisant le portrait du prédicateur du « Chemin» comme étant celui d'un homme intelligent et donc dangereux, en vertu des idées révolutionnaires que sa verve inspirée propageait.

Abigail et Ruth écoutaient calmes, alors que tous deux poursuivaient leur entretien

animé.

À un certain moment, attentive à un commentaire direct de Saûl, la jeune fille a demandé :

Mais n'y aurait-il pas au moins un moyen de modifier la peine arbitrée ?

Que désirerais-tu que nous fassions ? - a dit le jeune homme avec emphase. - N'est- ce pas suffisant d'avoir libéré les trois têtes les plus en évidence, si l'on tient compte de la hardiesse de leurs prêches déplacés. Quant à Etienne, tout a été fait pour qu'il retourne à sa retraite en tant que descendant direct des tribus d'Israël. Néanmoins, la révolte a été sa condamnation. Il m'a insulté publiquement au Sanhédrin, il a piétiné nos principes les plus sacrés, il a critiqué les figures les plus représentatives du pharisaïsme avec des illustrations mensongères et ingrates.

Et il conclut :

En ce qui me concerne, je suis satisfait. Je considère la lapidation comme étant l'un des faits les plus importants pour l'avenir de ma carrière. Il certifiera mon zèle à défendre notre patrimoine le plus cher. Nous devons considérer qu'Israël, dans ses jours les plus sombres, a préféré l'émancipation religieuse à l'indépendance politique. Pourrions-nous, par hasard, exposer nos valeurs morales les plus précieuses à l'influence dégradante d'un quelconque aventurier ?

Le jeune homme voulut changer le cours de la conversation, tandis que Ruth ordonnait de servir un verre de vin réconfortant.

Avant de partir, le jeune tarsien a invité sa fiancée à la promenade habituelle. Cette nuit-là, la nature semblait décorée de merveilles. Le clair de lune, qui illuminait toutes les fleurs d'un ton pâle, était saturé de parfums délicieux. Tous deux, la main dans la main, sur le banc rustique, regardaient enivrés ce magnifique tableau. Saûl ressentait un doux réconfort. Il était soulagé. Si Jérusalem assombrissait son esprit dans un tourbillon d'inquiétudes, cette demeure simple sur la route de Joppé semblait le débarrasser de tout le poids de ses dépits, lui apportant un énorme potentiel de consolation.

Maintenant, ma chérie, tout est prêt - dit-il avec sollicitude. - Aujourd'hui à six jours Dalila viendra te chercher personnellement. Tu connaîtras la ville et mes amis honoreront en ton âme généreuse mon heureux choix. Tu es contente ?

Très - a-t-elle murmuré avec tendresse.

Nous avons déjà organisé un vaste programme récréatif. Je veux t'emmener à Jéricho où des personnes de nos relations nous attendent avec une immense joie. À Jérusalem, je te ferai connaître les édifices les plus importants. Tu seras fascinée par le Temple et par les trésors qui y sont conservés par dévouement religieux de notre race. Tu verras la tour des Romains. Mes collègues qui fréquentent la Synagogue des Ciliciens veulent t'offrir un précieux cadeau.

Abigail était extasiée à l'entendre parler. Ce jeune homme impulsif et rude aux yeux étranges, mais affectueux et sensible dans l'intimité, était exactement l'homme idéal attendu par son âme tendre.

Personne ne pourra m'offrir un cadeau plus précieux que ton cœur loyal et généreux qui m'a été envoyé par Dieu - a murmuré la jeune fille avec un franc sourire.

J'ai gagné beaucoup plus - répondit le docteur de Tarse - en recevant le bijou rare de ton affection qui enrichira toute ma vie. Quelquefois, Abigail - continua-t-il avec l'enthousiasme propre à sa jeunesse rêveuse -, dans mon idéal de victoires pour Jérusalem sur les grandes villes du monde, je pense arriver à la vieillesse comme un triomphateur plein de traditions de sagesse et de gloire. Depuis que t'ai rencontrée, ma foi en ma destinée a grandi ; j'ai consolidé mes espoirs, j'aurai ton concours dans la tâche immense qui s'ouvre à mes yeux. Les Romains accordent aux triomphateurs une couronne glorieuse de lauriers et de rosés. Si un jour Jérusalem m'accorde sa couronne triomphale, je ne la porterai pas à mon front, mais je la déposerai à tes pieds en témoignage d'un amour éternel et unique.

Aujourd'hui encore - a continué Saûl confiant en l'avenir -, Gamaliel m'a informé qu'il va prochainement s'éloigner du Sanhédrin pour que je lui succède dans sa prestigieuse position. Là réside, chérie, notre première victoire aux plus grandes proportions. Dès que Dalila reviendra de Tarse, nous pourrons marquer l'heureux jour de nos noces. Je présume qu'en t'ayant toujours à mes côtés, je corrigerai mes impulsions, la tâche me sera plus légère, l'existence plus aisée et plus heureuse. Le foyer est une bénédiction. Et nous aurons ce foyer.

Jamais je ne me suis sentie aussi heureuse -s'exclama la jeune fille avec des larmes

de joie.

Il lui caressait les mains et, comme il désirait la voir partager ses sentiments les plus profonds, il ajouta :

Tu arriveras avec nous en ville, exactement la veille de la mort du prédicateur révolutionnaire. L'acte, conformément à la règle, obéira au cérémonial établi par nos coutumes et je souhaite que tu y assistes en ma compagnie.

Mais, pourquoi ? - lui a-t-elle demandé frémissant légèrement.

Parce que là-bas nous retrouverons nos amis les plus éminents et je désire profiter de l'occasion pour te présenter, indirectement, à eux.

N'y aurait-il pas un moyen de m'épargner ce spectacle ? - a-t-elle insisté timidement. - La mort de mon père au supplice devant les soldats barbares ne m'a jamais quittée.

Saûl ne dissimula pas sa contrariété et répondit :

On dirait que tu ne comprends pas ? Le cas d'Etienne est très différent. Il s'agit d'un homme sans importance pour nous, qui s'arbore en réformateur séditieux et insolent. Sa personnalité représente en fait la continuité de l'irrespect et de l'insulte à la Loi de Moïse initiés dans un mouvement aux vastes proportions par le charpentier halluciné de Nazareth. Tu penses alors que l'on ne doit pas punir les voleurs qui attaquent une résidence ?

Ceux qui blasphèment le sanctuaire de l'Éternel ne méritent-ils pas une punition ?

Elle comprit qu'il déplairait à son fiancé qu'elle démontre une divergence d'opinion, aussi a-t-elle ajouté :

Je vois que tu as vraiment raison. Je ne dois pas discuter tes idées sages et justes. D'ailleurs, j'ai même l'intention de conquérir l'amitié de tes amis au Sanhédrin, car je ne perds pas l'espoir de leur protection en ce qui concerne Jeziel, dès que s'offrira une occasion pour de nouvelles recherches en Achaïe. Mais écoute, Saûl : si tu le permets, j'irai quand la cérémonie touchera à sa fin. D'accord ?

Notant sa bonne volonté conciliante, le jeune tarsien a exprimé un beau sourire de satisfaction.

Oui, nous sommes d'accord. J'espère, néanmoins, que tu y assisteras avec sérénité, certaine que je ne peux prendre que des décisions justes et louables dans l'accomplissement de mon devoir. Il est lamentable que le prisonnier se soit montré récalcitrant au point de m'obliger à des mesures extrêmes. Néanmoins, tu peux croire que j'ai tout fait pour éviter ce dernier recours. J'ai employé toutes les formes de clémence pour le dissuader de faire de si dangereuses allusions, mais sa conduite a été si irritante que toute complaisance est devenue pratiquement impossible.

Ils ont encore échangé, pendant de longs moments, des paroles d'affection que la nuit amicale gardait avec soin sous le manteau lumineux des étoiles. C'étaient les doux serments d'un amour immortel, béni de Dieu, objet le plus élevé de leurs pensées sanctifiées, de leurs projets et de leurs futurs espoirs.

Il était tard quand Saûl l'a quittée, retournant à Jérusalem, l'âme heureuse.

Quelques jours plus tard, Abigail, en compagnie de son fiancé et de sa sœur, se dirigea vers la ville qui présentait à ses yeux de nouveaux tableaux. Le jour même de son arrivée, la maison de Dalila s'était remplie d'amis qui allaient rendre à l'élue de Saûl un hommage en gage de leur admiration. Par ses dons naturels, alliés à une formation d'esprit solide et soignée, la jeune fille de Corinthe séduisait tout le monde. Ses paroles pleines de douceur semblaient profondément lointaines des futilités qui caractérisaient la jeunesse de l'époque. Elle savait appliquer les plus délicates idées pour traiter des sujets les plus variés sur lesquels elle était invitée à se prononcer, tirant de belles déduction de la Loi et des Écrits sacrés pour définir la position de la femme face aux devoirs les plus intimes dans le cadre de la vie familiale. Le docteur de Tarse était fier de remarquer l'admiration générale autour de sa personnalité vibrante et aimable. Synthétisant son plus grand idéal, Abigail remplissait son cœur de merveilleuses promesses. La surprise de ses amis qui le félicitaient du regard apportait à son âme ardente une joie nouvelle.

Le lendemain était clair et beau. Sous le soleil resplendissant de Jérusalem, Saûl a quitté sa fiancée bien-aimée pour s'occuper de bon matin des travaux du Sanhédrin.

Alors à tout à l'heure au Temple - dit-il affectueusement.

Au Temple ? - a demandé Dalila surprise en étreignant Abigail.

Oui - lui répondit-il gentiment -, Abigail assistera à la partie finale de la punition d'Etienne.

Mais comment cela ? - a interrogé la jeune femme. - Des femmes à la cérémonie ?

La lapidation se fera près de l'autel des holocaustes et non dans les atriums sacrés - a- t-il expliqué. À mon avis, rien ne s'opposera à ce que des femmes y assistent, et même s'il s'agit d'une résolution de dernière heure laissée au critère des prêtres, la mesure ne pourra pas toucher une décision personnelle me concernant et je désire qu'Abigail participe à mon premier triomphe pour la défense de nos principes souverains.

Toutes deux ont souri, heureuses d'observer ses excellentes dispositions.

En dernier lieu, Saûl - a dit Abigail d'un geste tranquille et tendre -, ne refuse pas d'offrir au condamné une dernière chance d'éviter la mort. Après deux mois de prison, il est possible qu'il ait changé ses sentiments les plus profonds. Demande-lui, une fois de plus, s'il insiste à insulter la Loi.

Le jeune tarsien lui a envoyé un regard satisfait de reconnaissance, heureux de constater tant de grandeur de cœur et il a répondu :

Je le ferai.

De bonne heure ce jour-là, le plus haut tribunal d'Israël présentait une agitation inhabituelle. L'exécution du prédicateur du « Chemin » était l'objet de nombreux commentaires. Les pharisiens surtout voulaient avoir toutes les informations. Personne ne voulait perdre l'angoissant spectacle. Les membres de la modeste église de Simon Pierre n'osèrent pas s'approcher. Saûl, en tant que persécuteur déclaré et s'utilisant des prérogatives de l'investiture légale, avait ordonné d'annoncer qu'aucun adepte du «Chemin» ne pourrait assister à l'exécution qui allait s'accomplir dans un des grands patios du sanctuaire. De longues files de soldats se trouvaient sur la grande place pour disperser tous groupes de mendiants qui se formeraient avec des intentions inconnues, et dès les premières heures de la matinée, de nombreux mendiants de Jérusalem étaient éloignés des environs à coups de bâtons.

Après midi, des autorités et des curieux se réunirent, avides de sensation, dans l'enceinte du Sanhédrin dans un brouhaha étouffé. On attendait le condamné qui est finalement arrivé entouré d'une escorte armée comme s'il s'agissait d'un malfaiteur ordinaire.

Etienne était bien défiguré même si son visage ne trahissait pas cette sérénité qui lui était caractéristique. Le pas lent, la fatigue extrême, les ecchymoses à ses mains et à ses pieds témoignaient des lourdes souffrances physiques qui lui avaient été infligées à l'ombre du cachot. Une longe barbe modifiait sa physionomie, néanmoins, ses yeux exprimaient toujours la même fulgurance de sa bonté cristalline.

Face à la curiosité générale, Saûl de Tarse l'a dévisagé satisfait. Etienne paierait finalement ses incompréhensions et ses insultes.

À l'instant convoqué, le docteur inflexible a fait la lecture de l'acte. Mais avant de prononcer l'ultime sentence, fidèle à sa promesse, il ordonna aux soldats d'amener le condamné jusqu'à sa tribune. Affrontant le prédicateur de l'Évangile, sans aucune expression de pitié, il l'a interrogé avec rudesse :

Serais-tu disposé, maintenant, à jurer contre le charpentier nazaréen ? Souviens-toi que c'est ta dernière chance de rester en vie.

Ces mots, prononcés mécaniquement, retentirent étrangement aux oreilles du jeune homme de Corinthe qui les reçut dans son âme sensible et généreuse comme de nouveaux dards d'ironie.

N'insultez pas le Sauveur ! - a dit le héraut du Christ avec intrépidité. - Rien au monde ne me fera renoncer à sa tutelle divine ! Mourir pour Jésus est une gloire quand on sait qu'il s'est immolé sur la croix pour l'humanité entière !

Mais un torrent d'injures lui a coupé la parole.

Ça suffît ! Lapidez-le au plus vite ! Mort à l'immonde ! À bas le sorcier ! Blasphémateur!... Calomniateur !

Les cris prenaient des proportions terrifiantes. Quelques pharisiens plus irrités, trompant les gardes, se sont approchés d'Etienne, essayant de le traîner sans compassion.

Néanmoins, au premier mouvement pour tirer son col usé, un morceau de la tunique déchirée leur est resté dans les mains. Les forces armées durent intervenir à ce moment-là pour que le jeune homme de Corinthe ne soit pas massacré par la foule furieuse et délirante. À voix haute, Saûl a ordonné l'intervention des soldats. Il voulait l'exécution du disciple de l'Évangile mais avec tout le cérémonial prévu à cette occasion.

Maintenant le visage d'Etienne était rouge et honteux. À demi-nu, il fut aidé par un légionnaire romain à remettre les restes de ses habits en haillons sur ses reins pour ne pas être complètement nu. La main tremblante par les mauvais traitements reçus, il cherchait à nettoyer la salive que les plus exaltés lui avaient crachée en plein visage. Il avait reçu un coup à l'épaule qui lui causait une douleur intense dans tout le bras. Il comprit que ses derniers instants de vie étaient venus. L'humiliation le faisait profondément souffrir. Mais il s'est souvenu des descriptions de Simon concernant Jésus dans ses derniers instants. Devant Hérode Antipas, le Christ avait souffert des Israélites des ironies identiques. Il avait été battu, ridiculisé, blessé. Presque nu, il avait supporté tous les affronts sans une plainte, sans la moindre expression indigne. Lui qui aimait les malheureux, qui avait œuvré pour fonder une doctrine d'entente et d'amour entre tous les hommes, qui avait béni les plus malheureux et les avait accueillis avec affection, avait reçu la récompense de la croix dans des supplices incommensurables. Alors Etienne se dit : - « Qui suis-je et qui était le Christ ? « Cette interrogation au fond lui apportait une certaine consolation. Le Prince de la Paix avait été traîné dans les rues de Jérusalem sous le coup des plus violentes injures, et c'était le Messie attendu, l'oint du Seigneur ! Pourquoi alors, lui qui n'était qu'un homme fautif, porteur de nombreuses faiblesses, devrait-il hésiter au moment du témoignage ? Et alors que des larmes coulaient sur son visage lacéré, il écoutait la voix caressante du Maître dans son cœur : « Quiconque désireux de participer à mon royaume, se nie lui-même, prend sa croix et suit mes pas ». Il fallait se nier pour accepter le sacrifice salutaire. Au bout de tous les martyres, il devait trouver l'amour glorieux de Jésus avec la beauté de sa tendresse immortelle. Le prédicateur humilié et blessé s'est rappelé de son passé de travail et d'espoirs. Il lui semblait revoir son enfance où le zèle maternel lui avait inculqué les fondements de la foi réconfortante ; ensuite, les nobles aspirations de la jeunesse, le dévouement paternel, l'amour de sa petite sœur que les circonstances du destin lui avaient ravie. En pensant à Abigail, il ressentit de l'angoisse dans son cœur. Maintenant qu'il devait affronter la mort, il désirait la revoir pour ses dernières volontés. Il s'est souvenu de la dernière nuit pendant laquelle ils avaient échangé tant d'impressions de tendresse, tant de promesses fraternelles dans la sombre prison de Corinthe. Malgré les mouvements rénovateurs de la foi dont il partageait les travaux activement à Jérusalem, jamais il n'avait pu oublier son devoir de la retrouver, où qu'elle soit. Pendant ce temps, autour de lui se multipliaient les injures dans un tourbillon de cris et de menaces révoltantes, le condamné pleurait à ces souvenirs.

S'accrochant aux promesses du Christ dans l'Évangile, il ressentait un doux soulagement. L'idée que sa chère sœur resterait en ce monde, livrée à Jésus, soulageait les angoisses de son cœur.

Mais il était à peine sorti de ses pénibles réminiscences qu'il entendit la voix impérieuse de Saûl s'adressant aux gardes :

- Attachez-le à nouveau, tout est consommé, allons dans l'atrium.

Tendant ses poignets, le disciple de Simon Pierre, prêt à être enchaîné, reçut des coups si violents d'un soldat sans scrupules que de ses pouls blessés se mit à jaillir beaucoup de sang.

Néanmoins, Etienne n'eut pas le moindre geste de résistance. De temps en temps, il levait les yeux comme s'il implorait le secours du ciel en ces minutes suprêmes. Malgré les huées et les plaies qui le lacéraient, il ressentait une paix spirituelle inconnue. Toutes les souffrances de ce rituel étaient pour le Christ. Cette heure était son occasion divine. Le Maître de Nazareth avait convoqué son cœur fidèle au témoignage public des valeurs spirituelles de sa glorieuse doctrine. Confiant, il se disait : - « Si le Messie a accepté la mort infamante du Calvaire pour sauver tous les hommes, ne serait-ce pas un honneur que de donner ma vie pour Lui ? » Son cœur toujours avide de rendre témoignage au Seigneur depuis qu'il avait connu l'Évangile de rédemption, ne devrait-il pas se réjouir à l'idée de lui offrir sa propre vie ? Mais l'ordre d'avancer l'arracha aux pensées les plus élevées.

Les pas chancelants du généreux prédicateur du « Chemin » étaient hésitants, mais il était serein et son regard était ferme, il révélait tout son courage dans les derniers moments du témoignage.

Aux premières heures de l'après-midi, le soleil de Jérusalem était un brasier ardent. Malgré la chaleur insupportable, la foule s'était déplacée avec beaucoup d'intérêt. Il s'agissait du premier procès concernant les activités du « Chemin », depuis la mort de son fondateur. En gage de prestige pour la Loi de Moïse, tous les courants judaïques étaient présents, les pharisiens faisaient grand cas de cet événement. À deux pas du condamné, ils s'acharnaient à lui lancer au visage les plus dures injures.

Lui, néanmoins, bien qu'éprouvant une profonde tristesse, marchait à demi-nu, serein, imperturbable.

La salle de réunions du Sanhédrin n'était pas très loin de l'atrium du Temple où la cérémonie macabre se réalisait. Il y avait à peine quelques mètres à faire, là exactement où s'élevait l'énorme autel des holocaustes.

Tout était prêt et conforme aux consignes que Saûl avait données.

Au fond du patio spacieux, Etienne avait été attaché à un tronc pour que la lapidation s'effectue à l'heure exacte.

Les exécuteurs seraient les représentants des diverses synagogues de la ville car c'était une fonction honorable attribuée à ceux qui étaient en condition d'agir pour la défense de Moïse et de ses principes. Chaque synagogue avait indiqué son représentant. Avant de commencer la cérémonie, conformément à la règle, posté près de la victime le chef du rituel, en l'occurrence Saûl, recevait un à un, leur manteau brillant décoré de pourpre qu'il tenait à la main.

Un nouvel ordre du jeune tarsien et l'exécution a commencé entre les éclats de rire. Chaque bourreau visait froidement son point préféré en s'efforçant d'en tirer le plus grand parti.

Des rires unanimes s'en suivaient à chaque coup porté.

Épargnez-lui la tête - dit l'un des plus exaltés -, afin que le spectacle ne perde pas de son intensité et de son intérêt.

Avec attention et enthousiasme, chaque expression du judaïsme accompagnait le bourreau indiqué par les chefs de la synagogue, aux cris de « Mort au traître ! Le sorcier !...

Frappez au cœur, au nom des Ciliciens ! - s'exclama quelqu'un au milieu de la foule.

Ouvrez-lui la jambe pour les Iduméens ! - suivit une autre voix impudente.

Plus ou moins loin de la foule, suivant de près les gestes du condamné, Saûl de Tarse appréciait la vibration populaire, satisfait et vengé. De toute évidence, la mort du prédicateur du Christ était son premier grand triomphe dans la conquête des attentions de Jérusalem et de ses prestigieuses corporations politiques. À cette heure où se focalisaient tant d'acclamations du peuple de sa race, il s'enorgueillissait de la décision qui l'avait amené à poursuivre le «Chemin » sans considération et sans trêve. Cette tranquillité d'Etienne, néanmoins, ne cessait de l'impressionner bien au fond de son cœur volontaire et inflexible. Où pouvait-il puiser une telle sérénité ? Sous les pierres qui le visaient, ses yeux dévisageaient ses bourreaux sans vaciller, sans révéler la moindre crainte, ni le moindre trouble !

Effectivement, attaché à genoux au tronc du supplice, le jeune homme de Corinthe gardait une impressionnante expression de paix dans ses yeux translucides dont les larmes calmes coulaient abondantes. Sa poitrine découverte n'était qu'une plaie sanglante. Ses vêtements en haillons collaient son corps empâté de sueur et de sang.

Le martyr du « Chemin » se sentait soutenu par des forces puissantes et intangibles. À chaque nouveau coup, il sentait s'aggraver les souffrances infinies qui fouettaient son corps macéré, mais au fond, il gardait l'impression d'une douceur sublime. Son cœur battait intensément. Son thorax était couvert de blessures profondes, ses côtes étaient cassées.

En cette heure suprême, il se rappelait les moindres liens de foi qui le retenaient à une vie plus sublime. Il se souvenait de toutes les prières favorites de son enfance. Il faisait son possible pour fixer dans sa rétine le tableau de la mort de son père exécuté et incompris.

Intérieurement, il répétait le Psaume 23 de David, comme il le faisait avec sa sœur, dans les situations qui semblaient insurmontables. « Le Seigneur est mon berger. Je ne manquerai de rien... » Les expressions des Écrits sacrés, comme les promesses du Christ de l'Évangile, étaient au fond de son cœur. Son corps se cassait dans la tourmente, mais son esprit était tranquille et plein d'espoirs.

Maintenant, il avait l'impression que deux mains caressantes passaient légèrement sur ses plaies douloureuses, lui apportant une douce sensation de soulagement. Sans la moindre crainte, il perçut que la sueur de l'agonie était là.

Des amis dévoués venus du plan spirituel entouraient le martyr à la minute suprême. Au summum de ses douleurs physiques, comme s'il était transposé dans des abîmes infinis de perception, le jeune homme de Corinthe a remarqué que quelque chose s'était brisée dans son âme inquiète. Ses yeux semblaient plongés dans des tableaux glorieux émanés d'une autre vie. La légion d'émissaires de Jésus qui l'entourait affectueusement, ressemblait à une cour céleste. Sur le chemin de lumière qui s'ouvrait devant lui, il remarqua que quelqu'un approchait ouvrant ses bras généreux. Aux descriptions faites par Pierre, il réalisa qu'il dévisageait le Maître lui-même dans toute la splendeur de ses gloires divines. Saûl remarqua que les yeux du condamné étaient statiques et fulgurants. C'est alors que le héros chrétien, bougeant ses lèvres, s'exclama à voix haute :

- Voua que je vois les cieux ouverts et le Christ ressuscité dans la grandeur de Dieu !...

C'est alors que deux jeunes femmes s'approchèrent du persécuteur avec des gestes intimes. Dalila livra Abigail à son frère, s'éloignant bientôt pour répondre à l'appel d'un autre ami. La tendre fiancée portait une tunique à la mode grecque qui rehaussait la beauté de son visage. Était-ce en raison de la pénible scène en cours ou la présence de sa bien-aimée, mais on pouvait percevoir que Saûl était un peu gêné et ému. On aurait dit que le courage Indomptable d'Etienne l'avait amené à considérer la tranquillité inconnue qui régnait dans l'esprit du martyr.

Face au tumulte qui l'entourait et remarquant la misérable situation de la victime, la jeune fille ne put contenir un cri de stupeur. Qui était cet homme attaché au poteau de torture? Cette poitrine palpitante pleine de sang, ces cheveux, ce visage pâle qu'une barbe défigurait, ne serait-ce pas son frère ? Ah ! Comment exprimer les immenses angoisses provoquées par l'imprévisible surprise d'une telle heure ? Abigail tremblait. Ses yeux angoissés accompagnaient les moindres mouvements du héros qui semblait indifférent plongé dans l'extase qui l'absorbait. En vain, Saûl attirait discrètement son attention afin de lui épargner des sensations plus pénibles. La jeune femme semblait ne rien voir d'autre que le condamné se noyer dans le sang du martyre. Elle se souvenait maintenant... En s'éloignant de la prison, après la mort de leur père, c'était bien ainsi qu'elle avait laissé Jeziel dans la même position de supplice. L'exécrable poteau, les chaînes impitoyables et son pauvre frère agenouillé ! Elle aurait voulu se lancer au devant des bourreaux, éclaircir la situation, connaître l'identité de cet homme.

À cet instant, ignorant être la cible d'une attention aussi singulière, le prédicateur du «Chemin» est sorti de son impressionnante immobilité. Voyant que Jésus dévisageait mélancoliquement la figure du docteur de Tarse, comme s'il déplorait ses terribles erreurs, le disciple de Simon a ressenti pour son bourreau une amitié sincère dans son coeur. Il connaissait le Christ et Saûl non. Plein d'un sentiment de profonde fraternité et voulant défendre son persécuteur, il s'exclama d'une manière impressionnante :

Seigneur, ne leur imputez pas ce péché !...

Cela dit, il a tourné ses yeux aimants vers son bourreau. C'est ainsi qu'il aperçut près de lui le visage de sa sœur habillée comme elle l'était chez eux pour les jours de fête. C'était bien elle, sa petite sœur aimée dont l'affection si souvent avait fait palpiter son cœur plein de nostalgie et d'espoir. Comment expliquer sa présence ? Qui sait, elle avait peut-être aussi été emportée au royaume du Maître et revenait en esprit pour lui souhaiter la bienvenue dans un monde meilleur ? Il voulut crier sa joie infinie, l'attirer à lui, entendre sa voix chanter les cantiques de David, mourir enveloppé de son amour ; mais sa gorge était muette maintenant. L'émotion le dominait en cette heure extrême. Il sentit que le Maître de Nazareth caressait son front où la dernière lapidation avait ouvert une fleur de sang. Il entendait, très loin, les voix argentines qui chantaient des hymnes d'amour sur les glorieuses origines du Sermon de la Montagne. Incapable de résister plus longtemps au supplice, le disciple de l'Évangile sentit qu'il s'évanouissait.

En écoutant les expressions du condamné et recevant son regard fulgurant et limpide de plein fouet, Abigail ne put dissimuler plus longtemps son angoissante surprise.

Saûl ! Saûl !... C'est mon frère - s'exclama-t-elle atterrée.

Que dis-tu ? - a bégayé tout bas le docteur de Tarse stupéfait. - Ce n'est pas possible ! Tu es devenue folle ?

Non, non, c'est lui ; c'est lui ! - répétait-elle prise d'une pâleur extrême.

C'est Jeziel - insistait Abigail affligée -, chéri, accorde-moi une minute, laisse-moi parler au mourant rien qu'une minute.

Impossible ! - a répliqué le jeune homme consterné.

Saûl, au nom de la Loi de Moïse, par amour pour nos parents, consens - s'exclama-t- elle se tordant les mains.

L'ex-disciple de Gamaliel ne pouvait croire à une telle coïncidence. D'ailleurs, il y avait la différence de nom. Il fallait éclaircir ce point avant tout. De toute évidence, la fausse impression d'Abigail se déferait au premier contact direct avec l'agonisant. Sa nature, sensible et aimante, justifiait ce qui à ses yeux était absurde. Ordonnant rapidement ses réflexions, il dit à sa fiancée avec austérité :

J'irai avec toi identifier le mourant, mais jusqu'à ce que nous puissions le faire, fais taire tes impressions... Pas un mot, tu entends ? Il ne faut pas oublier la respectabilité du lieu où tu te trouves !

Peu après, il fit sèchement appeler un fonctionnaire de haut grade :

Ordonne de faire porter le cadavre au cabinet des prêtres.

Seigneur - a répondu l'autre respectueusement -, le condamné n'est pas encore mort.

Peu importe, exécute mes ordres, je lui arracherai sa confession de repentir à l'heure extrême.

La décision fut appliquée sans plus tarder, tandis que Saûl faisait servir, de manière générale, à ses amis et à ses admirateurs, plusieurs amphores de vin délicieux pour fêter son premier triomphe. Puis, les sourcils froncés, préoccupé, il s'est glissé presque subrepticement jusqu'à la salle réservée aux prêtres de Jérusalem en compagnie de sa fiancée.

Traversant les groupes qui le saluaient avec des acclamations frénétiques, le jeune tarsien semblait hors de lui. Il conduisait délicatement Abigail par le bras mais ne lui adressait pas un mot. La surprise l'avait rendu muet. Et si Etienne était effectivement ce Jeziel qu'il attendait avec tant d'anxiété ? Absorbés par leurs angoissantes réflexions, ils ont pénétré dans la pièce isolée. Le jeune docteur a ordonné à ses assistants de se retirer et a soigneusement fermé la porte.

Abigail s'est approchée de son frère en sang avec une infinie tendresse. Et comme s'il était rappelé à la vie par une force puissante et invincible, tous deux ont remarqué que la victime bougeait sa tête ensanglantée. Dans un immense effort à l'heure de l'agonie suprême, Etienne a murmuré :

-Abigail !...

Sa voix n'était presque qu'un souffle, mais son regard était calme, limpide. En entendant sa voix vacillante et languissante, le jeune tarsien a reculé pris d'effarement. Que signifiait donc tout cela ? Il ne pouvait en douter. La victime de sa persécution implacable était bien le frère bien-aimé de l'élue de son cœur. Par quel mécanisme le destin avait-il produit une telle situation qui ruinerait toute sa vie ? Où était donc Dieu qui ne l'avait pas inspiré dans le dédale des circonstances qui l'avait poussé à l'irrémédiable, à ce cruel résultat ? Il s'est senti possédé par des regrets sans limites. Lui qui avait élu Abigail comme l'ange protecteur de son existence, serait obligé de renoncer à cet amour pour toujours. Son orgueil d'homme ne lui permettrait pas d'épouser la sœur de son ennemi supposé, reconnu et jugé comme un vil criminel. Abasourdi, il est resté là, comme si une force insurmontable le plombait au sol, le transformant en l'objet d'ironies insupportables.

Jeziel ! - s'exclama Abigail baisant et arrosant de larmes le front du mourant - comment est-ce que je te retrouve !... On dirait que ton supplice a duré depuis le jour où nous nous sommes séparés !... - Et elle sanglotait...

Je vais bien... - a dit le disciple de Jésus en faisant son possible pour déplacer sa main droite cassée et laissant percevoir son désir de caresser ses cheveux comme dans leur enfance et dans leur jeunesse. -

Ne pleure pas !... Je suis avec le Christ !...

Qui est le Christ ? - a murmuré la jeune fille -Pourquoi t'appelle-t-on Etienne ? Comment t'ont-ils ainsi changé ?

Jésus... est notre Sauveur... - expliqua l'agonisant dans l'intention de ne pas perdre les minutes qui s'écoulaient rapidement. - Et, maintenant, on m'appelle Etienne... parce qu'un Romain généreux m'a libéré... mais il m'a demandé... le secret absolu. Pardonne- moi... C'est par gratitude que j'ai obéi à son conseil. Personne ne sera reconnu par Dieu si nous ne montrons pas de reconnaissance envers les hommes...

Voyant que sa sœur continuait en sanglots, il a poursuivi :

Je sais que je vais mourir... mais l'âme est immortelle. Je regrette de devoir te laisser... quand je viens à peine de te retrouver, mais je t'aiderai de l'endroit où je serai.

Écoute, Jeziel - s'exclama sa sœur laissant libre cours à ses sentiments -, qu'est-ce que t'a enseigné ce Jésus pour en arriver à une si triste fin ? Celui qui abandonne ainsi un loyal serviteur, ne serait-il pas plutôt un maître cruel ?

Le mourant a semblé l'avertir du regard.

Ne pense pas cela - a-t-il continué avec difficulté. -Jésus est juste et miséricordieux... il a promis qu'il serait avec nous jusqu'à la fin des siècles... plus tard tu comprendras ; à moi, il m'a enseigné à aimer mes bourreaux eux-mêmes...

Elle l'étreignait, affectueuse, versant des larmes abondantes. Après une pause alors que la victime révélait être aux derniers instants de sa vie physique, elle remarqua qu'Etienne s'agitait dans des efforts suprêmes.

Avec qui vais-je te laisser ?

Voici mon fiancé - a éclairci la jeune fille en indiquant le jeune homme de Tarse qui semblait pétrifié.

Le mourant l'a dévisagé sans haine et a dit :

Que le Christ vous bénisse... Pour moi, ton fiancé n'est pas un ennemi, mais un frère... Saûl doit être bon et généreux ; il a défendu Moïse jusqu'au bout... Quand il connaîtra Jésus, il le servira avec la même ferveur... Sois lui une compagne aimante et fidèle...

Mais la voix du prédicateur du « Chemin » était maintenant rauque et presque imperceptible. Aux convulsions de la mort, il regardait Abigail fraternellement attendri.

En entendant ses dernières phrases, le docteur de Tarse est devenu livide. Il voulait être haï, être maudit. La compassion d'Etienne, fruit d'une paix que lui, Saûl, n'avait jamais connue au sommet des positions mondaines, l'impressionnait profondément. Néanmoins, sans savoir pourquoi, la résignation et la douceur de l'agonisant assaillaient son cœur endurci. Et pourtant, il faisait son possible pour ne pas s'émouvoir face à la pénible scène. Il ne plierait pas pour une question de sentimentalisme. Il abominerait ce Christ qui semblait le poursuivre de toute part au point de se placer entre lui et sa femme adorée. L'esprit tourmenté du futur rabbin supportait la pression de mille feux. Il avait méprisé l'orgueil de sa famille et il avait élu Abigail pour compagne des luttes à venir bien que ne connaissant pas ses ascendants. Il l'aimait par les liens de l'âme, il avait découvert dans son délicat cœur féminin tout ce dont il avait rêvé dans ses cogitations d'ordre mondain. Elle synthétisait ses espoirs déjeune homme ; c'était le gage de sa destinée, elle représentait la réponse de Dieu aux appels de sa jeunesse idéaliste. Maintenant s'ouvrait entre eux deux un abîme profond. La sœur d'Etienne ! Personne n'avait osé affronter son autorité dans la vie, excepté cet ardent prédicateur du « Chemin », dont les idées ne pourraient jamais épouser les siennes. Il détestait ce jeune passionné par l'idéal exotique d'un charpentier, et était arrivé à ses fins pour se venger. S'il mariait Abigail, jamais ils ne seraient heureux. Il serait le bourreau, elle la victime. En outre, sa famille, qui était attachée à la rigueur des vieilles traditions, ne pourrait tolérer une telle union, une fois informée.

Il porta ses mains à sa poitrine dominé par un angoissant découragement.

En pleurs, Abigail accompagnait la pénible agonie de son frère dont les dernières minutes s'écoulaient lentement. Une déchirante émotion avait pris possession de toutes ses énergies. Dans la douleur qui lacérait ses fibres les plus sensibles, elle ne semblait pas voir son fiancé qui suivait ses moindres gestes, surpris et atterré. Avec beaucoup de soin, la jeune fille soutenait le front du mourant après s'être assise pour le réconforter affectueusement.

Voyant que son frère lui lançait son dernier regard, elle s'exclama angoissée :

Jeziel, ne t'en va pas... Reste avec nous ! Jamais plus nous ne serons séparés !...

Lui qui expirait presque, chuchotait :

La mort ne sépare pas... ceux qui s'aiment...

Et comme s'il se rappelait quelque chose de très cher à son cœur, il a ouvert grand ses yeux et dans une expression d'une immense joie :

Comme dans le Psaume... de David,.. - dit-il balbutiant - nous pouvons... dire... que l'amour... et la miséricorde... nous ont suivis... tous les jours... de notre vie...10

10 Psaume 23 de David.

La jeune fille écoutait ses derniers mots extrêmement émue. Elle essuyait la sueur sanglante de son visage qui était illuminé d'une sérénité supérieure.

Abigail... - murmura-t-il encore comme dans un souffle -, je m'en vais en paix... Je voudrais que tu dises la prière... des affligés et des agonisants...

Elle s'est souvenue des derniers instants de supplice de leur père, en ce jour inoubliable de leur séparation dans la prison de Corinthe. D'un seul coup, elle a compris qu'à cet instant d'autres forces se trouvaient en jeu. Il ne s'agissait plus de Licinius Minucius et de ses cruels partisans, mais de son fiancé transformé en bourreau par une terrible erreur. Elle a caressé avec plus d'affection encore sa tête sanglante et serra contre elle le mourant comme s'il s'agissait d'un enfant adorable. Alors, bien que rigide et inflexible en apparence, Saûl de Tarse a observé, plus clairement, le tableau qui jamais plus ne lui sortirait de l'esprit. Tenant le mourant fraternellement enlacé, la jeune femme a levé les yeux au ciel d'où coulaient des larmes poignantes. Elle ne chantait pas, mais la prière sortait de ses lèvres comme une supplique naturelle de son esprit à un père aimant qui restait invisible :

Seigneur Dieu, père de ceux qui pleurent,

Des tristes et des opprimés,

Force des vaincus,

Consolation à toutes les douleurs,

Malgré la misère arrière,

Les pleurs de nos erreurs,

En ce monde d'exil

Nous clamons votre amour !

Sur le chemin des afflictions, Dans la nuit la plus tourmentée, Votre source généreuse Est un bien qui ne peut cesser... Vous êtes en tout la lumière éternelle De la joie et de la sérénité. Notre porte d'espoir Qui ne se fermera jamais.

Quand tout nous abandonne En ce monde d'iniquité Quand vient la tempête

Sur les fleurs de l'illusion ! Ô Père, vous êtes la divine lumière, Le chant de la certitude, Triomphant de l'amertume, Triomphant de toute affliction.

Le jour de notre mort,

Dans l'abandon ou dans la tourmente,

Apporte-nous l'oubli

De l'ombre, de la douleur, du mal !...

Pour que dans les derniers instants,

Nous sentions la lumière de la vie

Rénovée etpardonnée

Dans la paix heureuse et immortelle.

Une fois sa prière terminée, Abigail était en larmes. Sous la douce caresse de ses mains, Jeziel s'était apaisé. La pâleur de son visage était cadavérique, alliée à une profonde sérénité physionomique. Saûl a compris qu'il était mort. Et pendant que la jeune fille de Corinthe se levait, doucement, comme si le cadavre de son frère demandait toute la tendresse de son être aimant, le jeune tarsien s'est approché les sourcils froncés et a dit avec austérité :

Abigail, tout est consommé et tout est fini, entre nous aussi.

La pauvre créature s'est retournée avec étonnement. Alors les coups reçus ne lui suffisaient pas ? Serait-ce possible que son fiancé aimé n'ait pas une parole de conciliation généreuse en cette heure difficile de sa vie? Devait-elle recevoir l'humiliation la plus glacée avec la mort de Jeziel et supporter en plus l'abandon ? Consternée par tout ce qu'elle était venue trouver à Jérusalem, elle comprit qu'elle devait rassembler ses forces pour ne pas tomber face aux dures épreuves qui lui avaient été réservées. Et elle perçut alors que l'orgueil de Saûl serait sans consolation. À cet instant, elle en est arrivée aux conclusions les plus lucides quant au rôle qu'elle avait à jouer dans des circonstances aussi embarrassantes. Sans faire appel à sa sensibilité féminine, elle prit le dessus et dit avec dignité et noblesse :

Tout est fini entre nous, pourquoi ? La souffrance ne devrait pas effacer l'amour

sincère.

Tu ne me comprends pas ? - a répliqué le jeune homme avec fierté... - Notre union est devenue impossible. Je ne pourrai épouser la sœur d'un ennemi à la mémoire maudite. J'ai été malheureux en choisissant cette occasion pour ta venue à Jérusalem. Je me sens honteux, non seulement devant la femme avec qui jamais plus je ne pourrai m'unir par le mariage, comme devant mes parents et mes amis, par la situation amère que les circonstances ont placée sur mon chemin...

Abigail était pâle et cruellement surprise.

Saûl... Saûl... n'aie pas honte en ma présence. Jeziel est mort en t'estimant. Son cadavre nous écoute -souligna-t-elle sur un ton peiné. - Je ne peux pas t'obliger à m'épouser, mais ne transforme pas notre affection en haine insensible... Sois mon ami !... Je te serai éternellement reconnaissante pour les mois de bonheur que tu m'as donnés. Je retournerai demain chez Ruth... N'aie pas honte de moi ! Je ne dirai à personne que Jeziel était mon frère, pas même à Zacarias ! Je ne veux pas que nos amis te considèrent comme un bourreau.

L'observant dans cette générosité humble, le jeune homme de Tarse ressentit l'envie de la serrer contre son cœur, comme il l'aurait fait avec un enfant. Il aurait voulu s'avancer, la prendre contre sa poitrine, couvrir de baisers son front gentil et innocent. Mais brusquement lui revinrent à l'esprit ses titres et ses attributions ; il voyait Jérusalem rebellée, bafouant sa réputation d'amères pointes d'ironie. Le futur rabbin ne pouvait pas être perdant ; le docteur de la Loi rigide et implacable devait étouffer l'homme pour toujours.

Se montrant impassible, il a répliqué sur un ton cassant :

J'accepte ton silence concernant les lamentables événements de ce jour ; tu retourneras dès demain chez Ruth, mais tu ne dois pas t'attendre à ce que mes visites continuent, pas même pour une question de courtoisie injustifiable, car par sincérité pour notre race, ceux qui ne sont pas nos amis, sont nos ennemis.

La sœur de Jeziel recevait ces explications avec une profonde surprise.

Alors tu m'abandonneras comme ça, complètement ? - a-t-elle demandé en larmes.

Tu ne seras pas abandonnée - a-t-il murmuré inflexible -, tu as tes amis sur la route de Joppé.

Mais, après tout, pourquoi haïs-tu ainsi mon frère ? Il a toujours été bon. À Corinthe, il n'a jamais offensé personne.

Il était prédicateur de ce maudit charpentier de Nazareth - a-t-il répondu contrarié et dur - ; de plus, il s'est humilié devant la ville entière.

Affligée par la sévérité de ses réponses, Abigail s'est finalement tue. Quel pouvoir avait donc ce Nazaréen pour attirer tant de dévouement et provoquer tant de haine ? Jusque là, elle ne s'était pas intéressée à la personne du célèbre charpentier qui était mort sur la croix comme un malfaiteur ; mais son frère lui avait dit avoir trouvé en lui le Messie. Pour séduire un cœur cristallin comme celui de Jeziel, le Christ ne pouvait pas être un homme vulgaire. Elle se souvint de son frère dans le passé et se disait que face à la révolte paternelle, il avait réussi à se maintenir au-dessus des liens de sang eux-mêmes pour éclairer avec amour son géniteur. S'il avait eu la force d'analyser les actes paternels avec discernement, il fallait que ce Jésus soit très grand pour qu'il se consacre à lui en lui offrant sa propre vie après avoir retrouvé la liberté. À son avis,

Jeziel ne pouvait se tromper. Connaissant sa nature depuis tout petit, il n'était pas possible qu'il se soit laissé leurrer dans ses convictions religieuses. Maintenant, elle se sentait attirée par ce Jésus inconnu et haï injustement. Il avait appris à son frère à estimer ses bourreaux eux-mêmes. Que ne réservait-il pas alors à son cœur assoiffé d'affection et de paix ? Les derniers mots de Jeziel exerçaient sur elle une influence profonde.

Plongée dans de profondes cogitations, elle a remarqué que Saûl avait ouvert la porte et avait appelé quelques assistants qui se précipitèrent pour exécuter ses ordres. En quelques minutes les restes d'Etienne étaient retirés, tandis que de nombreux amis extrêmement loquaces et satisfaits entouraient le jeune couple.

Qu'est-ce que c'est que ça - a demandé l'un d'eux à Abigail -, en observant sa tunique tachée de sang.

Le condamné était Israélite - l'a interrompu le jeune tarsien, désireux d'anticiper toutes explications - et, comme tel, nous l'avons soutenu à l'heure extrême.

Un regard plus sévère a laissé entendre à la jeune fille combien elle devait contenir ses émotions, bien loin et au-delà de toute vérité.

Peu après, le vieux Gamaliel est arrivé, il demanda à son ex-disciple quelques minutes d'attention, en privé.

Saûl - a-t-il dit avec bonté -, je pense partir la semaine prochaine dans une région au- delà de Damas. Je vais retrouver mon frère et profiter de la nuit de la vieillesse pour méditer et me reposer l'esprit. J'en ai déjà informé le Sanhédrin et le Temple, et je crois que dans quelques jours tu seras effectivement en charge de ma fonction.

L'interpellé a fait un léger geste de remerciement dont la froideur déguisait mal l'abattement qui assaillait son âme.

Néanmoins - continua le généreux rabbin avec déférence, j'ai une dernière demande à te faire : Voilà, je considère Simon Pierre comme un ami. Cette confession pourrait te scandaliser mais, il me plaît de la faire. Je viens de recevoir sa visite, il sollicite mon interférence pour que le cadavre de la victime d'aujourd'hui soit livré à l'église du « Chemin », où il sera enterré avec beaucoup d'amour. En tant qu'intermédiaire de cette requête, j'espère que tu ne me refuseras pas cette faveur.

Vous dites « victime »? - a demandé Saûl consterné. - L'existence d'une victime suppose un bourreau et je ne suis le bourreau de personne. J'ai défendu la Loi jusqu'au bout.

Gamaliel a compris l'objection et a répliqué :

Ne vois pas l'ombre d'une récrimination dans mes propos. Ni l'heure, ni le lieu, ne se prêtent à des discussions. Mais pour ne pas faire défaut à la sincérité que tu m'as toujours connue, je dois te dire en quelques mots que je suis arrivé à de sérieuses conclusions concernant le dit charpentier de Nazareth. J'ai mûrement réfléchi à son œuvre parmi nous ; néanmoins, je suis vieux et épuisé pour initier tout mouvement rénovateur au sein du judaïsme. Dans notre existence, il arrive une phase où il n'est plus licite d'intervenir sur les problèmes collectifs ; mais à tout âge, nous pouvons et nous devons œuvrer à l'illumination ou à l'amélioration de nous-mêmes. C'est ce que je vais faire. Le désert, dans la majesté calme de la solitude, a toujours séduit nos ancêtres. Je quitterai Jérusalem, je fuirai le scandale que mes nouvelles idées et mes justes attitudes provoqueraient ; je chercherai la solitude pour trouver la vérité.

Saûl de Tarse était stupéfait. Gamaliel aussi semblait souffrir de l'influence des étranges sortilèges ! Il n'y avait aucun doute, les hommes du « Chemin » l'avaient ensorcelé, terrassant ses dernières énergies... le vieux maître avait fini par capituler dans une attitude aux conséquences imprévisibles ! Il allait réfuter, discuter, le rappeler à la réalité, quand le vénérable mentor de sa jeunesse pharisienne, laissa percevoir qu'il saisissait les vibrations antagoniques de son esprit ardent, et lui dit :

Je connais déjà la teneur de ta réponse. Tu me juges faible, vaincu, et chacun analyse comme il le peut ; mais ne m'impose pas l'ennui de la controverse. Je ne suis ici que pour solliciter une faveur de ta part et j'espère que tu ne me la refuseras pas. Puis-je prendre des mesures pour faire retirer les restes d'Etienne immédiatement ?

Il voyait bien que le jeune homme de Tarse hésitait, oppressé par des pensées singulières.

Accepte, Saûl !... C'est la dernière requête de ton vieil ami !...

J'accepte - a-t-il finalement dit.

Gamaliel l'a salué avec un geste de sincère reconnaissance.

À nouveau entouré de nombreux amis qui essayaient de le divertir, le jeune docteur de la Loi se révélait être étranger à lui-même. En vain, il levait son verre pour commémorer. Le regard vague, inquiet, il démontrait la profonde aliénation où il était plongé. Les événements inattendus avaient provoqué en lui un tourbillon de pensées angoissantes. Il voulait penser, désirait se recueillir seul pour faire l'examen nécessaire des nouvelles perspectives données à sa destinée, mais jusqu'au lever du soleil, il fut obligé de rester dans le cadre des conventions sociales et s'occuper de ses amis jusqu'au bout.

Prétextant devoir changer ses vêtements tachés de sang, Abigail s'était rapidement retirée après l'entrevue de Gamaliel.

Chez Dalila, la pauvre petite avait été prise d'une forte fièvre, affligeant et alarmant tous ceux qui se trouvaient là.

À la tombée de la nuit, Saûl était retourné chez sa sœur où il fut informé de l'état de la patiente.

Résolument décidé à changer le cours de sa vie, il cherchait à étouffer sa propre émotion pour envisager les faits avec le plus grand naturel.

En larmes, craignant de tomber malade, la jeune fille de Corinthe a demandé qu'on la reconduise chez Zacarias. En vain, Dalila et ses parents démontrant leur sympathie ont cherché à intervenir. L'appel d'Abigail à l'esprit énergique de Saûl fut exposé de façon bouleversante et, avec la sévérité qui caractérisait ses attitudes, l'ex-disciple de Gamaliel a pris toutes les mesures nécessaires pour la satisfaire.

Dans la soirée, avec grand soin, une modeste charrette sortait de Jérusalem par la route de Joppé.

Ruth reçut la jeune fille dans ses bras, émue et angoissée. Elle et son mari se sont alors rappelés que ce ne fut qu'à l'occasion de la mort de son père, qu'Abigail avait eu une fièvre aussi forte, accompagnée d'une faiblesse aussi profonde. Les sourcils froncés, Saûl les écoutait, s'efforçant de dissimuler son émotion. Et pendant que les amis de la jeune fille cherchaient à l'assister de tout leur amour, le futur rabbin, perdu dans un nuage d'idées conflictuelles, se dirigeait vers Jérusalem, dans l'intention de ne plus retourner à Joppé.

ABIGAIL CHRÉTIENNE

Depuis le martyre d'Etienne, le mouvement de persécution de tous les disciples ou sympathisants du « Chemin » s'était aggravé à Jérusalem. Comme s'il était pris d'une véritable hallucination en remplaçant Gamaliel aux fonctions religieuses les plus importantes de la ville, Saûl de Tarse était fasciné par des suggestions de fanatisme cruel.

D'impitoyables débordements furent ordonnés concernant toutes les familles qui révélaient une inclination ou une sympathie pour les idées du Messie nazaréen. La modeste église où la bonté de Pierre ne cessait de secourir les plus malheureux, était rigoureusement gardée par des soldats qui avaient pour ordre d'empêcher les prêches qui étalent une douce consolation pour les malheureux. Aveuglé par l'idée de protéger le patrimoine pharisaïque, le jeune tarsien se livrait aux plus grands égarements et tyrannies. Des hommes de bien furent expulsés de la ville sur de simples soupçons. Des ouvriers honnêtes et jusqu'à des mères de famille étaient interpellés dans de scandaleux procès publics que le persécuteur mettait en œuvre. Un exode d'une grande ampleur s'est alors initié comme Jérusalem n'en avait pas vu depuis longtemps. La ville se mit à manquer de travailleurs. À sa douce consolation, le « chemin » avait séduit l'âme du peuple, fatigué d"incompréhension et de sacrifices. Débarrassé des illustres conseils de Gamaliel qui s'était retiré dans le désert, et sans l'affectueuse assistance d'Abigail qui lui donnait de généreuses inspirations, le futur rabbin semblait fou, comme si son cœur dans sa poitrine s'était asséché. En vain, des femmes désarmées demandaient sa pitié ; inutilement, des enfants misérables imploraient sa complaisance pour leurs parents abandonnés comme de malheureux prisonniers.

Le jeune tarsien semblait dominé par une indifférence criminelle. Les suppliques les plus sincères se heurtaient dans son esprit à une pierre arrière. Incapable de pénétrer les circonstances qui avaient modifié ses plans et ses espoirs de vie, il imputait l'échec de ses rêves de jeunesse à ce Christ qu'il n'avait pas réussi à comprendre. Il le haïrait aussi longtemps qu'il vivrait. Comme il ne pouvait le rencontrer pour se venger directement, il le persécutait à travers ses adeptes de toute part. À son avis, c'était lui, le charpentier anonyme qui était la cause de ses échecs concernant l'amour d'Abigail, maintenant que son cœur impulsif était prisonnier de sentiments étranges qui, jour après jour, creusaient de profonds abîmes entre son visage inoubliable et ses souvenirs les plus aimants. Il n'était plus retourné chez Zacarias, et bien que ses amis de la route de Joppé demandent de ses nouvelles, il restait irréductible dans son égoïsme suffocant. De temps en temps, il était oppressé par une nostalgie singulière. Il ressentait l'immense manque de tendresse d'Abigail dont le souvenir ne s'était jamais plus effacé de son âme endurcie et inquiète. Aucune autre femme ne pourrait la remplacer dans son cœur. Entre des angoisses extrêmes, il se rappelait l'agonie d'Etienne, son enviable paix de conscience, ses mots d'amour et de pardon ; puis c'était sa fiancée agenouillée implorant son soutien avec un éclair de générosité dans ses yeux suppliants qui lui revenait en mémoire. Jamais il n'oublierait cette prière angoissée et émouvante qu'elle avait prononcée en étreignant son frère aux derniers instants de sa vie. Malgré la persécution cruelle qui l'avait transformé en l'acteur principal de toutes les activités contre l'humble église du « Chemin », Saûl sentait que des besoins spirituels se multipliaient dans son esprit assoiffé de consolation.

Huit mois de luttes incessantes passèrent depuis la mort d'Etienne, quand le jeune tarsien, capitulant face à la nostalgie et l'amour qui dominaient son âme, décida de revoir le paysage fleuri de la route de Joppé où, certainement, il reconquerrait l'affection d'Abigail pour réorganiser tous ses projets d'un avenir heureux.

Il prit son petit véhicule le cœur oppressé. Combien d'hésitations n'avait-il pas vaincues pour faire marche arrière, humiliant sa vanité d'homme conventionnel et inflexible ! La lumière crépusculaire remplissait la nature de reflets d'or fulgurant. Ceciel si bleu, la végétation en friche, les brises bienfaisantes de l'après-midi étaient les mêmes. Il se sentait revivre. Des rêves et des espoirs aussi restaient intangibles. Et il réfléchissait à la meilleure manière de regagner le dévouement de l'élue de son cœur sans humilier sa vanité. Il lui raconterait son désespoir, lui parlerait de ses insomnies, de la continuité de l'immense amour qu'aucune circonstance n'avait pu détruire. Bien que restant ferme dans son intention d'omettre toute allusion faite au charpentier de Nazareth, il lui parlerait de ses remords de ne pas lui avoir tendu une main amie à l'instant où tous les espoirs de son âme féminine s'étaient effondrés, devant l'imprévisible et pénible décès de son frère dans des circonstances si amères. Il éclaircirait en détail ses sentiments. Il allait devoir faire référence au souvenir indélébile de sa prière angoissante et ardente alors qu'Etienne pénétrait au seuil de la mort. Il l'attirerait à son cœur qui ne l'avait jamais oubliée, baiserait ses cheveux, formulerait de nouveaux projets d'amour et de bonheur.

Plongé dans de telles pensées, il a atteint la porte d'entrée, remarquant en passant les rosiers en fleur.

Son cœur battait effréné quand Zacarias est apparu grandement surpris. Une longue accolade marqua leurs retrouvailles. Abigail fut l'objet de ses premières questions. Étrangement, il remarqua que brusquement Zacarias était devenu triste.

Je pensais que tes amis t'avaient déjà appris la triste nouvelle - a-t-il commencé à dire, tandis que le jeune homme l'écoutait anxieux. -, voilà plus de quatre mois qu'Abigail est tombée malade des poumons et, pour parler franchement, nous n'avons pas du tout d'espoir.

Saûl devint livide.

Peu après être revenue précipitamment de Jérusalem, elle est restée un peu plus d'un mois entre la vie et la mort. En vain nous nous sommes efforcés, Ruth et moi, de lui rendre sa vigueur et les couleurs de sa jeunesse. La pauvre petite s'est mise à maigrir et, peu de temps après, elle est restée alitée abattue. Pris d'angoisse, j'ai sollicité ta présence, afin de faire notre possible dans son intérêt, mais tu n'es pas apparu. Il me semblait qu'un nouvel environnement lui ferait du bien et lui rendrait sa santé, mais j'ai manqué de moyens pour des mesures plus appropriées comme cela s'imposait.

Mais, Abigail s'est-elle plainte à mon sujet ? - a demandé Saûl, affligé.

Absolument pas. D'ailleurs, son retour inattendu de Jérusalem, sa soudaine maladie et ton injustifiable éloignement de cette maison étaient pour nous une source de doutes et de craintes. Mais rapidement après une période de forte fièvre, elle allait mieux et nous tranquillisait à ton sujet. Elle nous a expliqué la raison de ton absence, a dit qu'elle avait été informée de tes nombreuses tâches et charges politiques ; elle s'est rapportée avec gratitude à l'accueil que tes parents lui avaient fait et quand Ruth, pour la consoler, qualifia ton attitude d'ingrate, Abigail a toujours été la première à te défendre.

Saûl voulut dire quelque chose alors que Zacarias marquait une pause, mais rien ne lui passa par la tête. L'émotion que lui causait la noblesse spirituelle de sa fiancée bien-aimée, paralysait ses idées.

Malgré tous ses efforts pour nous tranquilliser -continua le mari de Ruth -, nous avions l'impression que notre fille adoptive était dominée par des chagrins profonds qu'elle cherchait à nous cacher. Tant qu'elle pouvait marcher, elle visitait les pêchers, à la même heure qu'elle avait l'habitude de le faire avec toi. Au début, ma femme la surprenait à pleurer dans les ombres de la nuit ; mais ce fut en vain que nous avons cherché à connaître la cause de ses intimes souffrances. La seule raison qui se présentait était justement celle de la maladie qui commençait à miner son organisme. Plus tard, pendant une semaine un pauvre vieillard appelé Ananie est passé par ici. Il se produisit alors un phénomène étrange : Abigail l'avait rencontré chez nos locataires et, tous les après-midi, elle passait des heures de suite à l'écouter, manifestant dès lors une grande force spirituelle. À son départ, le pauvre mendiant lui a donné en guise de souvenir quelques parchemins avec les enseignements du célèbre charpentier de Nazareth...

Du charpentier ? - l'a coupé Saûl évidemment contrarié. - Et ensuite ?

Elle est devenue une lectrice assidue du dit Évangile des Galiléens. Nous avons réfléchi à l'idée de l'éloigner d'une telle nouveauté spirituelle, mais Ruth se dit qu'il s'agissait, maintenant, de son unique distraction. Et effectivement, depuis qu'elle se mit à parler de ce Jésus nazaréen si controversé, nous avons observé qu'Abigail était pleine de profondes consolations. Et le fait est que nous ne l'avons plus vue pleurer, même si la pénible expression d'amertume et de mélancolie ne quittait pas son visage abattu. Dès lors, sa conversation semblait avoir acquis des inspirations différentes. La douleur s'était transformée en une réconfortante expression de joie intime. Et elle parlait de toi avec un amour de plus en plus pur. Elle donnait l'impression d'avoir découvert dans les mystérieux replis de son âme, l'énergie d'une vie nouvelle.

Après un soupir, Zacarias finissait :

Mais malgré tout, ce changement n'a pas altéré la marche de la maladie qui la dévore lentement. Quotidiennement, nous la voyons aller vers la tombe comme un pétale de fleur est emporté par le souffle du vent fort.

Saûl ressentait une évidente angoisse. Une douloureuse émotion pénétrait son âme généreuse et sensible. Que dire ? Son esprit pliait sous le poids d'amères interrogations. Qui était, donc, ce Jésus à qui il se butait de toute part ? L'intérêt d'Abigail pour l'Évangile persécuté révélait la victoire du charpentier nazaréen qui contrastait avec les rêves de sa jeunesse.

Mais, Zacarias - a demandé le docteur de Tarse irrité -, pourquoi n'as-tu pas empêché un tel contact ? Ces vieux sorciers parcourent les routes semant la confusion. Cette condescendance me surprend puisque notre fidélité à la Loi ne l'admet pas, ou pour le moins n'admettra jamais de concessions.

L'interpellé reçut la récrimination avec sérénité et a souligné :

Avant tout, il convient de considérer que j'ai demandé en vain le secours de ta présence pour me guider. De plus, qui aurait le courage d'arracher le remède à une malade bien-aimée ? Depuis que j'ai constaté sa résignation sanctifiée, j'ai fait en sorte de ne pas me rapporter à ses nouveaux points de vue en matière de croyance religieuse.

Et comme si Saûl était plongé dans de profonds schismes, sans savoir quoi répondre, Zacarias conclut :

Viens avec moi, tu verras de tes propres yeux !...

Hésitant, le jeune homme a suivi ses pas. Des idées s'embrouillaient dans sa tête. Affligé, ces nouvelles inattendues empoisonnaient son cœur.

Allongée dans son lit, assistée par l'affection maternelle de Ruth, la jeune femme de Corinthe exprimait sur son visage un abattement profond. Très maigre, sa peau avait la couleur de l'ivoire, mais son regard lucide exhibait un calme spirituel absolu. Une affectueuse sérénité s'affichait sur sa figure attristée. De temps en temps, la dyspnée revenait avec des souffrances prolongées, elle se tournait alors vers la fenêtre ouverte, comme si elle espérait trouver le remède à sa fatigue dans les brises fraîches qui venaient du sein généreux de la nature.

À la voir, Saûl n'a pas dissimulé son étonnement. La jeune fille, à son tour, recevant son heureuse surprise, fut prise d'une joie sincère et débordante.

En guise de salut, ils ont échangé des sentiments affectueux tandis que leurs yeux traduisaient toute la nostalgie angoissante avec laquelle ils avaient attendu cet instant. Le futur rabbin caressait ses tendres mains qui semblaient maintenant formées d'une cire translucide. Ils ont parlé de l'espoir qu'ils avaient constamment nourri avant de se retrouver. Et remarquant qu'ils désiraient un peu d'intimité pour être plus à l'aise, Zacarias et Ruth se sont discrètement retirés.

Abigail ! - s'exclama Saûl profondément ému, dès qu'ils furent seuls - j'ai renoncé à mon orgueil et à ma vanité d'homme public pour venir jusqu'ici te demander si tu m'as pardonné et si tu ne m'as pas oublié !

T'oublier ? - lui a-t-elle répondu les yeux larmoyants. Aussi rude et longue que la saison du soleil ardent puisse être, la feuille du désert ne pourrait oublier la pluie bénéfique qui lui a donné vie. Et ne viens pas me parler de pardon non plus, car comment quelqu'un pourrait-il se pardonner lui-même ? Tu sais bien Saûl que c'est pour l'éternité que nous appartenons l'un à l'autre. Plusieurs fois, ne m'as-tu pas dit que j'étais le cœur de ton cerveau ?

Entendant le timbre caressant de cette voix aimée, le jeune de Tarse fut ému au plus profond de son être exalté et ardent. Cette humilité et ce ton de tendresse pénétraient son cœur, reconquérant son discernement pour aller vers le droit chemin.

Et tenant, entre les siennes, les mains pâles de sa fiancée, il s'exclama avec une étincelle de joie dans les yeux :

Pourquoi dis-tu que « tu étais le cœur », puisque tu l'es encore et le seras toujours ? Dieu bénira nos espoirs. Nous réaliserons notre idéal. Je suis là aujourd'hui pour t'emporter avec moi. Nous aurons un foyer, tu en seras la reine !...

Dominée par une indicible joie, sa fiancée le regardait en larmes et murmura :

J'ai peur, Saûl, que les foyers de la terre n'aient pas été faits pour nous !... Dieu sait combien j'ai ardemment désiré être la mère aimante de tes enfants ; comme j'ai gardé cet idéal en toutes circonstances pour embellir ton existence de mon affection ! Dans ma jeunesse, à Corinthe, j'ai vu des femmes qui gaspillaient les trésors du ciel symbolisés en l'amour du mari et des enfants ; et je pensais que le Seigneur m'accorderait le même patrimoine d'espoirs divins, aussi ai-je attendu les bénédictions du sanctuaire domestique pour les glorifier de tout mon cœur. Pour les exalter, j'idéalisais la vie de l'homme aimé qui m'aiderait à élever l'autel de notre progéniture ; et quand tu es venu à moi, j'ai fait les grands projets d'une vie sainte et heureuse où nous pourrions honorer Dieu.

Saûl l'écoutait ému. Jamais il n'avait observé une si grande force de raisonnement et de lucidité dans ce ton de tendresse sereine.

Mais le ciel - a-t-elle continué résignée - m'a retiré la possibilité d'un tel bonheur sur terre. Dans mes premiers jours de solitude, je visitais les endroits solitaires, comme à te chercher, suppliant le secours de ton affection. Nos pêchers favoris semblaient dire que jamais plus tu ne reviendrais ; la nuit amie me conseillait de t'oublier ; le clair de lune, que tu m'avais enseigné à apprécier, aggravait mes souvenirs et diminuait mes espoirs. Du pèlerinage de chaque nuit, je revenais les yeux pleins de larmes, filles du désespoir de mon cœur. En vain, je cherchais ta parole réconfortante. Je me sentais profondément seule. Pour me souvenir de toi et suivre tes conseils, je me rappelais que tu avais attiré mon attention, lors de notre dernière rencontre, sur l'amitié de Zacarias et de Ruth. Il est vrai que je n'ai d'autres amis plus fidèles et généreux qu'eux ; néanmoins, je ne pouvais être un poids dans leur vie, au-delà de ce que je suis déjà. J'ai donc évité de leur confier mes peines. Pendant les premiers mois de ton absence, j'ai souffert sans consolation de mon grand malheur. C'est alors qu'est apparu ici un vieillard respectable, du nom d'Ananie qui m'a fait connaître la lumière sacrée de la nouvelle révélation. J'ai découvert l'histoire du Christ, le Fils du pieu vivant ; j'ai dévoré son Évangile de rédemption, je me suis édifiée à travers ses exemples. Dès cette heure, je t'ai mieux comprise, connaissant ma propre situation.

Brusquement un accès de toux lui a coupé la parole.

Les mots de sa fiancée tombaient dans son cœur comme des gouttes de fiel. Jamais il n'avait ressenti une douleur morale aussi aiguë. Alors qu'il constatait la sincérité naturelle de ses propos, la douce affection de ces confessions, il se sentait rongé par d'acerbes remords. Comment avait-il pu abandonner, ainsi, l'élue de son âme, négligeant sa fidélité et son amour? Où avait-il trouvé une telle dureté d'esprit pour oublier des devoirs aussi sacrés ?

Maintenant, il la retrouvait mourante, déçue de ne pouvoir réaliser sur terre les rêves de sa jeunesse. Et par-dessus tout, le charpentier haït semblait prendre sa place dans le cœur de sa fiancée adorée. À ce moment-là, il ne ressentait pas seulement le désir d'exterminer sa doctrine et ses adeptes, mais son âme capricieuse crevait de jalousie. De quels pouvoirs pouvait donc disposer le Nazaréen obscur et martyrisé sur la croix pour conquérir les sentiments les plus purs de sa chère fiancée ?

Abigail - a-t-il dit ému -, abandonne les tristes idées qui pourraient empoisonner les rêves de notre jeunesse. Ne te livre pas à des illusions. Renouvelons nos espoirs. Bientôt tu seras rétablie. Je sais que tu m'as pardonné la mort de ton frère, et ma famille te recevra à Tarse avec des joies sincères ! Nous serons heureux, très heureux !...

Ses yeux semblaient planer dans une région de rêves délicieux, cherchant à raviver dans le cœur aimé leurs projets de bonheur sur terre.

Elle, néanmoins, au milieu des sourires et des larmes, ajouta :

Sincèrement, chéri, moi aussi je désirerais revivre !... Être tienne, entretenir tes rêves de jeunesse, inventer des étoiles pour le ciel de ton existence ; tout cela constitue mon idéal de femme !... Ah ! Si je le pouvais, j'irais voir tes parents avec amour, je partirais à la conquête de leur cœur, au prix d'une grande affection ; mais je pressens que les plans de Dieu sont autres en ce qui concerne nos destins. Jésus me rappelle à sa famille spirituelle...

Pauvre de moi ! - s'exclama Saûl lui coupant la parole - de toute part, je me heurte à l'image du charpentier de Nazareth ! Quel fléau ! Ne dis pas de telle chose. Dieu ne serait pas juste s'il t'arrachait à mon affection. - Qui pourrait, alors, comme ce Christ, s'opposer à nos vœux ?

Mais d'un geste suppliant, Abigail le fixa et lui dit :

Saûl, à quoi bon se désespérer ? Ne vaudrait-il pas mieux nous incliner avec patience devant les desseins sacrés ? Ne nourrissons pas de doutes préjudiciables. Ce lit est fait de méditation et de foi, le sang, à plusieurs reprises, m'a déjà étouffée me prédisant la fin. Mais nous croyons en Dieu et nous savons que cette fin n'est que corporelle. Notre âme ne mourra pas, nous nous aimerons éternellement...

Je ne suis pas d'accord - répondit-il extrêmement affligé -, ces présomptions sont le fruit d'enseignements absurdes, comme ceux de ce fanatique nazaréen qui est mort sur la croix entre l'humiliation et la lâcheté. Jamais tu n'as été aussi mélancolique et découragée ; seules les sorcelleries des Galiléens pouvaient te convaincre de telles absurdités funestes. Mais, cherche à raisonner par toi-même ! Que t'a donné le crucifié si ce n'est la tristesse et la désolation ?

Tu te trompes, Saûl ! Je ne me sens pas abattue, bien que convaincue de l'impossibilité de mon bonheur sur terre. Jésus n'a pas été un maître vulgaire de sortilèges, il a été le Messie qui a répandu la consolation et la vie. Son influence a renouvelé mes forces, m'a remplie d'enthousiasme et d'une vraie compréhension des concepts suprêmes. Son Évangile de pardon et d'amour est le trésor divin des malades et des démunis en ce monde.

Le jeune homme n'arrivait pas à dissimuler l'irritation qui envahissait son âme.

Toujours le même refrain - a-t-il dit confus -invariablement, l'affirmation d'être venu pour les malheureux, les malades et les déshérités. Mais, les tribus d'Israël ne se composent pas seulement de créatures de cette espèce. Et les hommes valeureux du peuple élu? Et les familles de traditions respectables ? Seraient-ils privés de l'influence du Sauveur ?

J'ai lu les enseignements de Jésus - a répondu la jeune femme avec fermeté - et je pense comprendre tes objections. Le Christ, en accomplissant la parole sacrée des prophètes, nous révèle que la vie est un ensemble de nobles afflictions de l'âme afin que nous allions vers Dieu par les droits chemins. Nous ne pouvons concevoir le

Créateur comme un juge oisif et lointain, mais comme un Père voué aux bienfaits de ses enfants. Les hommes valeureux à qui tu fais référence, les exemptés des maladies et des souffrances, en possession de bénédictions réelles de Dieu, devraient être des enfants vaillants, soucieux d'accomplir la tâche qu'ils ont été appelés à mener à bien, au profit du bonheur de leurs frères. Mais dans le monde, contre nos tendances supérieures, l'ennemi s'installe dans notre propre cœur. L'égoïsme attaque la santé, la jalousie nuit au mandat divin, comme la rouille et la teigne abîment nos vêtements et nos objets quand nous les négligeons. Ils sont rares ceux qui se rappellent de la protection divine dans les jours joyeux de l'abondance, tout comme rares sont ceux qui travaillent ignorant l'aiguillon. Cela démontre que le Christ est un guide pour tous, il est une consolation pour ceux qui pleurent et une orientation pour les âmes éclairées appelées par Dieu à contribuer aux intérêts sacrés du bien.

Saûl était impressionné par cette clarté de raisonnement. Mais la conversation exigeait de la patiente de plus grands efforts et augmentait d'autant sa fatigue. Sa respiration était devenue difficile et le sang ne tarda pas à jaillir de sa poitrine dans une hémoptysie prolongée. Cette souffrance, marquée de tendresse et d'humilité, émouvait et exaspérait profondément son fiancé. Il comprit qu'il serait impitoyable d'attaquer dans de telles circonstances ce Jésus qu'il devait poursuivre jusqu'au bout. Il ne voulait pas croire que son Abigail était à la veille de mourir. Il préférait regarder l'avenir avec optimisme. Une fois rétablie, il la ferait revenir à ses anciens points de vue. Il ne tolérerait pas l'intromission du Christ dans le sanctuaire domestique. Dans son effort introspectif, néanmoins, il en conclut qu'il devait faire une trêve à ses pensées antagoniques pour cogiter des problèmes essentiels à sa propre tranquillité. Après la crise qui dura quelques longues et tristes minutes, la jeune patiente avait retrouvé ses grands yeux calmes et lucides. La contemplant dans cette douce attitude de suprême résignation, Saûl de Tarse ressentit de tendres commotions. Son tempérament impétueux se livrait facilement aux sentiments extrêmes. Les yeux larmoyants, il s'approcha davantage de sa fiancée bien-aimée. Il désira la caresser comme il l'aurait fait à un enfant.

Abigail - a-t-il murmuré tendrement -, ne parlons plus d'idées religieuses. Pardonne- moi! Rappelons-nous de notre florissant avenir, oublions tout pour consolider nos plus beaux espoirs.

Ses paroles bouillonnaient ardentes d'émotion. L'affection qu'il manifestait était le symptôme du repentir et des aspirations nobles et sincères qui travaillaient, maintenant, son esprit angoissé. Néanmoins, comme si elle était prisonnière d'un étrange abattement après de si grands efforts, la jeune fille de Corinthe était languissante, craignant de continuer leur conversation, vu les quintes qui la menaçaient fréquemment. Inquiet, il a compris ce qui se passait et serrant ses mains transparentes, il les a tendrement embrassées.

Tu dois te reposer - a-t-il dit sur un ton aimant -, ne t'inquiète pas pour moi. Je te donnerai de mes propres forces. Bientôt tu seras rétablie.

Et après l'avoir enveloppée d'un regard plein de gratitude et d'une infinie tendresse, il conclut :

Je reviendrai te voir tous les soirs dès que je pourrai m'éloigner de Jérusalem, et quand tu le pourras nous retournerons voir le clair de lune dans le jardin pour que la nature bénisse nos rêves sous les yeux de Dieu.

Oui, Saûl - a-t-elle dit posément -, Jésus nous accordera le meilleur. De toute manière, tu seras à jamais dans mon cœur, pour toujours, toujours...

Le docteur de la Loi allait se retirer mais il se dit que sa fiancée ne lui avait pas parlé de son frère. La générosité de ce silence l'impressionnait. Il aurait préféré être accusé, discuter les faits et leurs pénibles circonstances pour se justifier. Mais, au lieu des reproches, il trouvait des caresses plutôt que de la réprobation et une tranquillité généreuse où la douce jeune fille savait occulter les profondes blessures qu'elle avait dans l'âme.

Abigail - s'est-il exclamé quelque peu hésitant -, avant de partir, franchement je voudrais savoir si tu m'as pardonné pour la mort d'Etienne. Jamais plus, je n'ai pu te parler des circonstances qui m'ont amené à un épilogue aussi triste ; néanmoins, je suis convaincu que ta bonté a oublié mon erreur.

Pourquoi te rappelles-tu de cela ? - lui a-t-elle répondu s'efforçant de garder une voix ferme et claire. -Mon âme est maintenant en paix. Jeziel est avec le Christ et il est mort en t'adressant une pensée amicale. De quoi pourrais-je me plaindre, si Dieu a été si miséricordieux envers moi ? Maintenant encore, je remercie le juste Père de tout mon cœur pour le don de ta présence dans cette maison. Depuis longtemps, je demande au ciel de ne pas me laisser mourir sans t'avoir revu et entendu.

Saûl calcula l'extension de cette générosité spontanée et ressentit l'émotion lui monter aux yeux. Il s'est retiré. La nuit fraîche était pleine de suggestions pour son esprit. Jamais il n'avait médité aux insondables desseins de l'Éternel comme à cet instant là où il avait reçu une aussi profonde leçon d'humilité et d'amour de la part de la femme aimée. Il éprouvait dans son âme oppressée le choc de deux forces antagoniques qui luttaient entre elles pour posséder son cœur généreux et impulsif.

Il ne comprenait Dieu que comme un Seigneur puissant et inflexible. À sa volonté souveraine, toutes les agitations humaines devaient se plier. Mais il commençait à analyser la raison de ses pénibles tourments. Pourquoi ne trouvait-il nulle part la paix si ardemment désirée ? Alors que ces gens nécessiteux du « Chemin » se livraient tranquillement aux chaînes de la prison, un sourire sur les lèvres. Des hommes malades et des valétudinaires, n'ayant pas le moindre espoir au monde, supportaient les persécutions avec des louanges au cœur. Etienne lui-même, dont la mort lui avait servi d'exemple inoubliable, par amour au charpentier de Nazareth, l'avait béni des souffrances reçues. Ces créatures abandonnées jouissaient d'une tranquillité qu'il méconnaissait, le tableau de sa fiancée malade ne quittait plus ses yeux. Abigail était sensible et affectueuse, mais il se rappelait son anxiété féminine, l'intensité de ses angoisses de femme quand, éventuellement, il ne réussissait pas à comparaître avec ponctualité dans l'adorable refuge de la route de Joppé. Ce Jésus inconnu avait donné des forces à son cœur. S'il était évident que la maladie étouffait sa vie peu à peu, tout aussi évident était le rajeunissement de ses forces spirituelles. Sa fiancée lui avait parlé comme si elle était touchée d'une nouvelle inspiration ; ces yeux semblaient contempler intérieurement des paysages d'autres mondes.

Ces réflexions ne le laissaient pas admirer la nature. À son arrivée à Jérusalem, il eut l'impression de sortir d'un rêve. Devant lui se dessinaient les lignes majestueuses du grand sanctuaire. En lui, l'orgueil de la race parlait plus fort. Il était impossible d'attribuer de la supériorité aux hommes du « Chemin ». La vision du Temple suffisait pour qu'il trouve en lui- même les clarifications qu'il désirait. À son avis, la sérénité des disciples du Christ venait de toute évidence de leur ignorance. Pour la plupart, ceux qui s'attachaient aux Galiléens n'étaient que des créatures que le monde méprisait pour leur décadence physique, pour leur manque d'éducation, pour leur suprême abandon. Un homme de responsabilité ne pourrait trouver la paix à un prix aussi mesquin. Il se figurait avoir résolu le problème. Il continuerait sa lutte. Il comptait sur le rapide rétablissement de sa fiancée ; dès qu'il le pourrait il marierait Abigail et, facilement, il la dissuaderait des leurres aussi fantaisistes que dangereux de ces enseignements condamnables. Dans le contexte de son foyer heureux, il continuerait à persécuter tous ceux qui oublieraient la Loi, l'échangeant pour d'autres principes.

Ces raisonnements calmèrent, d'une certaine manière, ses tourments.

Mais le lendemain, de bon matin, un messager de Zacarias frappait son âme d'une annonce grave : Abigail avait empiré, elle était à l'agonie !

Immédiatement, il prit le chemin de Joppé, dévoré par l'idée d'arracher sa bien-aimée au danger imminent.

Ruth et son mari étaient profondément désolés. Depuis l'aube, la malade était tombée dans une pénible prostration. Les vomis de sang se succédaient de manière ininterrompue. On aurait dit qu'elle n'attendait que la visite de son fiancé pour mourir. Saûl les a écoutés, livide comme la cire. Muet, il s'est dirigé vers la chambre où l'air frais pénétrait embaumé, apportant le message des fleurs du verger et du jardin qui semblaient envoyer des adieux aux mains délicates et caressantes qui leur avaient donné vie.

Abigail le reçut avec un rayon de joie infinie dans ses yeux translucides. Le ton ivoire de son visage abattu s'est brusquement accentué. Sa poitrine respirait précipitamment, son cœur battait sans rythme. Son expression générale disait toute son agonie. Saûl s'est approché angoissé. Pour la première fois de sa vie, il tremblait devant l'irrémédiable. Ce regard, cette pâleur de marbre, cette affliction touchée d'angoisse lui annonçaient son départ. Après lui avoir demandé la raison de cet abattement inattendu, il a pris ses mains molles, baignées de la sueur froide des mourants.

- Comment cela se peut-il, Abigail ? - disait-il perturbé - hier encore, je t'ai laissée dans un état si prometteur... J'ai sincèrement demandé à Dieu de te guérir pour moi!...

Extrêmement sensibles, Zacarias et sa femme se sont éloignés.

Voyant que sa fiancée avait d'immenses difficultés à exposer ses dernières pensées, Saûl s'est agenouillé à son côté, lui a couvert les mains de baisers ardents. La douloureuse agonie lui semblait être une souffrance injustifiable que le ciel envoyait à un ange. Lui, qui avait l'esprit asséché par l'herméneutique des lois humaines, a senti qu'il pleurait intensément pour la première fois. Lisant son émotion à travers les larmes qui coulaient calmement de ses yeux, Abigail a esquissé un geste d'affection avec une difficulté infinie. Elle connaissait Saûl et il lui avait démontré sa rigidité de caractère. Ces sanglots révélaient le calvaire intime de son bien-aimé, mais démontraient, également, l'aube d'une vie nouvelle pour son esprit.

Ne pleure pas, Saûl - a-t-elle murmuré difficilement - la mort n'est pas la fin de tout...

Je te veux avec moi pour toute la vie - a répliqué le jeune éploré.

Et pourtant il faut mourir pour vivre vraiment - a ajouté l'agonisante dont la respiration oppressée coupait ses mots. - Jésus nous a enseigné que la semence en tombant dans la terre reste seule, mais si elle meurt, elle donne beaucoup de fruits !... Ne te rebelle pas contre les desseins suprêmes qui me ravissent à ta convivialité matérielle ! Si nous nous unissions dans le mariage, peut-être aurions-nous beaucoup de joies ; nous aurions un foyer avec des enfants ; mais en détruisant nos espoirs d'un bonheur temporaire sur terre, Dieu multiplie nos rêves généreux... Tandis que nous attendrons l'union indissoluble, je t'aiderai d'où je serai et tu te consacreras à l'Éternel dans des efforts sublimes et rédempteurs...

On voyait que l'agonisante faisait des efforts suprêmes pour prononcer ces derniers mots.

Qui t'a donné de telles idées ? - a demandé le jeune homme rongé d'angoisses.

Cette nuit, une fois que tu as été parti, j'ai senti que quelqu'un s'approchait remplissant la chambre de lumière... C'était Jeziel qui venait me voir... À le voir, je me suis souvenue de Jésus dans l'ineffable mystère de sa résurrection. Il m'a annoncé que Dieu sanctifiait nos intentions de bonheur, mais que je serai emportée aujourd'hui même à la vie spirituelle. Il m'a enseignée à casser l'égoïsme de mon âme, m'a remplie d'entrain et m'a apporté la grande nouvelle que Jésus t'aime beaucoup, qu'il a en toi beaucoup d'espoirs !... Je me suis alors dit qu'il serait utile que je me livre joyeuse aux mains de la mort, car si je restais au monde je dérangerais peut-être la mission que le Sauveur t'a destinée... Jeziel m'a affirmé que d'un plan plus élevé nous t'aiderions ! Pourquoi, alors, cesserais-je d'être ta compagne?... Je suivrai tes pas sur ton chemin, je te mènerai là où se trouvent nos frères du monde, dans l'abandon, j'aiderai tes raisonnements à toujours découvrir la vérité !... Tu n'as pas encore accepté l'Évangile, mais Jésus est bon et il trouvera le moyen d'unir nos pensées dans la vraie compréhension !...

L'effort de la mourante avait été immense. Sa voix s'éteignait dans sa gorge. De ses yeux, profondément lucides, des larmes coulaient, abondantes.

Abigail ! Abigail ! - cria Saûl désespéré.

Mais après de longues minutes d'une angoissante attente, elle dit dans un arrachement suprême :

Jeziel est venu... me chercher...

Instinctivement, Saûl a compris que le moment fatal était venu. En vain, il a appelé la mourante dont les yeux s'obscurcissaient ; en vain il a baisé ses mains glacées, maintenant couvertes d'une pâleur de neige translucide. Comme fou, il a appelé Zacarias et Ruth en criant. Celle-ci, en sanglots, a étreint Abigail qui, depuis le décès de son fils, représentait tout son trésor maternel.

Respectivement, comme pour leur donner un aimant remerciement, l'agonisante a fixé son regard sur chacun d'eux. Puis... une seule larme calme fut son dernier adieu.

Du jardin tout proche montaient de doux parfums ; le ciel crépusculaire s'était teinté de nuages dorés tandis que les oiseaux, qui étaient sur le point de regagner leur nid, croisaient les airs joyeusement...

Une lourde tristesse s'est abattue sur la demeure de la route de Joppé. Elle s'était envolée au ciel la chère enfant, la fiancée aimée, l'amie caressante des fleurs et des oiseaux.

Saûl de Tarse était resté là muet, atterré tandis que Ruth, en larmes, couvrait de rosés la défunte adorée qui semblait dormir.

SUR LA ROUTE DE DAMAS

Pendant trois jours, Saûl est resté en compagnie de ses généreux amis, se rappelant sa fiancée inoubliable. Profondément abattu, il cherchait un remède à ses peines dans la contemplation du paysage qu'Abigail avait tant aimé. Comme triste consolation à son cœur désespéré, il voulait connaître les préoccupations de la défunte pendant ses derniers mois et, les yeux larmoyants, il écoutait les informations pleines d'affection faites par Ruth se rapportant à la chère défunte. Il s'accusait de ne pas être arrivé plus tôt pour la ravir à sa pénible maladie. Des pensées amères le tourmentaient, il était pris d'un angoissant repentir. Au fond, la rigidité de ses passions avait annihilé toutes ses chances de bonheur. Etienne avait trouvé un terrible supplice dans la fermeté de sa persécution implacable ; l'orgueil inflexible de son cœur avait jeté sa fiancée dans les antres impénétrables de la tombe. Mais il ne pouvait oublier qu'il devait toutes ces douloureuses coïncidences à ce Christ crucifié qu'il ne pouvait comprendre. Pourquoi se retrouvait-il toujours face à l'humble charpentier de Nazareth que son esprit volontaire détestait ? Depuis la première controverse dans l'église du « Chemin », jamais plus il n'avait passé un jour sans le deviner sous les traits de quelques passants, dans l'admonestation de ses amis, dans la documentation officielle de ses diligences punitives, dans la bouche des misérables prisonniers. Etienne avait expiré en parlant de lui avec amour et avec joie ; Abigail dans ses derniers instants se consolait à se le rappeler et il l'exhortait à le suivre. Partout toutes ces considérations s'endiguaient dans son esprit éreinté, Saûl de Tarse avait galvanisé toute sa haine au Messie raillé. Maintenant qu'il se retrouvait seul, entièrement dépourvu de soucis personnels de nature affective, il chercherait à concentrer ses efforts sur la punition et la correction de tous ceux qui transgresseraient la Loi. Se jugeant affecté par la diffusion de l'Évangile, il renouvellerait les procédures de persécution infamante. Sans espoirs, sans nouveaux idéals, dès lors qu'il ne pourrait plus constituer un foyer, il se livrerait corps et âme à la défense de la Loi de Moïse, préservant la foi et la tranquillité de ses compatriotes.

À la veille de son retour à Jérusalem, nous allons retrouver le jeune docteur à converser en privé avec Zacarias qui cherchait à l'écouter attentivement.

En fin de compte - s'exclama Saûl très inquiet -, qui était ce vieillard qui avait réussi à fasciner Abigail, à tel point qu'elle avait embrassé les doctrines étranges du Nazaréen ?

Bon - répondit l'autre sans grand intérêt -, c'est un de ces ermites misérables qui se livrent d'ordinaire à de longues méditations dans le désert. Veillant au patrimoine spirituel de l'enfant que Dieu m'avait confiée, j'ai cherché à connaître son origine et les activités qu'il avait dans la vie, je finis par apprendre qu'il s'agissait d'un homme honnête, bien qu'extrêmement pauvre.

Quoi qu'il en soit - objecta le jeune homme avec austérité -, je n'ai pas encore pu comprendre les raisons de ta tolérance. Comment ne t'es-tu pas révolté contre l'innovateur? J'ai l'impression que les idées tristes et absurdes des adeptes du « Chemin » ont contribué, de manière décisive, à la maladie qui a tué notre pauvre Abigail.

J'ai réfléchi à tout cela, niais l'attitude mentale de notre chère défunte était empreinte d'une si grande consolation après son contact avec cet anachorète honnête et humble. Ananie l'a toujours traitée avec un profond respect, la recevait toujours avec joie, n'a exigé aucune récompense, et il procédait de la sorte avec les serviteurs eux-mêmes, révélant une bonté sans limite. Était-il permis de réfuter, de mépriser de tels bienfaits ? Il est vrai que dans le cadre de ma compréhension, je ne pourrai accepter d'autres idées que celles qui nous ont été enseignées par nos généreux et respectables grands-pères ; mais je ne me suis pas jugé en droit de soustraire aux autres l'objet de leurs consolations les plus précieuses. Ton absence, de plus, m'a mis dans une situation difficile. Abigail faisait de toi le centre de tous ses intérêts affectifs. Sans comprendre les raisons qui t'avaient amené à disparaître de notre maison, je compatissais de son amertume intime qui se traduisait en une tristesse inaltérable. La pauvre enfant ne réussissait pas à cacher ses peines à nos yeux aimants. Trouver un remède était providentiel. Depuis l'intervention d'Ananie, Abigail était transformée, elle semblait convertir toutes ses angoisses en l'espoir d'une vie meilleure. Bien que malade, elle recevait les mendiants qui venaient lui parler de ce Jésus que je n'arrive pas à comprendre non plus. C'étaient des amis du voisinage, des gens simples, avec qui elle semblait se réjouir. Observant le mal irrémédiable qui la consommait, Ruth et moi accompagnions tout cela avec tendresse. Comment ne pas procéder de la sorte puisque la paix spirituelle de notre chère fille était en jeu dans les derniers jours de sa vie ? Il est possible que tu ne réussisses pas encore à comprendre le sens de ma conduite, dans ce cas, mais en toute conscience je suis disculpé, car je sais que j'ai accompli mon devoir en ne lui retirant pas les remèdes qu'elle jugeait nécessaires à sa consolation.

Saûl l'écoutait accablé. La sérénité et la pondération de Zacarias l'empêchaient d'évoquer de plus grands reproches et plus de sévérité. Les accusations voilées concernant son éloignement de sa fiancée, sans raison justifiée, pénétraient son cœur affligé de sentiments piqués de remords poignants.

Oui - a-t-il répondu moins durement -, je peux mieux comprendre les raisons qui t'ont induit à supporter tout cela, mais je ne veux pas, je ne peux pas et je ne dois pas m'exempter de l'engagement que j'ai assumé de venger la Loi.

Mais à quel engagement te rapportes-tu ? - a interrogé Zacarias surpris.

Je veux dire que je dois retrouver Ananie pour le punir comme il se doit.

Que dis-tu, Saûl ? - a objecté Zacarias péniblement impressionné. - Abigail vient à peine d'être ensevelie ; son esprit si sensible et si affectueux a profondément souffert pour des raisons que nous ignorons et que tu connais peut-être ; l'unique confort qu'elle ait trouvé a été, exactement, l'amitié paternelle de ce bon et honnête vieillard ; et tu veux le punir du bien qu'il nous a fait et plus encore à cette créature inoubliable ?

Mais c'est la défense de la Loi de Moïse qui est en jeu - a répondu le jeune tarsien avec fermeté.

Et pourtant - a averti Zacarias avec bon sens -, en relisant les textes sacrés, je n'ai pas trouvé de disposition qui autorise à punir les bienfaiteurs.

Le docteur de la Loi a esquissé un geste de contrariété en raison du juste commentaire, mais se prévalant de son herméneutique, il a considéré avec esprit :

Mais c'est une chose d'étudier la Loi et c'en est une autre de la défendre. Dans la tâche supérieure à laquelle je me trouve confronté, je suis obligé d'examiner si le bien ne cache pas le mal que nous condamnons. Là réside notre divergence. Je dois punir les écarts, comme tu as besoin d'élaguer les arbres de ton exploitation.

Il y eut un silence prolongé. Plongés dans de profonde méditation, séparés mentalement et intimement, ce fut Saûl qui reprit la parole en demandant :

Depuis quand Ananie a-t-il quitté les parages ?

Il y a plus de deux mois.

Et tu sais vers où il est parti ?

Abigail m'a dit qu'il a été appelé à Jérusalem, afin de consoler les malades des quartiers pauvres, vu la situation difficile provoquée par la persécution.

Alors sa sinistre influence sera aussi jugulée par les forces de notre surveillance. À mon retour en ville, demain, j'ai bien l'intention de trouver l'endroit où il se trouve. Ananie ne perturbera pas d'autres esprits ! Jamais il n'aurait pu imaginer la réaction qu'il a provoquée en moi, bien que nous ne nous connaissions pas personnellement.

Zacarias ne put dissimuler sa déception et dit sur un ton de reproche :

Dans la simplicité de ma vie rurale je ne peux apprécier les raisons des luttes religieuses de Jérusalem car ce sont des problèmes inhérents à tes fonctions professionnelles et je ne dois interférer dans les mesures à prendre.

Saûl est resté un bon moment songeur, puis il donna un nouveau sens à la conversation.

Le lendemain, très perturbé il est retourné en ville soucieux de remplir le vide de son cœur, perdu dans le labyrinthe des heures solitaires. À personne il n'avait révélé la grande amertume qu'il ressentait en son for intérieur. S'enfermant dans un mutisme absolu, il a repris ses fonctions religieuses, le visage sombre.

Alors que le soleil clair du matin était haut dans le ciel, nous allons le trouver au Sanhédrin, interrogeant un auxiliaire, avec vivacité :

Isaac, as-tu exécuté mes ordres concernant les renseignements demandés ?

Oui, Seigneur, j'ai trouvé parmi les prisonniers un jeune homme qui connaît le vieil

Ananie.

Très bien - lui fit le docteur de Tarse de toute évidence satisfait -, et où habite le dit Ananie?

Ah ! Cela il n'a pas voulu le dire, même si j'ai beaucoup insisté. Il a prétendu ne pas

savoir.

Néanmoins, il est possible qu'il mente - a ajouté Saùl avec rancœur. - Ces hommes sont capables de tout. Fais en sorte qu'il vienne jusqu'ici dès maintenant. Je saurai comment lui arracher la vérité.

Comme s'il connaissait ses décisions irrévocables, Isaac a obéi avec humilité. Environ une heure plus tard, deux soldats pénétraient dans son cabinet accompagnant un jeune homme à la physionomie misérable. Sans manifester la moindre émotion, Saùl de Tarse ordonna qu'il fût emmené dans la salle de tortures où il allait les rejoindre quelques minutes plus tard.

Une fois qu'il eut terminé la rédaction de quelques papyrus, résolument, il s'est dirigé vers la salle de tortures. Il y avait là tous les instruments odieux et exécrables des persécutions politico-religieuses qui empoisonnaient Jérusalem à cette époque.

D'un air affecté, le jeune homme de Tarse s'est assis et a interrogé le misérable prisonnier avec rudesse :

Ton nom ?

Mattathias Johanan.

Tu connais le vieux Ananie, le prédicateur ambulant de l'église du « Chemin » ?

Oui, Seigneur.

Depuis quand ?

Je l'ai rencontré la veille de mon emprisonnement, il y a de cela un mois.

Et où habite cet adepte du charpentier ?

Ça je ne le sais pas - répondit l'interpellé d'une voix timide. - Quand je l'ai connu, il vivait dans un quartier pauvre de Jérusalem où il enseignait l'Évangile. Mais Ananie n'avait pas de résidence fixe. Il venait de Joppê, et s'était arrêté dans différents villages où il prêchait les vérités de Jésus-Christ. Ici, il vivait de quartier en quartier dans sa miséricordieuse activité.

Le jeune tarsien ne prêta aucune attention à cette attitude de profonde humilité, et fronçant les sourcils il ajouta menaçant :

Tu crois que tu peux mentir à un docteur de la Loi ?

Seigneur, je jure... - dit le jeune inquiet.

Saûl n'a pas daigné s'arrêter à ce ton suppliant. Et se dirigeant vers l'un des gardes, il fit impassible :

Jules, nous n'avons pas de temps à perdre. J'ai besoin des informations nécessaires. Applique-lui la torture des ongles. Je crois qu'avec ce processus, il ne continuera pas à dissimuler la vérité.

L'ordre fut immédiatement exécuté. Des bouts de fer aiguisés furent retirés d'une grande armoire pleine de poussière. Quelques instants plus tard, Jules et son compagnon, après avoir attaché le pauvre jeune sur un vieux tronc d'arbre, lui appliquaient des instruments pointus aux bouts des doigts, provoquant des cris lancinants. Le jeune prisonnier clamait, en vain, ses atroces douleurs. Les bourreaux l'entendaient avec indifférence. Quand le sang se mit à gicler de ses ongles violemment arrachés, la victime s'est écriée à voix haute :

Par pitié !... Je dirai tout, je dirai où il est !... Ayez pitié de moi !...

Saûl ordonna d'arrêter la punition un instant pour entendre ses nouvelles déclarations.

Seigneur ! - a ajouté le malheureux en larmes -, Ananie n'est plus à Jérusalem. Lors de notre dernière réunion, trois jours avant mon emprisonnement, le vieux disciple de l'Évangile nous a quittés affirmant qu'il allait s'installer à Damas.

Cette voix suppliante était l'écho des profondes douleurs qui s'endiguaient dans son jeune cœur rempli des pénibles désillusions de la vie. Néanmoins, Saûl ne semblait pas percevoir des souffrances aussi émouvantes.

C'est tout ce que tu sais ? - a-t-il demandé sèchement.

Je le jure - a répondu le jeune homme humblement.

Devant cette affirmation catégorique qui transparaissait de son regard sincère et à l'inflexion de sa voix impressionnante et triste, le docteur de la Loi s'est considéré satisfait, ordonnant de jeter le prisonnier en prison.

Deux jours plus tard, le jeune tarsien convoquait une réunion au Sanhédrin à laquelle il donna une singulière importance. Sans exception, ses collègues ont accouru à l'appel. Une fois les travaux ouverts, le docteur de Tarse a expliqué les raisons de sa convocation.

Mes amis - a-t-il déclaré avec zèle -, depuis quelques temps nous nous réunissons pour examiner le caractère de la lutte religieuse en vigueur à Jérusalem face aux activités des partisans du charpentier de Nazareth. Heureusement, notre intervention est arrivée à temps afin d'éviter de grands maux, étant donné l'astuce des faux thaumaturges venus de Galilée. Ce fut au prix de grands efforts que l'atmosphère s'est dissipée. Il est vrai que les prisons de la ville débordent, mais la mesure est justifiée, car il est indispensable de réprimer l'instinct révolutionnaire des masses ignorantes. La dite église du « Chemin » a restreint ses activités d'assistance aux souffrants abandonnés. Nos quartiers les plus pauvres sont en paix. La sérénité est revenue dans nos tâches au sein du Temple. Néanmoins, on ne peut en dire de même concernant les villes voisines. Mes consultations auprès des autorités religieuses de Joppé et de Césarée ont attiré mon attention sur les émeutes intentionnellement provoquées par les adeptes du Christ portant sérieusement préjudice à l'ordre public. Non seulement dans ces secteurs nous devons développer des actions purificatrices, mais je reçois aussi des nouvelles alarmantes de Damas qui exigent des mesures immédiates. De dangereux éléments s'y trouvent. Un vieillard, du nom d'Ananie, perturbe la vie de ceux qui ont besoin de paix dans les synagogues. Il n'est pas normal que le plus haut tribunal de la race se désintéresse des collectivités Israélites dans d'autres localités. Je propose donc d'élargir le bénéfice de cette campagne à d'autres villes. À ces fins, j'offre à tous mes services personnels, sans charge additionnelle pour la maison que nous servons. Les documents nécessaires me suffiront pour actionner toutes les mesures qui me semblent nécessaires, incluant celle de la peine de mort quand cela sera jugé indispensable et opportun.

La proposition de Saûl fut bien reçue et largement approuvée. Les applaudissements unanimes de l'assemblée restreinte en poussèrent même certains à proposer un vote spécial pour louer son zèle vigilant. Il manquait au cénacle la pondération d'un Gamaliel, et le sacerdote suprême, contraint par l'approbation générale, n'a pas hésité à accorder les lettres requises qui donnaient suffisamment d'autorité à Saûl pour agir sans restriction. Les participants ont étreint le jeune rabbin en faisant largement l'éloge de son esprit sagace et énergique. À l'évidence, avec l'émancipation politique d'Israël, cette mentalité jeune et vigoureuse était le meilleur gage d'un plus grand avenir. Saûl de Tarse qui était la cible des références encensées et stimulatrices de la part de ses amis, avivait l'orgueil de sa race pleine d'espoirs en les jours à venir. En vérité, il souffrait amèrement de la ruine des rêves de sa jeunesse et employait la solitude de son existence dans les luttes qu'il considérait comme étant sacrées, au service de Dieu.

En possession des lettres qui lui permettraient d'agir conformément à sa volonté en coopération avec les

Synagogues de Damas, il accepta de partir avec trois hommes respectables qui s'étaient offerts pour l'accompagner en qualité de serviteurs très proches.

Au bout de trois jours, la petite caravane avait quitté Jérusalem pour se diriger vers la grande plaine de Syrie.

À la veille de son arrivée, presque au bout d'un voyage difficile et pénible, le jeune tarsien avait l'impression que des souvenirs amers l'assommaient constamment et allaient en s'aggravant. Des forces secrètes lui imposaient de profondes interrogations. Il passait en revue les premiers rêves de sa jeunesse et son âme se posait des questions atroces. Depuis son adolescence qui avait enrichi sa paix intérieure, il avait soif de stabilité pour réaliser sa carrière. Où trouver cette sérénité qui si tôt avait été l'objet de ses cogitations les plus profondes ? Les maîtres d'Israël préconisaient pour cela le respect absolu de la Loi. Plus que tout, il avait honoré ces principes. Depuis les toutes premières impulsions de sa jeunesse, il abominait le péché. Il s'était consacré à l'idéal de servir Dieu de toutes ses forces. Il n'avait pas hésité à mettre à exécution tout ce qu'il considérait devoir faire, les actions les plus violentes et les plus dures qui soient. S'il était incontestable qu'il avait d'innombrables admirateurs et amis, û avait également de puissants adversaires, vu son caractère inflexible dans l'accomplissement des obligations qu'il considérait sacrées. Mais alors, où était donc la paix spirituelle qu'il convoitait tellement dans ses efforts quotidiens ? Malgré toutes les énergies qu'il dépensait, il se sentait comme un laboratoire d'inquiétudes pénibles et profondes. Sa vie était marquée par de puissantes idées, mais au fond, il combattait des antagonismes irréconciliables. Les notions de la Loi de Moïse semblaient ne pas suffire à sa soif dévastatrice. Les énigmes de la destinée captivaient son esprit. Le mystère de la douleur et des divers destins le criblait d'ambiguïtés insolubles et de sombres interrogations. Alors que ces adeptes du charpentier crucifié exhibaient une sérénité inconnue ! Alléguer l'ignorance des problèmes les plus graves de la vie ne prouvait rien car Etienne était une intelligence puissante et il avait montré à sa mort, une paix impressionnante, accompagnée de valeurs spirituelles qui saisissaient de stupeur.

Quoique ses compagnons n'aient de cesse d'attirer son attention sur les premiers paysages qu'offrait Damas qui se dessinait au loin, Saûl n'arrivait pas à s'arracher à son sombre monologue. Il semblait ne pas voir les chameaux résignés qui se traînaient lourdement sous le soleil embrasé en plein midi. En vain, ils l'invitèrent à prendre un repas. Alors qu'ils s'étaient arrêtés pendant quelques minutes dans une délicieuse petite oasis, il attendit que ses compagnons aient fini leur léger repas pour continuer la marche, absorbé par l'intensité des pensées qui l'assaillaient.

Lui-même n'aurait su expliquer ce qui se passait. Ses réminiscences remontaient aux périodes de sa plus jeune enfance. Tout son lourd passé s'éclairait nettement à cet examen introspectif. Parmi toutes les figures familières qui étaient présentes à son esprit, le souvenir d'Etienne et celui d'Abigail se détachait de façon plus prononcée, comme s'ils le poussaient à des questionnements plus profonds. Pourquoi le frère et la sœur de Corinthe avaient-ils acquis un tel ascendant sur tous les problèmes qui touchaient à son ego ? Pourquoi avait-il attendu Abigail pendant toute sa jeunesse, idéalisant une vie pure ? Ses amis les plus éminents lui revenaient en mémoire et chez aucun d'eux, il n'avait trouvé des qualités morales semblables à celle de ce jeune prédicateur du « Chemin » qui avait affronté son autorité politico-religieuse devant tout Jérusalem, dédaignant l'humiliation et la mort, pour mourir ensuite en bénissant ses décisions iniques et implacables. Quelle force les unissait dans les labyrinthes du monde pour que son cœur ne les oublie jamais plus ? La pénible vérité était qu'il ne trouvait pas la paix intérieure, malgré la conquête et le plaisir de toutes les prérogatives et privilèges parmi les notables les plus importants de sa race. Il voyait défiler dans sa pensée, les jeunes filles qu'il avait connues au cours de sa vie, les favorites de son enfance, et en aucune d'elles il ne pouvait trouver les caractéristiques d'Abigail qui devinait ses désirs les plus secrets. Tourmenté par ces questionnements profonds qui assaillaient son esprit, il sembla s'éveiller d'un long cauchemar. Il devait être midi. Au loin encore, le paysage de Damas présentait ses contours : les grands vergers, ses grises coupoles se dessinaient à l'horizon. Bien monté, révélant tout l'aplomb d'un homme habitué aux plaisirs du sport, Saûl avançait en premier dans une attitude dominatrice.

À un moment donné, cependant, alors qu'il venait à peine de s'éveiller de ses angoissantes cogitations, il s'est senti enveloppé d'une lumière différente de celle du soleil. Il avait l'impression que l'air s'ouvrait comme un rideau sous une pression invisible et puissante. Au fond, il se sentait prisonnier d'un vertige inattendu après l'effort mental persistant et pénible qu'il avait fait. Il aurait voulu se retourner pour demander du secours à ses compagnons, mais il ne les voyait pas, bien qu'il lui soit possible de leur demander de l'aide.

Jacob !... Déméter !... Aidez-moi !... - cria-t-il désespérément.

Mais la confusion de ses sens lui retira sa notion d'équilibre et Saûl tomba de l'animal à la renverse sur le sable brûlant. La vision, néanmoins, semblait se dilater à l'infini. Une autre lumière baignait ses yeux éblouis, et sur le chemin que l'atmosphère déchirée lui montrait, il vit apparaître la figure d'un homme d'une majestueuse beauté, lui donnant l'impression qu'il descendait du ciel à sa rencontre. Sa tunique était faite de points lumineux, ses cheveux touchaient ses épaules, à la nazaréenne, ses yeux magnétiques rayonnaient d'affection et d'amour, illuminant sa physionomie grave et tendre où planait une divine tristesse.

Le docteur de Tarse le contemplait avec une profonde stupéfaction, et c'est alors que dans une inflexion de voix inoubliable, l'inconnu s'est fait entendre :

Saûl !... Saûl !... pourquoi me persécutes-tu ?

Le jeune tarsien ne savait pas qu'il s'était instinctivement agenouillé. Sans pouvoir définir ce qui se passait, son cœur s'est serré dans une réaction désespérée. Un indicible sentiment de vénération s'est entièrement emparé de lui. Qu'est-ce que cela signifiait ? Qui était cette figure divine qu'il entrevoyait dans le spectacle du firmament ouvert et dont la présence inondait son cœur oppressé d'émotions inconnues ?

Tandis que ses compagnons entouraient le jeune agenouillé, sans rien n'entendre ni voir, bien qu'ils aient tout de suite perçu une grande lumière dans le ciel, Saûl interrogeait d'une voix tremblante et craintive :

Qui êtes-vous, Seigneur ?

Auréolé d'une lumière balsamique et sur un ton d'une incroyable douceur, il a répondu:

Je suis Jésus !...

Alors, le fier et inflexible docteur de la Loi, pris de sanglots, s'est penché vers le sol. On aurait dit que l'impulsif rabbin de Jérusalem avait été blessé à mort, ressentant d'un seul coup la destruction de tous les principes qui avaient forgé son esprit et qui l'avaient guidé jusqu'à présent dans sa vie. Devant ses yeux, il avait, maintenant, ce Christ magnanime et incompris ! Les prédicateurs du « Chemin » ne s'étaient pas trompés ! La parole d'Etienne était la vérité pure ! La croyance d'Abigail était le vrai chemin. C'était bien le Messie ! L'histoire merveilleuse de sa résurrection n'était pas une légende amplifiée par les énergies du peuple. Oui, lui, Saûl, le voyait là dans la splendeur de ses gloires divines ! Mais quel amour devait animer ce cœur plein d'auguste miséricorde pour venir le trouver sur les routes désertes, lui, Saûl, qui s'était levé en persécuteur implacable de ses disciples les plus fidèles!... Avec toute la sincérité de son âme ardente, le temps d'un court instant, il réfléchissait à tout cela. Il ressentit une invincible honte de son passé cruel. Un torrent de larmes impétueuses lavait son cœur. Il aurait voulu parler, se punir, clamer ses infinies désillusions, jurer sa fidélité et son dévouement au Messie de Nazareth, mais l'affliction sincère de son esprit repenti et lacéré lui coupait la parole.

C'est alors qu'il a remarqué que Jésus s'approchait et le dévisageant affectueusement, le Maître a touché ses épaules avec tendresse et lui dit sur un ton paternel :

Ne regimbe pas contre les aiguillons !...

Saûl a compris. Dès sa première rencontre avec Etienne, des forces profondes l'obligeaient, à chaque instant et de toute part, à méditer sur ses nouveaux enseignements. Le Christ l'avait appelé par tous les moyens et de toutes les manières possibles.

Sans qu'il puisse comprendre la grandeur divine de cet instant, ses compagnons de voyage le virent pleurer plus copieusement.

Le jeune homme de Tarse sanglotait. Devant la douce et persuasive expression du Messie nazaréen, il réfléchissait au temps perdu sur des chemins tortueux et ingrats. Désormais il avait besoin de reformuler le patrimoine de ses pensées ; la vision de Jésus ressuscité, à ses yeux mortels, renouvelait intégralement ses conceptions religieuses. De toute évidence, le Sauveur s'était apitoyé de son cœur loyal et sincère au service de la Loi, et était descendu de sa gloire pour lui tendre ses mains divines. Lui, Saûl, était le mouton égaré sur la pente des théories échauffées et destructrices. Jésus était l'ami Berger qui daignait fermer les yeux aux épines ingrates, afin de le sauver affectueusement. Brusquement, le jeune rabbin mesura l'extension de ce geste d'amour. Des larmes surgirent de son cœur amer, comme l'eau pure d'une source inconnue. À cet instant même, dans l'auguste sanctuaire de son esprit, il jura de se consacrer à Jésus pour toujours. D'un seul coup, il s'est souvenu des dures et pénibles épreuves. Son désir d'édifier un foyer était mort avec Abigail. Il se sentait seul et brisé. Désormais cependant, il se livrerait au Christ, en humble esclave de son amour. Et tout s'emploierait à lui prouver qu'il savait comprendre son sacrifice, le soutenant sur le dur sentier des iniquités humaines, à cet instant décisif de sa destinée. Baigné de larmes, comme jamais cela ne lui était arrivé dans sa vie, il a fait, en cet endroit même, sous le regard atterré de ses compagnons à la chaleur brûlante de midi, sa première profession de foi.

Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?

Même au moment d'une capitulation inconditionnelle, cette âme résolue, humiliée et blessée dans ses principes les plus chers, donnait la preuve de sa noblesse et de sa loyauté. En raison de l'amour que Jésus lui témoignait instamment, il trouva la révélation d'autant plus grande ;

Saûl de Tarse ne choisit pas de tâches pour le servir dans la rénovation de ses efforts. Se livrant à lui corps et âme, comme s'il n'était qu'un simple serviteur, il demandait avec humilité ce que le Maître désirait de lui.

À ce moment là, Jésus qui le dévisageait affectueusement lui a laissé comprendre que les hommes devaient s'associer dans l'œuvre commune à l'édification de tous, dans un sentiment d'amour universel en son nom et il a généreusement expliqué :

Lève-toi, Saûl ! Entre dans la ville et là on te dira ce qu'il convient de faire !...

Alors, le jeune tarsien n'a plus perçu la figure aimante, gardant l'impression d'être plongé dans un océan d'ombres. Prostré, il pleurait toujours, faisant pitié à ses compagnons. Et comme s'il désirait arracher le voile qui lui masquait la vision, il se frotta les yeux mais il n'arrivait qu'à tâtonner dans les profondes ténèbres. Peu à peu, il perçut la présence de ses amis qui semblaient commenter la situation :

Mais enfin, Jacob - dit l'un d'eux, manifestant une grande inquiétude -, que ferons- nous maintenant ?

Je pense - répondit l'interpellé - qu'il vaudrait mieux envoyer Jonas à Damas, pour savoir ce que nous devons faire dans l'immédiat.

Mais que s'est-il passé ? - demanda le vieil homme respectable qui répondait au nom de Jonas.

Je ne sais pas bien - lui dit Jacob impressionné -, au début, j'ai remarqué une intense lumière dans les deux et tout de suite après, j'ai entendu qu'il demandait de l'aide. Je n'ai même pas eu le temps de réagir, parce qu'au même instant, il est tombé de l'animal, sans pouvoir recevoir le moindre secours.

Ce qui m'inquiète - réfléchissait Déméter - c'est ce dialogue avec les ombres. Avec qui parlait-il ? Nous pouvions entendre sa voix mais nous ne pouvions voir personne, que s'est-il passé à ce moment-là que nous ne puissions comprendre ?

Mais tu ne vois pas que le chef est en train de délirer ? - a objecté Jacob prudemment - les longs voyages sous un soleil cuisant peuvent abattre facilement les organismes les plus résistants. De plus, comme nous l'avons remarqué ce matin, il semble contrarié et malade. Il ne s'est pas nourri, il s'est affaibli pendant ces longues journées passées à faire de grands efforts, depuis notre départ de Jérusalem. À mon avis - conclut-il en secouant sa tête accablée - il s'agit d'un de ces cas de fièvres qui attaquent soudainement dans le désert...

Les yeux écarquillés, le vieux Jonas fixait le rabbin éploré avec une grande surprise. Mais après avoir entendu l'avis de ses compagnons, effrayé il fit remarquer comme s'il craignait d'offenser quelque entité inconnue :

J'ai une grande expérience de ces marches en plein soleil. J'ai passé ma jeunesse à conduire des chameaux à travers les déserts de l'Arabie. Mais, je n'ai jamais vu un malade dans ces parages avec ces caractéristiques - la fièvre de ceux qui tombent exténués en chemin ne se manifeste pas par du délire et des larmes. Le patient tombe abattu, sans la moindre réaction. Or ici, nous avons observé notre patron parler avec un homme invisible pour nous. J'hésite à accepter cette hypothèse, mais je crains que, dans tout cela, résident les signes des sorcelleries du « Chemin », les partisans du charpentier ont des pratiques magiques que nous sommes loin de comprendre. Nous n'ignorons pas que le docteur s'est consacré à la tâche de les persécuter où qu'ils se trouvent. Qui sait s'ils n'ont pas prévu de se venger de lui cruellement ? Si j'ai accepté de venir à Damas, c'était justement pour fuir mes parents qui semblent séduits par ces nouvelles doctrines. Où a-t-on vu guérir la cécité par la simple imposition des mains ? Et pourtant, mon frère a été guéri par le célèbre Simon Pierre. Seule la sorcellerie, à mon avis, éclaircirait ces choses. À voir tant de faits mystérieux dans ma propre maison, j'ai eu peur de Satan et je me suis enfui.

Replié sur lui-même, surpris au milieu des sombres ténèbres qui l'entouraient, Saùl écoutait les commentaires de ses amis et se sentait très faible, comme s'il était épuisé et aveugle après une immense défaite.

Essuyant ses larmes, il a appelé l'un d'eux avec une grande humilité. Ils ont tous répondu à son appel avec sollicitude.

Que s'est-il passé ? - a demandé Jacob troublé et soucieux. - Nous nous inquiétons pour vous. Êtes-vous malade, Seigneur ?... Nous vous apporterons ce dont vous avez besoin...

Saûl fit un geste triste et ajouta :

Je suis aveugle.

Mais comment cela ? - a demandé l'autre abasourdi.

J'ai vu Jésus nazaréen ! - a-t-il dit repenti, complètement transformé.

Jonas fit un signe significatif comme pour démontrer à ses compagnons qu'il avait raison, alors qu'ils se regardaient tous perplexes. Immédiatement, ils se sont dit que le jeune rabbin était perturbé. Jacob, qui était le plus proche, prit l'initiative des premières mesures et a ajouté :

Seigneur, nous déplorons votre maladie, mais nous devons savoir ce que nous faisons de la caravane.

Le docteur de Tarse, néanmoins, révélait une humilité qui ne combinait pas du tout avec son style dominateur, il versa une larme et finit par dire avec une profonde tristesse :

Jacob, ne t'inquiète pas pour moi... Pour ce que j'ai à faire, je dois arriver à Damas sans plus tarder. Quant à vous... - et la voix hésitante s'est péniblement arrêtée, comme dominée par une grande angoisse, puis finit par conclure sur un ton amer -, faites comme bon vous semble car jusqu'à présent, vous étiez mes serviteurs, mais à partir de maintenant, moi aussi je suis un esclave, je ne m'appartiens plus à moi-même.

À cette voix humble et triste, Jacob se mit à pleurer. Il était sûr que Saûl était devenu fou. Il a appelé ses deux compagnons à part et leur expliqua :

Vous retournerez à Jérusalem avec la triste nouvelle, tandis que je me dirigerai vers la ville toute proche avec le docteur pour m'en occuper au mieux. Je le mènerai chez ses amis et nous demanderons l'aide d'un médecin... Je le trouve extrêmement troublé...

Le jeune rabbin fut informé des décisions prises presque sans surprise. Il a passivement accepté l'intention de l'employé. À cette heure, alors qu'il était plongé dans les ténèbres sombres et profondes, son imagination était pleine de conjectures transcendantes. Sa soudaine cécité ne l'affligeait pas. Dans cette obscurité qui remplissait ses yeux charnels, semblait émerger la figure radieuse de Jésus de ses yeux spirituels. Ses perceptions visuelles avaient juste cessé, afin de conserver, pour toujours, le souvenir de la glorieuse minute de sa transformation en une vie plus sublime.

Saûl reçut les commentaires de Jacob avec l'humilité d'un enfant. Sans plainte, ni résistance, il a entendu trotter la caravane qui prenait le chemin du retour, tandis que le vieux serviteur lui offrait un bras amical, pris d'une infinie appréhension.

Alors que des larmes coulaient de ses yeux inexpressifs comme perdus dans une vision insondable, absent le fier docteur de Tarse, guidé par Jacob, a suivi à pied sous le soleil brûlant des premières heures de l'après-midi.

Ému par les bénédictions qu'il avait reçues des sphères les plus élevées de la vie, Saûl pleurait comme jamais il ne l'avait fait. Il était aveugle et loin des siens. De pénibles angoisses assaillaient son cœur oppressé. Mais la vision du Christ ressuscité, sa parole inoubliable, son expression d'amour étaient bien présentes dans son âme transformée. Jésus était le Seigneur, inaccessible à la mort. Il guiderait ses pas en chemin, lui donnerait de nouvelles directives, sécherait les plaies de la vanité et de l'orgueil qui rongeaient son cœur ; surtout, il le doterait de forces pour réparer les erreurs de ses jours d'illusion.

Impressionné et triste, Jacob guidait son chef, un ami pour lui, se demandant quelle était la raison de ces sanglots incessants et silencieux.

Entouré de l'ombre de sa cécité temporaire, Saûl ne put percevoir que le manteau épais du crépuscule embrassait la nature. Des nuages sombres accéléraient la tombée de la nuit, tandis que des vents suffocants soufflaient de l'immense plaine. Difficilement, il suivait les pas de Jacob, qui désirait hâter la marche, craignant la pluie. Son cœur résolu et énergique n'appréhendait pas les difficultés qui s'esquissaient en ces jours difficiles à venir. La vue lui manquait, il avait besoin d'un guide ; mais Jésus lui avait recommandé d'entrer dans la ville où il lui serait dit ce qu'il allait devoir faire. Il fallait obéir au Sauveur qui l'avait honoré des suprêmes révélations de la vie. Le pas hésitant, se blessant les pieds à chaque mouvement incertain, il marchait de toute manière pour exécuter les ordres divins. Il était essentiel de ne pas voir les difficultés, il était fondamental de ne pas oublier son objectif. Qu'importait ce regard dans les ténèbres, le retour de la caravane à Jérusalem, la laborieuse randonnée à pied en route pour Damas, la fausse hypothèse de ses compagnons concernant l'inoubliable présence, la perte de ses titres honorifiques, le reniement des prêtres ses amis, l'incompréhension du monde entier, devant le fait culminant de sa destinée ?

Avec la profonde sincérité qui caractérisait ses moindres actes, Saûl de Tarse ne voulait savoir qu'une chose : Dieu avait changé ses plans le concernant. Il lui serait fidèle jusqu'au bout.

Quand les ombres crépusculaires se firent plus denses, deux hommes inconnus entraient dans les faubourgs de la ville. Malgré le vent fort qui éloignait les nuages orageux en direction du désert, d'épaisses gouttes de pluie tombaient, ici et là, sur la poussière brûlante des rues. Les fenêtres des maisons résidentielles se fermaient en claquant.

Damas pouvait se souvenir du jeune tarsien, beau et triomphateur. Elle l'avait connu lors de ses fêtes les plus brillantes, elle avait l'habitude de l'applaudir dans les synagogues. Mais, voyant passer sur la voie publique ces deux hommes fatigués et tristes, jamais elle n'aurait pu le reconnaître en celui qui marchait chancelant, les yeux éteints...

DEUXIÈME PARTIE I

EN ROUTE VERS LE DÉSERT

Où irons-nous, Seigneur ? - osa timidement demander Jacob dès qu'ils pénétrèrent dans les rues tortueuses.

Le jeune tarsien a semblé réfléchir une minute et a déclaré :

Il est vrai que j'ai un peu d'argent, mais ma situation est très difficile ; j'ai bien plus besoin d'assistance morale que de repos physique. Il faudrait que quelqu'un m'aide à comprendre ce qui s'est passé. Tu sais où habite Sadoc ?

Je sais - a répondu le serviteur compatissant.

Mène-moi jusqu'à lui... Après avoir vu un ami, je réfléchirai où trouver une auberge.

Peu de temps après ils se trouvaient devant la porte d'un singulier édifice à l'apparence magnifique. Des murs bien dessinés entouraient un large atrium décoré de fleurs et d'arbustes. Se reposant près du portail d'entrée, Saûl a averti son compagnon :

Il ne convient pas que je lui rende ainsi visite, sans prévenir. Je ne suis jamais venu voir Sadoc dans ces conditions. Entre dans la cour, fais-le appeler et raconte-lui ce qui m'est arrivé. J'attendrai ici, d'ailleurs je ne peux même pas faire un pas.

Immédiatement, le serviteur lui a obéi. Le banc où il se reposait était quelque peu distant du grand portail d'entrée, mais une fois seul, soucieux d'entendre un ami qui le comprendrait, à tâtons Saûl a reconnu le mur. Tremblant et hésitant, il s'est difficilement traîné et a atteint l'entrée, puis il attendit là.

Répondant à l'appel, Sadoc voulut connaître la raison de cette visite inattendue. Avec humilité, Jacob lui a expliqué qu'il venait de Jérusalem et qu'il accompagnait le docteur de la Loi. Il lui a raconté les moindres incidents du voyage et les objectifs visés ; mais quand il s'est rapporté à l'épisode principal, Sadoc a ouvert des yeux stupéfaits. Il ne pouvait croire ce qu'il entendait, mais ne pouvait douter de la sincérité du narrateur qui, à son tour, dissimulait mal son propre embarras. L'homme a parlé alors du misérable état dans lequel se trouvait son maître : de sa cécité, des copieuses larmes qu'il versait. Saûl, pleurer ?! L'ami de Damas recevait ces étranges nouvelles avec une immense surprise et résuma ses premières impressions par une réponse déconcertante pour Jacob :

Ce que tu me racontes est presque invraisemblable ; de toute manière dans de telles circonstances, il m'est impossible de vous accueillir ici. Depuis avant-hier, ma maison est pleine d'amis importants dernièrement arrives de Citium11 pour une grande réunion dans la synagogue, samedi prochain. À mon avis, je pense que Saûl esl inopinément indisposé et je ne veux pas l'exposer à des jugements et des commentaires déplaisants.

Note de l'Éditeur - Citium, ville de l'île de Chypre.

Mais, Seigneur, qu'est-ce que je lui dirai ? - réfuta Jacob hésitant.

Dis-lui que je ne suis pas chez moi.

Néanmoins... je me trouve seul avec lui, il est si malade et si affligé, et comme vous le voyez, la nuit est orageuse...

Sadoc réfléchit un instant et ajouta:

Ce ne sera pas difficile d'y remédier. Au prochain coin de rue vous trouverez la « rue Droite » et, après avoir fait quelques pas, vous trouverez l'auberge de Judas qui a toujours des chambres disponibles. Plus tard, je m'y rendrai pour avoir de vos nouvelles.

En entendant de telles paroles qui ressemblaient davantage à un ordre qu'à une réponse à un appel venant d'un ami, Jacob l'a salué surpris et accablé.

Seigneur - a-t-il dit au rabbin, retournant au portail d'entrée -, malheureusement votre ami Sadoc ne se trouve pas chez lui.

Il n'est pas là ? - s'est exclamé Saûl étonné - mais d'ici j'ai pu entendre sa voix, bien que ne distinguant pas ce qu'il disait. Serait-ce possible que j'entende mal aussi maintenant ?

Devant ce commentaire si sincère et si expressif, Jacob ne réussit pas à dissimuler la vérité et il raconta au rabbin l'accueil qu'il avait reçu, l'attitude froide et réservée de Sadoc.

Suivant les pas de son guide, Saûl avait tout entendu, muet, séchant une larme. Il ne comptait pas sur une telle réception de la part d'un collègue qu'il avait toujours considéré digne et loyal en toutes circonstances. Sa réaction le choquait. Il était naturel que Sadoc craigne qu'il ait changé de façon de penser, mais il n'était pas juste d'abandonner un ami malade face aux intempéries de la nuit. Néanmoins, ressassant les peines qui commençaient à remplir son cœur, il s'est soudainement souvenu de la vision de Jésus et se dit qu'effectivement il avait vécu des expériences que l'autre n'avait pu connaître, et finit par conclure que peut-être il en aurait fait de même si les rôles avaient été inversés.

Pour clore l'histoire de son compagnon, il fit le commentaire suivant résigné :

Sadoc a raison. Je n'aurai pas dû le déranger avec de tels incidents quand il a à sa table des amis éminents de la vie publique. D'ailleurs, je suis aveugle... Je serais un fardeau et non un hôte.

Ces considérations ont ému son compagnon qui laissait maintenant percevoir au jeune rabbin ses propres craintes. Dans les paroles de Jacob, Saûl entrevoyait une vague expression d'inquiétude injustifiée. Le comportement de Sadoc avait peut-être augmenté sa méfiance. Ses impressions étaient réticentes, hésitantes. Il semblait intimidé comme s'il pressentait sa tranquillité menacée. En quelques mots, il craignait qu'on l'accuse d'être porteur des signes du « Chemin ». Avec un grand sens de la psychologie, le jeune tarsien comprenait tout. Il était vrai que lui, Saûl, représentait le chef suprême de la campagne destructrice, mais dorénavant, il consacrerait sa vie à Jésus, compromettant ainsi tous ceux qui s'approcheraient de lui que ce soit de près ou de loin. Sa transformation provoquerait beaucoup de protestations dans le milieu pharisien. Il pressentait dans les indécisions de son guide la crainte d'être accusé de quelque sortilège ou de sorcellerie.

Et effectivement, après s'être confortablement installés dans la modeste auberge de Judas, son compagnon lui dit inquiet :

Maître, il me coûte d'alléguer mes besoins, mais mes projets m'obligent à retourner à Jérusalem où m'attendent mes deux enfants pour que nous nous installions en Césarée.

Parfaitement - a répondu Saûl, en respectant ses scrupules -, tu pourras partir à

l'aube.

Cette voix qui avant était agressive et autoritaire était maintenant compatissante et douce, touchant le cœur du serviteur dans ses fibres les plus sensibles.

Néanmoins, Seigneur, j'hésite - a dit le vieil homme déjà pris de remords -, vous êtes aveugle, vous avez besoin d'aide pour retrouver la vue et je suis sincèrement peiné de vous laisser à l'abandon.

Ne t'inquiète pas pour moi - s'exclama le docteur de la Loi résigné - ; qui te dit que je serai abandonné ? Je suis convaincu que mes yeux seront très bientôt guéris. D'ailleurs - continua Saûl comme s'il se consolait lui-même -, Jésus m'a dit d'entrer dans la ville pour savoir ce que je devrai faire. Donc, il ne me laissera pas sans le savoir.

Tout en disant cela, il ne put voir l'expression d'apitoiement avec laquelle Jacob le dévisageait, déconcerté et oppressé.

Cependant, malgré la peine que lui causait son chef dans un tel état, se souvenant des punitions infligées aux partisans du Christ à Jérusalem, il ne réussit pas à vaincre ses craintes profondes et partit aux premières lueurs du jour.

Saûl était seul maintenant. Dans son épais voile d'ombres, il pouvait se livrer à ses méditations profondes et tristes.

Sa bourse pleine et généreuse lui assura la sollicitude de l'aubergiste, qui, de temps en temps, venait voir s'il n'avait besoin de rien, mais ce fut en vain que l'hôte fut invité à des repas et à des divertissements car rien ne le tirait de sa solitude taciturne.

Ces trois jours à Damas furent l'occasion d'une rigoureuse discipline spirituelle. Sa personnalité dynamique avait fait une trêve dans ses activités mondaines pour examiner ses erreurs du passé, les difficultés du présent et les réalisations à venir. Il devait s'ajuster à son inévitable réforme intérieure. Dans l'angoisse de son esprit, il se sentait, en fait, abandonné de tous ses amis. L'attitude de Sadoc était typique et vaudrait pour tous ses coreligionnaires qui n'accepteraient jamais son adhésion aux nouveaux idéaux. Personne ne croirait en l'ascendant de sa conversion inattendue ; néanmoins, il devait combattre tous les sceptiques puisque Jésus, pour parler à son cœur, avait choisi l'heure la plus claire et la plus lumineuse du jour, dans un lieu désert et étendu avec pour seul compagnie trois hommes beaucoup moins cultivés que lui, et pour autant Incapables de comprendre quoi que ce soit à sa pauvreté mentale. Dans le cadre des valeurs humaines, il ressentait l'insupportable angoisse de ceux qui se trouvent complètement abandonnés, mais dans le tourbillon de ses souvenirs, il pouvait sentir l'ombre d'Etienne et d'Abigail qui lui transmettaient des sentiments consolateurs. Maintenant il comprenait ce Christ qui était surtout venu au monde pour les malheureux et les affligés.

Avant, il se rebellait contre le Messie nazaréen chez qui 11 soupçonnait par son action comme une volupté incompréhensible dans la souffrance ; mais maintenant, il arrivait mieux à comprendre, tirant de sa propre expérience les déductions les plus salutaires. Malgré ses titres du Sanhédrin, ses responsabilités publiques et sa réputation qui faisaient qu'il était admiré de toute part, qui était-il si ce n'est un nécessiteux de la protection divine ? Les conventions mondaines et les préjugés religieux lui avaient apporté une tranquillité apparente, mais l'intervention de la douleur imprévisible avait suffi pour qu'il prenne conscience de ses immenses besoins. Profondément concentré dans la cécité qui l'enveloppait, il a prié avec ferveur, il a fait appel à Dieu pour qu'il ne le laisse pas sans aide, et a demandé à Jésus d'éclairer son esprit tourmenté par des idées d'angoisse et d'abandon.

Le troisième jour passé à de ferventes prières, voici que l'hôtelier vint lui annoncer que quelqu'un était là pour le voir. Serait-ce Sadoc ? Saûl avait soif d'une voix affectueuse et amicale. Il lui demanda d'entrer. Un vieillard au visage calme et bon était là sans que le converti puisse voir ses respectables cheveux blancs et son sourire généreux.

Le mutisme de son visiteur indiquait qu'il lui était inconnu.

Qui êtes-vous ? - a demandé l'aveugle surpris.

Frère Saûl - répondit l'interpellé avec douceur -, le Seigneur, qui vous est apparu sur le chemin, m'a envoyé ici pour que vous retrouviez la vue et que vous receviez l'illumination du Saint-Esprit.

À ces paroles, le jeune homme de Tarse tâtonna anxieusement dans l'ombre. Qui était cet homme qui connaissait les faits survenus sur sa route ! Une connaissance de Jacob ? Mais... cette inflexion de voix tendre et affectueuse ?

Votre nom ? - a-t-il demandé presque atterré.

Ananie.

La réponse était une révélation. Le mouton persécuté venait chercher le loup vorace. Saûl comprit la leçon que le Christ lui donnait. La présence d'Ananie évoquait à sa mémoire les appels les plus sacrés. C'était lui l'instructeur d'Abigail dans la doctrine et la cause de son voyage à Damas, où il avait trouvé Jésus et la vérité rénovatrice. Pris d'une profonde vénération, il voulut s'avancer, s'agenouiller devant le disciple du Seigneur qui l'appelait tendrement « frère », baiser tendrement ses mains bienfaitrices, mais il n'arrivait qu'à tâtonner dans le vide, sans réussir à manifester sa très grande gratitude.

Je voudrais baiser votre tunique - a-t-il dit avec humilité et reconnaissance -, mais comme vous le voyez, je suis aveugle !...

Jésus m'a justement envoyé pour vous rendre le don de la vue.

Très ému, le vieux disciple du Seigneur a remarqué que le persécuteur cruel des apôtres du «Chemin » était totalement transformé. Entendant ses paroles pleines de foi, Saùl de Tarse laissa apparaître sur son visage les signes d'une profonde joie intérieure. De ses yeux obscurs coulèrent des larmes cristallines. Le jeune homme passionné et capricieux avait appris à être humain et humble.

Jésus est le Messie éternel ! J'ai déposé mon âme entre ses mains !... - a-t-il révélé partagé entre le repenti et l'espoir. Il m'a puni pour mes actes !...

Baigné des larmes d'une sincère repentance, sans pouvoir manifester sa reconnaissance en cette heure, en vertu des ténèbres qui entravaient ses pas, il s'est agenouillé avec humilité.

Le vieillard généreux voulut s'avancer, empêcher ce geste de renoncement suprême, connaissant sa propre condition d'homme faible et imparfait ; mais désireux d'aider cette âme ardente à sa complète conversion au Christ, il s'est approché ému et plaçant sa main ridée sur ce front tourmenté, il a annoncé :

Frère Saûl, au nom de Dieu Tout-Puissant je te baptise dans la nouvelle foi en le Christ Jésus !...

Entre les larmes chaudes qui coulaient de ses yeux, le jeune tarsien a ajouté, prostré :

Daignez, Seigneur, pardonner mes péchés et illuminez mes desseins pour une vie nouvelle.

Maintenant - a dit Ananie en imposant ses mains sur ses yeux éteints d'un geste délicat -, au nom du Sauveur, je demande à Dieu que tu puisses voir à nouveau.

Si cela plait à Jésus que cela soit - a dit Saûl ému -j'offre mes yeux à ses services sacrés pour toujours.

Et comme si des forces puissantes et invisibles entraient en jeu, il a senti que de ses paupières douloureuses tombaient des substances lourdes comme des écailles, au fur et à mesure que sa vue revenait s'abreuvant de lumière. À travers la fenêtre ouverte, il vit le ciel clair de Damas, éprouvant un bonheur infini dans cet océan de clartés éblouissantes. Le souffle du malin, comme le parfum du soleil, venait baigner son front. traduisant à son cœur la bénédiction de Dieu.

Je vois !... Maintenant je vois !... Gloire au rédempteur de mon âme !... - s'exclama-t-il en tendant les bras, transporté de gratitude et d'amour.

Devant cette preuve fantastique de la miséricorde de Jésus, Ananie non plus ne put se retenir, le vieux disciple de l'Évangile a embrassé le jeune tarsien, pleurant de reconnaissance à Dieu pour les faveurs reçues. De ses bras généreux, tremblant de joie, il l'a aidé à se relever, soutenant son âme surprise et bouleversée d'allégresse.

Frère Saûl - a-t-il dit empressé -, ceci est un grand jour ; embrassons-nous pour évoquer le souvenir sacro-saint du divin Maître qui nous a unis dans son grand amour !...

Le converti de Damas n'a pas dit un mot. Les larmes de gratitude l'étouffaient. Embrassant l'ancien prédicateur, c'est dans un geste expressif et muet qu'il le fit comme s'il avait trouvé le père dévoué et aimant de sa nouvelle existence. Pendant un long moment, tous deux sont restés silencieux, émerveillés par l'intervention divine, comme deux frères très chers qui se seraient réconciliés sous le regard de Dieu.

Saûl se sentait maintenant fortifié et valide. En une minute, il lui semblait avoir récupérer toutes les énergies de sa vie. Revenant petit à petit de la béatitude divine qui le félicitait, il prit la main du vieux disciple et l'embrassa avec vénération. Ananie avait les yeux pleins de larmes. Lui-même ne pouvait pas prévoir les joies infinies qui l'attendaient dans la modeste pension de la « rue Droite ».

Vous m'avez ressuscité pour Jésus - s'exclama-t-il radieux - ; je serai à lui éternellement. Sa miséricorde suppléera mes faiblesses, il compatira de mes blessures, il enverra de l'aide à la misère de mon âme pécheresse pour que la boue de mon esprit se convertisse en l'or de son amour.

Oui, nous appartenons au Christ - a ajouté le généreux vieillard avec une grande joie qui débordait de ses yeux.

Et, comme s'il était subitement transformé en un garçon avide d'enseignements, Saûl de Tarse, s'est assis près de son ami bienfaiteur et le supplia de lui parler du Christ, de ses postulats et de ses actes immortels. Ananie lui a raconté tout ce qu'il savait de Jésus par l'intermédiaire des apôtres après la crucifixion à laquelle il avait lui aussi assisté à Jérusalem, en cet après-midi tragique du Calvaire. Il lui a expliqué qu'il était cordonnier à Emmaùs et était allé à la ville sainte pour assister aux commémorations du Temple, et avait à cette occasion été témoin du drame poignant dans les rues pleines de monde. Il lui a parlé de la compassion qu'il avait éprouvé en voyant le Messie couronné d'épines et hué par la foule furieuse et inconsciente. Son émotion était profonde à la description de la pénible marche, alors que le Christ, portant la croix, était protégé par des soldats impitoyables de la furie populaire qui vociférait le crime hideux. Curieux à l'idée de connaître le dénouement des événements dont il était témoin, Ananie avait suivi le condamné jusqu'au mont. De la croix du martyre, Jésus lui avait lancé un regard inoubliable. À son esprit, ce regard traduisait un appel sacré qu'il devait à tout prix comprendre. Profondément impressionné, il avait assisté à tout ce qui se passait jusqu'au bout. Trois jours plus tard, encore sous le choc de ces angoissantes impressions, voici qu'est arrivée l'heureuse nouvelle que le Christ était ressuscité d'entre les morts pour la gloire éternelle du Tout-Puissant. Ses disciples étaient ivres de bonheur. Alors, il est allé voir Simon Pierre pour mieux connaître la personnalité du Sauveur. Son récit fut si sublime, ses enseignements si élevés, la révélation qui éclairait son esprit si profonde, qu'il a accepté l'Évangile sans plus d'hésitation. Désireux de partager le travail que Jésus avait légué à ceux qui lui étaient proches, il était retourné à Emmaus, avait disposé des biens matériels qu'il possédait et avait attendu les apôtres galiléens à Jérusalem où il s'était associé à Pierre dans les premières activités de l'église du « Chemin ». L'essence des enseignements du Christ vitalisait son esprit, les maux de la vieillesse avaient disparu. Dès que Jean et Philippe arrivèrent à Jérusalem pour aider l'ancien pêcheur de Capharnaum à l'édification évangélique, ils ont organisé son transfert pour Joppé afin qu'il puisse répondre aux nombreuses demandes des frères désireux de connaître la doctrine. Il y était resté jusqu'à ce que les persécutions intensifiées par la mort d'Etienne l'obligent à partir.

Saûl buvait ses paroles avec un singulier enchantement comme si un monde nouveau s'ouvrait à lui. La référence faite aux persécutions avivait ses cuisants remords. En compensation, son âme était pleine de vœux sincères, prometteurs d'une vie nouvelle.

C'est la vérité - a-t-il dit alors que le narrateur faisait une longue pause -, je suis venu à Damas sur ordre du Temple pour vous arrêter et vous emmener à Jérusalem, mais c'est vous qui êtes arrivé inspiré par Jésus et à Lui vous m'avez enchaîné pour toujours. Dans mon ignorance, si je vous avais incarcéré, je vous aurais mené aux tourments et à la mort ; vous, me sauvant du péché, vous m'avez transformé en un esclave volontaire et heureux !

Ananie a souri, grandement satisfait.

Saûl lui a alors demandé de lui parler d'Etienne, ce à quoi il a répondu avec sollicitude. Puis, il a demandé des nouvelles de son voyage de Joppé à Jérusalem. Avec beaucoup de prudence, il désirait entendre de son bienfaiteur toute allusion faite à Abigail. Il fit cette demande avec une telle inflexion affectueuse dans la voix, que le vieux disciple devina son intention et lui parla avec douceur :

Tu n'as pas besoin de reconnaître tes sentiments ardents de jeune homme. Je lis dans tes yeux ce que tu désires vraiment. Entre Joppé et Jérusalem, je me suis longtemps arrêté dans le voisinage d'un compatriote qui, bien que pharisien, n'a jamais privé ses employés de recevoir les joies sacrées de la Bonne Nouvelle. Cet homme, Zacarias, avait sous son toit un véritable ange qui lui était tombé du ciel. C'était la jeune Abigail, qui, après avoir reçu le baptême de mes propres mains, a admis qu'elle t'aimait beaucoup. Elle parlait de ton amour avec une brûlante tendresse et plusieurs fois à sa demande, nous avons prié pour ta conversion en Jésus-Christ !...

Saûl l'écoutait ému et, après un court intervalle pendant lequel le bon vieillard semblait méditer, comme s'il se parlait à lui-même, il dit :

Oui, si elle était encore en vie !...

Ananie reçut ce commentaire sans surprise et a ajouté :

Dès qu'elle s'était approchée de moi, je me suis dit qu'Abigail ne resterait plus longtemps sur terre. Ses couleurs effacées, la luminosité intense de ses yeux, me parlaient de sa condition d'ange exilé. Mais nous devons croire qu'elle vit au plan immortel. Et qui sait? Peut-être que ses prières aux pieds de Jésus ont contribué pour que le Maître te convoque à la lumière de l'Évangile aux portes de Damas !...

Le vieux disciple du « Chemin » était ému. Alors qu'il recevait ces douces évocations, Saûl pleurait. Oui, il concevait qu'Abigail ne puisse être morte. La vision de Jésus ressuscité suffisait pour dissiper tous ses doutes. L'élue de son âme s'était certainement apitoyée de ses misères, elle avait supplié le Sauveur avec insistance pour qu'il aide son esprit mesquin et, par une heureuse coïncidence, le même Ananie qui avait préparé son cœur aux bénédictions du ciel, lui avait aussi tendu ses mains amicales pleines de charité et de pardon. Maintenant, il appartiendrait pour toujours à ce Christ aimant et juste qui était le Messie promis. Dans ses profondes émotions dont ses sentiments étaient emprunts, il se mit à réfléchir au pouvoir de l'Évangile, examinant ses ressources transformatrices illimitées. Il aurait voulu plonger son âme dans ses leçons sublimes et infinies, se baigner dans ce fleuve de vie dont les eaux de l'amour de Jésus fécondait les cœurs les plus arides et déserts. Cette méditation profonde exaltait maintenant tout son être.

Ananie, mon maître - a dit l'ex-rabbin avec enthousiasme -, où pourrai-je trouver l'Évangile sacré ?

L'ancien disciple a souri avec bonté et lui fit observer :

Avant tout, ne m'appelle pas maître. Car le maître est et sera toujours le Christ. Nous autres, par adjonction de miséricorde divine, nous sommes des disciples, des frères dans le besoin qui œuvrent au travail rédempteur. Quant à l'acquisition de l'Évangile, ce n'est qu'à l'église du « Chemin », à Jérusalem, que nous pourrions obtenir une copie intégrale des annotations de Levi.

Et fouillant à l'intérieur d'un vieux sac, il en retira quelques parchemins jaunis sur lesquels il avait réussi à rassembler quelques éléments de la tradition apostolique. Présentant ces notes dispersées, Ananie a ajouté :

Verbalement, je connais presque par cœur tous les enseignements ; mais pour ce qui est de la partie écrite, voici tout ce que je possède.

Admiratif, le jeune converti a reçu les annotations. Il s'est immédiatement penché sur les vieux griffonnages et les dévora avec un intérêt évident.

Après avoir réfléchi quelques minutes, il souligna :

Vous serait-il possible de me laisser ces précieux enseignements, jusqu'à demain.

J'emploierai la journée à les copier pour mon utilisation personnelle. L'aubergiste m'achètera les parchemins nécessaires.

Et comme il était déjà illuminé de cet esprit missionnaire qui marquerait ses moindres actes pour le reste de sa vie, il réfléchissait attentif :

Nous devons trouver un moyen de diffuser la nouvelle révélation le plus largement possible. Jésus est une aide qui nous vient du ciel. Retarder la diffusion de son message, c'est prolonger le désespoir des hommes. D'ailleurs, le mot « évangile » signifie « bonne nouvelle».

Il est indispensable de répandre cette annonce qui nous vient du plan le plus élevé de

la vie.

Tandis que le vieux prédicateur du « Chemin » observait l'intéressé, le converti de Damas a appelé l'hôtelier pour acheter les parchemins. Judas fut surpris de constater son insolite guérison. Pour satisfaire sa curiosité, le jeune de Tarse lui dit sans détours :

Jésus m'a envoyé un médecin. Ananie est venu me guérir en son nom.

Et avant que l'homme ne fût remis de sa surprise, il lui faisait plusieurs recommandations concernant les parchemins qu'il désirait acheter, lui donnant la quantité d'argent nécessaire.

Laissant libre cours à son enthousiasme, il s'est à nouveau adressé à Ananie en lui exposant ses plans :

Jusqu'à présent, j'occupais mon temps à l'étude et à l'exégèse de la Loi de Moïse ; maintenant, je remplirai mes heures de l'esprit du Christ. Je travaillerai à cela jusqu'à la fin de mes jours. Je chercherai à initier mon travail ici même à Damas.

Et faisant une pause, il demanda à son bienfaiteur qui l'écoutait en silence :

Vous connaissez en ville un jeune pharisien du nom de Sadoc ?

Oui, c'est lui qui a ordonné les persécutions dans cette ville.

Très bien - a continué le jeune tarsien attentif -, demain c'est samedi et c'est jour de harangue à la synagogue. Je prétends aller voir quelques amis et leur parler publiquement de l'appel que le Christ m'a adressé. Je veux étudier vos annotations aujourd'hui même, car elles me serviront pour ma première prédication de l'Évangile.

Pour être sincère - dit Ananie avec son expérience des hommes -, je crois que tu dois être très prudent dans cette nouvelle phase religieuse. Il est possible que tes amis de la synagogue ne soient pas prêts à recevoir la lumière de toute la vérité. La mauvaise foi trouve toujours le chemin de la confusion pour tester ce qui est pur.

Mais puisque j'ai vu Jésus, je n'ai pas le droit d'occulter une révélation incontestable - s'exclama le néophyte comme pour souligner avant tout la bonne intention qui l'animait.

Oui, je ne te dis pas de fuir le témoignage - a expliqué calmement le vieux disciple - mais je dois te signaler la plus grande prudence dans tes attitudes, non pour la doctrine du Christ, supérieure et invulnérable à. toutes attaques des hommes, mais pour ta personne.

Pour moi je ne crains rien. Si Jésus a rendu la lumière à mes yeux, il ne cessera d'illuminer mes pas. Je veux raconter à Sadoc les faits qui ont donné une nouvelle voie à ma destinée. Et l'occasion ne peut être plus propice car je sais qu'il héberge actuellement chez lui quelques sacerdotes renommés, dernièrement venus de Chypre.

Que le Maître bénisse tes bonnes intentions - a dit le vieil homme en souriant.

Saûl était heureux. La présence d'Ananie le consolait par-dessus tout. Comme de vieux et fidèles amis, ils ont déjeuné ensemble. Ensuite et toujours ravi, le généreux envoyé du Christ s'est retiré, laissant l'ex-rabbin livré à la copie méticuleuse des textes.

Le lendemain, Saûl de Tarse s'est levé joyeux et bien disposé. Il se sentait revigoré, prêt pour une nouvelle vie. Les souvenirs amers avaient déserté sa mémoire. L'influence de Jésus le remplissait de joies substantielles et durables. Il avait l'impression d'avoir ouvert une nouvelle porte dans son âme par où soufflaient rapidement les inspirations d'un monde plus vaste.

Après son premier repas, malgré la déception causée par l'attitude de Sadoc, il alla voir son ami, porté par la sincérité qui réglait les moindres actes de sa vie. Mais il ne l'a pas trouvé chez lui. Un serviteur l'a informé que son maître était sorti avec quelques hôtes en direction de la synagogue.

Saûl s'y rendit. Les travaux du jour avaient déjà commencé. La lecture des textes de Moïse avait été faite. L'un des prêtres de Citium avait pris la parole pour en faire les commentaires.

L'arrivée de l'ex-rabbin provoqua la curiosité générale. L'assistance dans sa majorité connaissait l'importance du personnage, ainsi que son verbe ardent et ferme. En le voyant, Sadoc est devenu pâle, et plus encore quand le jeune tarsien demanda à lui parler en particulier. Bien que contrarié, il est allé à sa rencontre. Ils se sont salués sans pouvoir dissimuler les nouvelles impressions qui existaient maintenant entre eux.

Face aux commentaires évoqués par le nouvel évangéliste, formulés sur un ton aimable, l'ami de Damas lui dit manifestant son orgueil offensé :

Effectivement, je savais que tu étais en ville et je suis même allé te voir à la pension de Judas ; mais les informations de l'hôtelier furent telles que je me suis abstenu de te rendre visite dans ta chambre. Je lui ai d'ailleurs demandé de garder le silence à ce sujet. En effet, il me semble incroyable que tu te rendes, toi aussi, passivement aux sorcelleries du « Chemin » ! Je ne peux comprendre un tel changement dans ta forte mentalité.

Mais, Sadoc - a répliqué le jeune tarsien très calme -, j'ai vu Jésus ressuscité de mes propres yeux...

L'autre fit un grand effort pour contenir un bruyant éclat de rire.

Est-il possible - a-t-il objecté sur un ton de plaisanterie - que ta nature sentimentale, si contraire aux manifestations de mysticisme, ait capitulé sur ce terrain ? Comment peux-tu croire à de telles visions ? Ne serais-tu pas plutôt victime de quelque adepte effronté du charpentier ? Tes attitudes d'à présent nous causeront une profonde honte. Que diront les hommes irresponsables qui ne connaissent rien à la Loi de Moïse ? Et que dire de notre position dans le parti dominant de notre race ? Les collègues du pharisaïsme vont écarquiller les yeux quand ils apprendront ta bruyante défection. Quand j'ai accepté de poursuivre les compagnons de l'ouvrier de Nazareth en réprimant leurs dangereuses activités, je l'ai fait par amitié pour toi ; et la trahison à tes précédents vœux ne t'afflige-t-elle pas ? Tu peux imaginer comme notre tâche sera difficile, quand la nouvelle se répandra que tu as capitulé devant ces hommes sans culture et sans conscience.

Saûl a regardé son ami, révélant une Immense inquiétude dans son regard soucieux. Ces accusations étaient les prémisses de l'accueil qui l'attendait au cénacle de ses vieux compagnons de luttes et des constructions religieuses.

Non - a-t-il dit pesant chaque parole de tout son poids -, je ne peux accepter tes arguments. Je te répète que j'ai vu Jésus de Nazareth et je dois proclamer qu'en lui je reconnais le Messie attendu par nos prophètes les plus éminents.

Tandis que l'autre faisait de grands gestes admiratifs notant son ton ferme et sa sincérité, Saûl continuait convaincu :

Quant au reste, je considère qu'à tout instant nous devons et nous pouvons réparer les erreurs du passé. Et c'est avec cette ardeur dans ma foi que je me propose de régénérer mes propres pas. Je travaillerai, désormais, pour ma conviction en le Christ Jésus. Il ne serait pas juste que je me perde dans des considérations sentimentalistes, oubliant la vérité ; et c'est ainsi que je procéderai dans l'intérêt de mes propres amis. Les amants des réalités de la vie ont toujours été détestés à l'époque où ils ont vécu. Que faire ? Jusqu'à présent, mes sermons étaient nés des textes reçus des vénérables ancêtres, mais aujourd'hui, mes affirmations ne se basent plus seulement sur les fondements de la tradition, mais aussi sur la preuve témoignée.

Sadoc ne réussit pas à cacher sa surprise.

Mais... et ta position ? Et tes parents ? El ton nom ? Et tout ce que tu as reçu de ceux qui t'entouraient avec de fervents engagements ? - a demandé Sadoc le renvoyant au passé.

Maintenant, je suis avec le Christ et nous lui appartenons tous. Sa parole divine m'a convoqué à des efforts plus ardents et plus actifs. À ceux qui me comprennent, tout naturellement je dois la gratitude la plus sacrée ; quant à ceux qui ne peuvent me comprendre, je garderai la plus grande attitude de sérénité, sachant que même le Messie a été porté sur la croix.

Toi aussi avec ta manie du martyre ?

L'interpellé a gardé une belle expression de dignité personnelle et a conclu :

Je ne peux me laisser aller à des considérations frivoles. J'attendrai que ton ami de Chypre finisse son discours pour parler de mon expérience devant tout le monde.

Parler de cela, ici ?

Pourquoi pas ?

Ne serait-il pas plus raisonnable de te reposer du voyage et de ta maladie te donnant le temps de réfléchir sur le sujet, car je garde encore l'espoir que tu reconsidères ton point de vue concernant ce qui s'est passé.

Tu sais pourtant bien que je ne suis pas un enfant et il m'appartient d'éclaircir la vérité, en toute circonstance.

Et s'ils te malmènent ? Et si tu es considéré comme traître ?

Notre fidélité à Dieu doit être plus grande que tout, à nos yeux.

Il est possible, cependant, qu'ils ne t'accordent pas la parole - a réfléchi Sadoc après s'être heurté à la force de ses profondes convictions.

Ma condition est suffisante pour que personne n'ose me nier ce qui me revient de juste droit.

Alors, soit. Tu en subiras les conséquences -conclut Sadoc contraint.

À cet instant, chacun deux a compris l'immensité de la distance qui les séparait. Saûl perçut que l'amitié que Sadoc lui avait toujours témoignée n'était basée que sur des intérêts purement humains. En abandonnant sa fausse carrière qui lui donnait du prestige et de l'éclat, il voyait s'estomper la cordialité de son ami. Mais devant de telles cogitations, il lui vint à l'esprit que lui aussi aurait probablement procédé de la même manière, s'il n'avait pas eu Jésus dans son cœur.

Serein et tranquille, il évita de s'approcher de l'endroit où les visiteurs illustres se trouvaient, cherchant à se rapprocher d'une large estrade où était improvisée une nouvelle tribune. Une fois le discours du sacerdote de Citium terminé, Saùl est apparu à la vue de tous qui le saluèrent avec une expression d'inquiétude dans les yeux. Il a aimablement salué les directeurs de la réunion et a demandé avec courtoisie l'autorisation d'exposer ses idées.

Sadoc n'eut pas le courage de créer une ambiance hostile et laissa libre cours aux circonstances ; c'est ainsi que les prêtres ont serré la main de Saûl avec la sympathie habituelle accueillant avec une immense joie sa venue.

Une fois qu'il eut la parole, l'ex-rabbin a noblement levé son front comme il avait l'habitude de le faire les jours triomphants.

Hommes d'Israël ! a-t-il commencé sur un ton solennel - au nom du Tout- Puissant, je viens vous annoncer aujourd'hui pour la première fois, les vérités de la nouvelle révélation. Nous avons ignoré, jusqu'à présent, le fait culminant de la vie de l'humanité, le Messie promis est déjà venu, conformément aux affirmations des prophètes qui se sont glorifiés dans la vertu et dans la souffrance. Jésus de Nazareth est le Sauveur des pécheurs.

Une bombe qui aurait explosé dans l'enceinte n'aurait pas causé une plus grande stupeur. Tous fixaient l'orateur, éberlués. L'assemblée était abasourdie. Saûl, néanmoins, continuait intrépide, après une pause :

Ne vous épouvantez pas de ce que je vous dis. Vous connaissez ma conscience par la rectitude de ma vie, par ma fidélité aux lois divines. Et bien, c'est avec ce patrimoine du passé que je vous parle aujourd'hui, réparant les erreurs involontaires que j'ai pu commettre sous l'impulsion sincère d'une persécution cruelle et injuste. À Jérusalem, j'ai été le premier à condamner les apôtres du « Chemin » ; j'ai provoqué l'union des Romains et des Israélites pour une répression, sans trêves, de toutes les activités qui concernaient le Nazaréen. J'ai persécuté des foyers sacrés, j'ai fait incarcérer des femmes et des enfants, j'en ai soumis quelques-uns à la peine de mort, j'ai causé un vaste exode des masses ouvrières qui travaillaient pacifiquement dans la ville pour son progrès ; j'ai créé pour tous les esprits les plus sincères un régime d'ombres et de terreur. J'ai fait tout cela dans la fausse hypothèse de défendre Dieu, comme si le Père suprême avait besoin de misérables défenseurs !... Mais, lors de mon passage dans cette ville, autorisé par le Sanhédrin et par la cour provinciale pour envahir des foyers rebelles et poursuivre des créatures inoffensives et innocentes, voici que Jésus m'est apparu à vos portes et m'a demandé en plein milieu du jour dans ce paysage désolé et désert : -Saûl, Saûl, pourquoi me persécutes-tu ?

À cette évocation, la voix éloquente s'attendrit et des larmes coulaient copieuses.

Il s'est interrompu en se souvenant de l'événement décisif de sa destinée. Les auditeurs le dévisageaient consternés.

Comment cela ? - disaient quelques-uns.

Le docteur de Tarse plaisante !... - affirmaient d'autres en souriant, convaincus que le jeune tribun ne faisait qu'un bel exercice d'éloquence.

Non, mes amis - s'exclama-t-il avec véhémence -, je n'ai jamais plaisanté avec vous à la tribune sacrée. Le Dieu juste n'a pas permis que ma violence criminelle aille jusqu'au bout, au détriment de la vérité, et a consenti dans sa grande miséricorde à ce que ce misérable esclave, que je suis, ne trouve pas la mort sans vous avoir apporté la lumière de la nouvelle croyance!...

Malgré l'ardeur de sa prédication qui laissait en chacun d'eux des résonances émotionnelles, un étrange brouhaha a explosé dans l'enceinte. Quelques pharisiens plus exaltés ont interpellé Sadoc à voix basse quant à cette surprise inattendue et reçurent la confirmation que Saûl, en fait, semblait extrêmement perturbé puisqu'il alléguait avoir vu le charpentier de Nazareth dans le voisinage de Damas. Une énorme confusion s'est immédiatement emparée de toute la salle, car il y avait ceux qui voyaient à ces faits une dangereuse défection de la part du rabbin et ceux qui pensaient qu'une maladie lui avait fait perdre la raison.

Hommes de mon ancienne foi - a tonné la voix du jeune homme tarsien, plus incisive-, il est inutile de cacher la vérité. Je ne suis pas un traître, ni un malade. Nous affrontons une ère nouvelle, face à laquelle tous nos caprices religieux sont insignifiants.

Une pluie d'injures lui a soudainement coupé la parole.

Lâche ! Blasphémateur ! Chien du « Chemin » !... Dehors le traître de Moïse !...

Les offenses partaient de tous côtés. Les plus attachés à l'ex-rabbin, qui avaient tendance à le supposer victime de graves perturbations mentales, sont entrés en conflit avec les pharisiens les plus rudes et les plus rigoureux. Quelques cannes ont été lancées à la tribune avec une extrême violence. Les groupes qui s'affrontaient, répandaient le tumulte dans la synagogue.

L'orateur prit conscience qu'ils se trouvaient face à l'imminence d'un désastre irréparable.

C'est à ce moment-là que l'un des sacerdotes les plus âgés est apparu sur la grande estrade, élevant sa voix de toute son énergie, il supplia les participants de l'accompagner dans la récitation de l'un des psaumes de David. L'invitation fut acceptée de tous. Les plus exaltés ont répété la prière, pris de honte.

Saûl accompagnait la scène avec grand intérêt.

Une fois la prière terminée, le prêtre a dit sur un ton irrité :

Nous déplorons cet incident, mais évitons la confusion qui n'apporte rien. Jusqu'à hier, Saûl de Tarse honorait nos rangs comme paradigme de triomphe ; aujourd'hui, sa parole est pour nous un brin d'épines. Malgré un passé respectable, cette attitude ne mérite maintenant que notre condamnation. Parjure ? Démence ? Nous ne le savons pas avec certitude. S'il s'était agi d'un autre tribun nous le lapiderions sans hésiter ;

mais avec un ancien collègue les mesures doivent être différentes. S'il est malade, il ne mérite que notre compassion ; si c'est un traître, il ne pourra mériter que notre profond dédain. Que Jérusalem le juge comme elle le fit pour son ambassadeur. Quant à nous, nous concluons les prêches de la synagogue et rendons-nous à la paix des fidèles artisans de la Loi.

L'ex-rabbin reçut ce reproche avec une grande sérénité exprimée dans son regard. Au fond, il se sentait blessé dans son amour-propre. Les réminiscences de l'« homme vieux » qui étaient en lui exigeaient une réaction et une réparation immédiate, à cet instant même, devant tout le monde. Il voulut réagir, exiger la parole, obliger ses compagnons à l'entendre, mais il se sentait prisonnier d'émotions incoercibles qui retenaient ses élans explosifs. Immobile, il remarqua que d'anciens amis de Damas abandonnaient l'enceinte calmement sans même le saluer. Il observa, aussi, que les prêtres de Citium, à leur regard sympathisant, semblaient le comprendre, tandis que Sadoc le fixait avec ironie, un sourire triomphant sur les lèvres. C'était le reniement qui arrivait. Habitué aux applaudissements où qu'il soit, il avait été victime de sa propre illusion, croyant que pour parler de Jésus avec succès, les lauriers éphémères déjà conquis au monde pourraient suffire. Il s'était trompé. Ses comparses le mettaient de côté comme s'il était inutile. Rien ne lui faisait plus mal que d'être ainsi désapprouvé quand brûlait en lui sa dévotion sacerdotale. Il aurait préféré qu'ils le châtient, qu'ils l'arrêtent, qu'ils le flagellent, mais pas qu'ils lui ôtent l'occasion de discuter, de triompher de tous en les convainquant par la logique de ses idées. Cet abandon le blessait profondément, car avant toute considération, il reconnaissait ne pas œuvrer dans son intérêt personnel, par vanité ou par égoïsme, mais pour les coreligionnaires demeurés eux-mêmes prisonniers des conventions rigides et inflexibles de la Loi. Peu à peu la synagogue devint déserte, sous la chaleur ardente des premières heures de l'après-midi. Saûl s'est assis sur un banc brut et se mit à pleurer. La lutte entre sa vanité d'autrefois et le renoncement à soi-même commençait. Pour réconforter son âme oppressée, il s'est souvenu du récit d'Ananie, au chapitre où Jésus dit au vieux disciple qu'il lui montrerait combien il importait de souffrir par amour pour son nom.

Contrarié, il a quitté le Temple à la recherche de son bienfaiteur afin de trouver un peu de réconfort auprès de lui.

Ananie ne fut pas surpris par l'exposition des faits relatés.

Je me vois entouré d'énormes difficultés - dit Saûl un peu perturbé. - Je me sens dans le devoir de répandre la nouvelle doctrine en rendant nos semblables heureux ; Jésus a rempli mon cœur d'énergies inespérées, mais la sécheresse des hommes effraierait les plus forts.

Oui - a expliqué l'ancien avec patience -, le Seigneur t'a conféré la tâche du semeur ; tu as beaucoup de bonne volonté, mais que fait un homme en recevant une mission de cette nature ? Avant tout, il cherche à rassembler les pièces dans sa cagnotte personnelle pour que l'effort soit profitable.

Le néophyte perçut la portée de la comparaison et a demandé :

Mais que voulez-vous dire par là ?

Je veux dire qu'un homme à la vie pure et droite sans commettre d'erreurs dans ses bonnes intentions, est toujours prêt à planter le bien et la justice sur le chemin qu'il parcourt ; mais celui qui s'est déjà trompé, ou qui garde quelques fautes, a besoin de témoigner par sa propre souffrance avant d'enseigner. Ceux qui ne seront pas complètement purs, ou qui n'ont pas souffert en chemin, ne sont jamais bien compris par ceux qui entendent simplement leurs paroles. Contre leurs enseignements, il y a leur propre vie. En outre, tout ce qui est de

Dieu demande une grande paix et une profonde compréhension. Dans ton cas, tu dois penser à la leçon de Jésus qui est resté pendant trente ans parmi nous, se préparant à supporter notre présence pendant seulement trois. Pour recevoir une tâche du ciel, David a vécu avec la nature gardant des troupeaux ; pour ouvrir la route au Sauveur, Jean Baptiste a médité pendant longtemps dans les déserts austères de la Judée.

Le bon sens affectueux d'Ananie tombait dans son âme oppressée comme un baume vitalisant.

Quand tu auras plus souffert - continua le bienfaiteur et ami sincère -, tu auras trouvé la compréhension des hommes et des choses. Seule la douleur nous enseigne à être humains. Quand la créature entre dans la période la plus dangereuse de l'existence, après l'enfance matinale et avant la nuit de la vieillesse ; quand la vie regorge d'énergies, Dieu lui envoie des enfants pour qu'avec ses travaux son cœur s'attendrisse. D'après ce que tu m'as confessé, il est possible que tu ne sois jamais père, mais tu auras les enfants du Calvaire de toute part. N'as-tu pas vu Simon Pierre, à Jérusalem, entouré de malheureux ? Naturellement, tu trouveras un foyer plus grand sur terre où tu seras appelé à exercer la fraternité, l'amour, le pardon... Il faut mourir pour le monde, pour que le Christ vive en nous...

Ces commentaires si sains et si tendres ont pénétré l'esprit de l'ex-rabbin comme un baume de consolation venant de plus vastes horizons. Ses paroles aimantes l'amenèrent à se souvenir de quelqu'un qui l'aimait beaucoup. Le cerveau fatigué par les heurts du jour, Saùl s'efforçait de mieux fixer ses idées. Ah !... maintenant il s'en souvenait parfaitement. C'était Gamaliel. Un désir soudain de revoir son vieux maître surgit en lui. Il comprenait lu raison de ce souvenir. C'est que lui aussi lors de leur dernière rencontre lui avait parlé du besoin qu'il ressentait d'un endroit solitaire pour méditer sur les vérités sublimes et nouvelles. Il le savait à Palmyre, en compagnie d'un frère. Comment ne s'était-il pas encore souvenu de son vieux maître qui était presque un père pour lui ? Gamaliel le recevrait certainement à bras ouverts, il se réjouirait de ses récentes conquêtes, lui donnerait des conseils généreux quant aux itinéraires à suivre.

Plongé dans ses tendres souvenirs, il remercia Ananie avec un regard significatif, ajoutant ému :

Vous avez raison... Je me recueillerai dans le désert au lieu de retourner à Jérusalem précipitamment, sans forces peut-être pour affronter l'incompréhension de mes confrères. J'ai un vieil ami à Palmyre, qui m'accueillera volontiers. Là je me reposerai quelques temps, jusqu'à ce que je puisse m'isoler dans des régions solitaires pour méditer sur les leçons reçues.

Ananie a approuvé l'idée avec un sourire. Ils restèrent encore un long moment à parler jusqu'à ce que la nuit plonge l'âme des choses dans son voile d'ombres épaisses.

Le vieux prédicateur a alors conduit le nouvel adepte à l'humble réunion qui avait lieu en ce samedi de grandes déceptions pour l'ex-rabbin.

Damas n'avait pas à proprement parlé d'église ; cependant, elle comptait de nombreux croyants attachés à l'idéal religieux du « Chemin ». Le groupe de prière se réunissait chez une humble blanchisseuse, compagne de foi, qui louait la salle pour pouvoir s'occuper de son fils paralytique. Profondément admiratif, le jeune tarsien entrevit là, la miniature du tableau observé pour la première fois, quand il eut l'invincible curiosité d'assister aux célèbres prêches d'Etienne à Jérusalem. Autour de la vieille table étaient rassemblées des créatures misérables de la plèbe qu'il avait toujours maintenues distantes de sa sphère sociale. Des femmes analphabètes avec des enfants dans leur bras, de vieux maçons bourrus, des blanchisseuses qui ne réussissaient pas à conjuguer deux mots correctement. Des vieillards aux mains tremblantes se soutenaient à de gros bâtons, de pauvres malades qui exhibaient des pénibles maladies. La cérémonie semblait encore plus simple que celle de Simon Pierre et de ses compagnons galiléens. Ananie commandait et présidait la séance. Il s'assit à la table comme un patriarche au sein de sa famille et demanda les bénédictions de Jésus pour la bonne volonté de tous. Ensuite, il fit la lecture des enseignements de Jésus, reprit quelques phrases du divin Maître sur les parchemins éparses. Une fois la page commentée, il l'illustra avec l'exposition de faits significatifs, issus de sa connaissance ou de son expérience personnelle. Puis le vieux disciple de l'Évangile se leva, il parcourut les rangées de bancs tout en imposant ses mains sur les malades et les nécessiteux. Au siècle premier, les cellules chrétiennes à l'origine avaient pour habitude de rappeler les joies de Jésus qui servait le repas à ses disciples en faisant une modeste distribution de pain et d'eau pure, au nom du Seigneur. Ému, Saûl en prit un morceau. Pour son âme, ce maigre bout de pain avait la saveur divine de la fraternité universelle. De l'eau claire et fraîche de la jarre en grés, est monté un fluide d'amour qui venait de Jésus, se communiquant à tous les êtres. À la fin de la réunion, Ananie priait avec ferveur. Après avoir évoqué la vision de Saûl et la sienne lors des simples commentaires de cette nuit-là, il a. demandé au Sauveur de protéger le nouveau serviteur qui allait partir pour Palmyre, afin de méditer plus longuement sur l'immensité de ses miséricordes. En entendant sa prière que la chaleur de l'amitié enduisait d'un singulier enchantement, Saûl se mit à pleurer de reconnaissance et de gratitude, comparant les émotions du rabbin qu'il avait été, avec celles du serviteur de Jésus qu'il voulait maintenant être. Dans les somptueuses réunions du Sanhédrin, jamais il n'avait entendu un compagnon implorer le ciel avec une si grande sincérité. Parmi les plus acharnés, il n'avait trouvé que de vains compliments, prêts à se transformer en de viles calomnies quand des faveurs matérielles ne leur étaient pas accordées. De toute part, l'admiration superficielle dominait, fille du jeu des intérêts inférieurs. Là, la situation était autre. Aucune de ces créatures désertées par la chance n'était venue demander des faveurs ; tous semblaient satisfaits d'être au service de Dieu, qui les réunissait là au terme d'une journée de travail exhaustif et laborieux. Et en plus, ils suppliaient Jésus de leur accorder la paix d'esprit pour poursuivre leur chemin.

Une fois la réunion terminée, Saûl de Tarse avait les larmes aux yeux. Dans l'église du « Chemin », à Jérusalem, les apôtres galiléens l'avaient traité avec beaucoup de respect, attentifs à sa position sociale et politique, seigneur de privilèges que les conventions du monde lui conféraient ; mais les chrétiens de Damas l'avaient plus vivement impressionné, ils avaient ravi son âme en la conquérant par une affection infime avec ce geste de confiance plein de bonté, le traitant comme un frère.

Un à un, ils lui ont serré la main lui souhaitant un heureux voyage. Quelques vieillards, plus humbles, lui baisèrent même les mains. De telles preuves d'amitié lui donnaient de nouvelles forces. Si les amis du judaïsme le méprisaient par leurs paroles provocatrices et hostiles, il commençait maintenant à trouver sur son chemin les enfants du Calvaire. Il travaillerait pour eux, consacrerait à leur consolation les énergies de sa jeunesse. Pour la première fois dans sa vie, il ressentit de l'intérêt pour le sourire des enfants et comme s'il désirait rendre les démonstrations d'affection reçues, il prit dans ses bras un garçon malade. Devant sa pauvre mère souriante et reconnaissante, il lui fit la fête, a caressé ses cheveux en bataille. Entre les épines agressives de son âme passionnée, commençaient à s'ouvrir les fleurs de la tendresse et de la gratitude.

Ananie était satisfait. Avec les frères les plus proches, il accompagna le néophyte jusqu'à la pension de Judas. Ce modeste groupe d'inconnus parcourut les rues baignées du clair de lune, étroitement unis et se réconfortant dans des commentaires chrétiens. Saûl s'étonnait d'avoir trouvé aussi rapidement cette clé d'harmonie qui lui procurait une si grande confiance en chacun d'eux. Il eut l'impression que dans les vraies communautés du Christ l'amitié était différente de tout ce qu'il avait connu dans les rassemblements mondains. Dans la diversité des luttes sociales, la marque dominante des relations s'évaluait maintenant, à ses yeux, par les avantages d'ordre individuel ; alors que dans l'union des efforts déployés à la tâche du Maître, il y avait une véritable empreinte divine, comme si les engagements avaient un ascendant divin, authentique. Ils discutaient tous, comme s'ils étaient nés sous le même toit. S'ils exposaient une idée digne d'une plus grande modération, ils le faisaient avec sérénité et une grande compréhension du devoir ; si la conversation tournait autour de sujets légers et simples, les commentaires étaient marqués d'une joie franche et réconfortante. Aucun d'eux ne donnait l'impression d'être moins sincère dans la défense de leurs points de vue ; bien au contraire, une délicatesse de traitement sans la moindre note d'hypocrisie transparaissait, parce qu'en règle générale, ils se sentaient sous la tutelle du Christ qui, pour la conscience de chacun, est l'ami invisible et présent que personne ne doit tromper.

Réconforté et satisfait d'avoir trouvé des amis dans le vrai sens du terme, Saûl est arrivé à l'auberge de Judas où il les salua tous profondément ému. Lui-même était surpris par l'intimité exprimée à travers ses propos. Maintenant, il comprenait que le mot « frère », largement utilisé parmi les adeptes du « Chemin », n'était pas futile et vain. Les compagnons d'Ananie avaient conquis son cœur Jamais plus, il n'oublierait les frères de Damas.

Le lendemain, il engagea un serviteur indiqué par l'aubergiste. À l'aube, Saûl de Tarse, qui surprit le tenancier par son esprit déterminé, se mit en route vers la célèbre ville située dans une oasis en plein désert.

Aux premières heures du jour, sortirent des portes de Damas deux hommes modestement habillés qui marchaient devant un petit chameau chargé des provisions nécessaires.

Saûl voulut à tout prix partir ainsi, à pied, afin d'initier la vie pleine de rigueur qui lui serait grandement bénéfique plus tard. Il ne voyagerait plus en sa capacité de docteur de la Loi entouré de serviteurs, mais comme disciple de Jésus, astreint à ses idéaux. De ce fait, il se dit qu'il était préférable de voyager comme un bédouin pour apprendre à toujours compter sur ses propres forces. Sous la chaleur harassante du jour, sous les bénédictions rafraîchissantes du crépuscule, sa pensée était fixée sur celui qui l'avait appelé au monde à une vie nouvelle. Les nuits du désert, quand le clair de lune remplit de rêve la désolation du paysage mort, sont touchées d'une mystérieuse beauté. Sous la coupe de quelque dattier solitaire, le converti de Damas profitait du silence pour se plonger dans de profondes méditations. Le firmament étoile détenait maintenant pour son esprit, des messages réconfortants et permanents. Il était convaincu que son âme avait été conduite à de nouveaux horizons, parce qu'à travers toutes les choses de la nature, il semblait recevoir la pensée du Christ qui parlait affectueusement à son cœur.

LE TISSERAND

Bien qu'habitués au spectacle permanent de l'arrivée d'étrangers dans la ville vu sa situation privilégiée dans le désert, les passants de Palmyre avaient remarqué, avec intérêt, le passage de ce bédouin suivi d'un humble serviteur qui tirait un misérable chameau haletant de fatigue. Ils avaient bien évidemment reconnu son profil juif aux traits caractéristiques de son visage et à l'énergie calme qui transparaissait de son regard.

Saûl, quant à lui, avançait d'un air indifférent comme s'il vivait dans ce scénario depuis longtemps.

Informé du fait que le frère de son ancien maître était un commerçant des plus connus et bien nanti de surcroît, il n'eut pas de difficultés à obtenir des informations auprès d'un patricien qui lui indiqua sa résidence.

Il s'arrêta dans une auberge ordinaire pour SEremettre des fatigues du voyage et consulta sa bourse pour organiser son séjour. L'argent s'épuisait, il aurait à peine de quoi rémunérer son compagnon dévoué qui avait été un ami fidèle pendant ce dur voyage. Après s'être informé de la quantité à payer, il constata qu'il n'aurait pas assez pour tout régler et lui dit avec humilité :

Juda, actuellement, je n'ai pas assez pour mieux récompenser les services que tu m'as rendus. Néanmoins, je te donne la moitié de ce que je te dois et le chameau en plus en guise de paiement pour le reste.

Le serviteur lui-même fut ému par le ton humble de cette proposition.

Je n'ai pas besoin de tant, Maître - a-t-il répondu confus -, la valeur de l'animal suffit et va bien au delà. Ainsi, vous ne resterez pas sans rien. Je me contenterai de quelques pièces de monnaie, le nécessaire à peine pour payer mon retour.

Saûl lui lança un regard de reconnaissance et prétextant ne pas vouloir le retenir plus longtemps, il le renvoya avec des expressions de réconfort et tous ses vœux pour un heureux retour à Damas.

Puis, il se rendit dans la pauvre chambre qu'il avait retenue où il se mit gravement à méditer sur les derniers événements de sa vie.

Il était seul, sans parents, sans amis, sans argent.

Peu avant d'avoir pris sa décision de partir à la poursuite d'Ananie, il n'aurait pas hésité à décréter la mort de celui qui aurait prédit l'avenir qui l'attendait. Son existence, ses plans étaient transformés dans leurs moindres détails. Que faire maintenant ? Et s'il ne trouvait pas à Palmyre l'aide de Gamaliel, comme il l'espérait dans ses désirs secrets ? Il réfléchit à l'ampleur des difficultés qui se déroulait devant ses yeux. Tout était difficile. Il était comme un homme qui aurait perdu sa famille, sa patrie et son foyer. Une profonde amertume menaçait d'envahir son cœur. Soudainement, néanmoins, le Christ lui revint en mémoire et le souvenir de la vision glorieuse a rempli de réconfort son esprit désolé. Davantage confiant en celui qui lui avait tendu les mains qu'en ses propres forces, il chercha à calmer ses angoisses profondes, offrant le repos à son corps fatigué.

Le lendemain, de bon matin, inquiet et anxieux il sortit dans la rue. Obéissant aux informations recueillies, il s'est arrêté devant la porte d'un grand édifice où fonctionnaient des maisons commerciales importantes.

Il demanda à parler à Ézéquiel. Il fut bientôt reçu par un homme âgé au visage souriant et respectable qui le salua avec beaucoup de courtoisie. Il s'agissait du frère de Gamaliel, qui fit immédiatement connaissance avec le patricien qui arrivait de loin et entama une conversation amicale. Cherchant délicatement à obtenir des informations concernant le vénérable rabbin de Jérusalem, Saûl recueillait d'Ézéquiel les clarifications nécessaires avec beaucoup d'intérêt :

Mon frère - lui disait-il soucieux - depuis qu'il est arrivé à Palmyre me semble très différent.

Il est possible que le changement de Jérusalem ait influencé cette profonde transformation. La différence d'environnement social, le changement d'habitudes, le climat, l'absence de travaux usuels, tout cela peut avoir affecté sa santé.

Comment cela ? - a demandé le jeune homme sans dissimuler sa surprise.

Il passe des jours et des jours dans une hutte abandonnée que je possède, à l'ombre de quelques dattiers, dans une des nombreuses oasis qui nous entourent ; cl cela, rien qu'à lire et méditer sur un manuscrit sans importance que je n'ai pas réussi à comprendre. En outre, il me semble complètement désintéressé par nos pratiques religieuses, il vit comme un étranger en ce monde. Il parle de visions du ciel, il se rapporte constamment à un charpentier qui s'est transformé en Messie du peuple qui se nourrissait de choses imaginaires, de rêves irréels. Parfois, c'est avec un profond dépit que j'observe sa décadence mentale. Ma femme, toutefois, attribue tout cela à son âge avancé et je veux plutôt croire, ou pour le moins en grande partie, que c'est dû à l'intensité de l'étude, des méditations prolongées.

Ézéquiel fit une pause, tandis que Saûl fixait sur lui son regard perçant et significatif, comprenant l'état de son vieux maître.

À un nouveau commentaire fait par le jeune tarsien, l'autre continua, loquace :

Au sein de ma famille, Gamaliel est traité comme si c'était notre père. D'ailleurs, je dois le début de ma vie à son immense dévouement fraternel. Pour cela même, ma femme et moi, nous nous sommes entendus avec nos enfants pour maintenir une atmosphère de paix qui devait entourer ici notre cher et noble malade. Quand il parle des illusions religieuses qui exaltent son déséquilibre mental, personne dans cette maison ne le contredit. Nous savons déjà qu'il perd la tête. Son puissant esprit est défaillant, son étoile s'éteint. Dans ces pénibles circonstances, je rends encore grâce à Dieu de me l'avoir apporté ici pour finir ses jours entouré de notre affection familiale, loin des sarcasmes dont il aurait peut-être été l'objet à Jérusalem où tous ne sont pas en mesure de comprendre et d'honorer son illustre passé.

Mais la ville a toujours vénéré en lui un maître inoubliable - a ajouté le jeune homme comme s'il voulait défendre ses propres sentiments d'amitié et d'admiration.

Oui - a éclairci le commerçant, convaincu -, un homme de son niveau intellectuel serait préparé à tout comprendre, mais et les autres ? Vous n'ignorez pas, naturellement, la persécution implacable entreprise par les autorités du Sanhédrin et du Temple contre les sympathisants du célèbre charpentier nazaréen. Palmyre a eu des nouvelles concernant ces faits par l'intermédiaire d'innombrables pauvres patriciens qui ont rapidement quitté Jérusalem, menacés de prison et de mort. Et c'est justement à cause de la personnalité de cet homme que Gamaliel a donné les premiers signes de faiblesse mentale. S'il était là- bas, qu'adviendrait-il de lui dans sa vieillesse désorientée ? Naturellement de nombreux amis, comme vous, auraient été prêts à prendre sa défense, mais le cas aurait pu atteindre des proportions plus graves, des ennemis politiques réclamant des mesures ingrates auraient pu surgir. Et de notre côté, nous n'aurions rien pu faire pour rétablir la situation, parce qu'en vérité, sa folie est pacifique, presque imperceptible et en aucune manière nous ne pourrions supporter son apologie au scélérat que le Sanhédrin envoya sur la croix des voleurs.

Saûl ressentait un profond malaise en entendant ces commentaires, maintenant si injustes et si superficiels à son goût. Il comprenait la délicatesse du moment et la nature des ressources psychologiques à déployer pour ne pas s'engager et aggraver encore davantage la position de son illustre maître.

Désirant changer le ' cours de la conversation, il demanda avec sérénité :

Et les médecins ? Quel est leur avis ?

Au dernier examen auquel il s'est soumis, par insistance de notre part, ils ont découvert que notre cher malade, en plus d'être dérangé, souffre d'une asthénie organique singulière qui épuise petit à petit ses dernières forces vitales.

Saûl fit encore quelques commentaires, attristé, et après avoir reconsidéré ses premières impressions à l'égard de l'aimable hospitalité d'Ézéquiel, assisté par un jeune employé de la maison, il s'est dirigé vers l'endroit où son ancien mentor le reçut avec surprise et avec joie.

L'ex-disciple a remarqué que Gamaliel présentait effectivement les symptômes d'un grand abattement. Ce fut avec une joie infinie qu'il le serra affectueusement dans ses bras, baisant avec effusion ses mains rêches et tremblantes. Ses cheveux semblaient plus blancs ; sa peau, sillonnée de vénérables rides, était d'une indicible pâleur comme celle de l'albâtre.

Ils ont longuement parlé de leurs souvenirs, des succès de Jérusalem, des amis lointains. Après ces préambules amicaux, le jeune tarsien a raconté à son maître les grâces recueillies aux portes de Damas avec vénération. La voix de Saûl avait l'inflexion vibrante de la passion et de la sincérité qu'exprimaient ses émotions. Le vieillard écouta son récit avec beaucoup d'étonnement ; ses yeux vifs et sereins sécrétaient des larmes d'émotion qui n'arrivaient pas à couler. Cette preuve le remplissait d'une profonde consolation. Il n'avait pas accepté, en vain, ce Christ sage et aimant, incompris de ses collègues. À la fin de son exposé, Saûl de Tarse avait le regard voilé de sanglots. Le bon vieillard l'a étreint avec émoi l'attirant à son cœur.

Saûl, mon fils - dit-il exultant -, je savais bien que je ne me trompais pas concernant le Sauveur qui avait si profondément parlé à ma vieillesse épuisée à travers la lumière spirituelle de son Évangile de rédemption. Jésus a daigné tendre ses mains aimantes à ton Esprit dévoué.

La vision de Damas suffit pour que tu consacres ton existence entière à l'amour du Messie. Il est vrai que tu as beaucoup travaillé pour la Loi de Moïse sans hésiter dans l'adoption de mesures extrêmes pour sa défense. Néanmoins, le moment est venu de travailler pour celui qui est plus grand que Moïse.

Et pourtant, je me sens vraiment désorienté et dérouté - a murmuré le jeune de Tarse en toute confiance. Depuis ces événements, je remarque que je suis en présence de transformations singulières et radicales. Obéissant à mes intentions les plus sincères, j'ai voulu entamer mes efforts pour le Christ dans Damas même, néanmoins, j'ai reçu les plus fortes démonstrations de dédain et de ridicule de la part de nos amis, ce dont j'ai beaucoup souffert. Soudainement, je me suis vu sans compagnons, sans personne. Quelques participants à la réunion du « Chemin » ont fraternellement consolé mon âme abattue, mais ce ne fut pas suffisant pour compenser les arrières désillusions éprouvées. Sadoc lui-même, qui dans mon enfance a été le pupille de mon père, m'a couvert de récriminations et de railleries. J'ai voulu retourner à Jérusalem, mais après ce qui s'était passé à la synagogue de Damas, j'ai compris ce qui m'attendait à un degré plus élevé auprès des autorités du Sanhédrin et du Temple. Naturellement, la profession de rabbin ne pourra pas aider mon esprit sincère car en d'autres termes ce serait me mentir à moi-même. Sans travail, sans argent et sans le soutien d'un cœur plus expérimenté que le mien, je me trouve face à une foule de questions insolubles. J'ai donc décidé de me rendre dans le désert pour trouver auprès de vous l'aide nécessaire.

Ses yeux suppliants révélaient les angoisses tourmentées qui peuplaient son âme, il fit alors sa requête en s'exclamant :

Maître aimé, vous avez toujours entrevu les solutions du bien, où mon imperfection ne percevait que des ombres amères !... Soutenez mon cœur plongé dans de pénibles cauchemars.

J'ai besoin de servir celui qui a daigné m'arracher des ténèbres du mal, je ne peux dispenser votre aide à cette heure difficile de ma vie !...

Ces mots furent prononcés avec une inflexion profondément émouvante. De ses yeux fermes, bien qu'illuminés d'une intense tendresse, le généreux vieillard lui caressait les mains et se mit à lui parler avec émotion :

Voyons tes doutes plus particulièrement afin de trouver une solution appropriée à tous tes problèmes, à la lumière des enseignements qui aujourd'hui nous illuminent.

Et après une pause pendant laquelle il semblait organiser ses idées, il continua :

Tu parles du dédain ressenti à la Synagogue de Damas ; mais les exemples sont clairs et convaincants. Moi aussi, actuellement, je suis considéré comme un fou pacifique au milieu des miens. À Jérusalem, tu as vu Simon Pierre vilipendé pour aimer les pauvres de Dieu et pour les recueillir ; tu as vu Etienne mourir sous les lapidations et quoi d'autre ? Le Christ lui-même, rédempteur des hommes, n'a-t-il pas été soumis aux martyres d'une croix infamante parmi des malfaiteurs condamnés par la justice du monde. La leçon du Maître est bien trop grande pour que ses disciples espèrent quelque chose des pouvoirs politiques ou des hautes institutions financières, en son nom. Si lui qui était pur et inimitable par excellence, a marché dans la souffrance et l'incompréhension en ce monde, il n'est pas juste que nous attendions le repos et une vie facile dans notre misérable condition de pécheurs.

Le jeune tarsien écoutait ces paroles à la fois douces et énergiques, l'âme blessée quant aux persécutions infligées à Pierre et aux souvenirs d'Etienne, même si son vieil ami avait la délicatesse de ne pas se rapporter nominalement au bourreau.

Concernant les difficultés que tu dis ressentir après les exploits de Damas - continua Gamaliel calmement -, rien n'est plus juste et plus naturel à mes yeux aguerris aux tourments du monde. Nos grands-pères, avant de recevoir la manne du ciel, ont traversé des temps pénétrés de misère, d'esclavage et de souffrance. Sans les angoisses du désert, Moïse n'aurait jamais trouvé dans la roche stérile la source d'eau vive. Et peut-être n'as-tu pas non plus médité plus longuement sur les révélations de la Terre promise. Quelle est donc cette région si, gardant à l'esprit la plus large compréhension de Dieu, nous découvrons de toute part en ce monde les bienfaits de sa protection ? Il y a des dattiers garnis et abondants qui poussent sur le sable ardent. Ces arbres généreux ne transforment-ils pas le désert lui-même en des chemins bénis, pleins du pain divin pour tuer notre faim ? Dans mes réflexions solitaires, j'en suis arrivé à la conclusion que la terre promise par les divines révélations est l'Évangile du Christ Jésus. Et la méditation nous suggère des comparaisons plus profondes. Quand nos aïeuls les plus courageux œuvraient à la conquête des régions privilégiées, nombreux étaient ceux qui essayaient de décourager les plus obstinés, leur assurant que la terre était inhospitalière, que l'air y était malsain et porteur de fièvres mortelles, que les habitants étaient intraitables et dévoraient la chair humaine. Mais Josué et Caleb, dans un effort héroïque, ont pénétré la terre méconnue, ils ont triomphé des premiers obstacles et ils en sont revenus en disant que dans cette région coulaient le lait et le miel. N'avons-nous pas là un symbole parfait? La révélation divine doit se rapporter à une région bénie, dont le climat spirituel est fait de paix et de lumière. Nous adapter à l'Évangile c'est découvrir un autre pays, dont la grandeur se perd dans l'infini de l'âme. À nos côtés restent ceux qui font tout pour nous décourager dans notre entreprise de conquête. Ils accusent la leçon du Christ de criminelle et de révolutionnaire, voient dans son exemple des intentions de désorganisation et de mort ; ils qualifient un apôtre comme Simon Pierre de pécheur présomptueux et d'ignorant. Mais en pensant à cette admirable sérénité avec laquelle Etienne a livré son âme à Dieu, j'ai vu en lui la figure d'un compagnon courageux et digne qui revenait des leçons du « Chemin » pour nous affirmer que sur la Terre de l'Évangile, il y a des sources riches du lait de la sagesse et du miel de l'amour divin. Il faut donc marcher sans repos et sans compter les obstacles du voyage. Cherchez la demeure infinie qui séduit notre cœur.

Gamaliel marqua une pause à ses propos amicaux et hautement réconfortants. Saûl était admiratif. Ces comparaisons si simples, ces déductions précieuses de l'étude de l'Ancienne Loi concernant Jésus, le laissaient perplexe. La sagesse de l'ancien régénérait ses forces.

Tu dis être déconcerté - continua le vénérable ami tandis que le jeune homme le fixait avec un intérêt croissant - face au changement de profession et au manque d'argent pour répondre aux besoins les plus immédiats... Néanmoins, Saûl, il suffit de méditer un peu à la réalité des faits pour y voir plus clairement. Un vieil homme, comme moi, se trouve dans la situation de Moïse contemplant la terre promise sans pouvoir l'atteindre. Mais toi, il faut reconnaître que tu es encore très jeune. Tu peux multiplier tes énergies en exerçant tes forces et pénétrer le terrain des aspirations du Sauveur. Pour cela, il faut te simplifier la vie, recommencer la lutte. Josué n'aurait pu vaincre les obstacles du chemin rien qu'à la lecture des textes sacrés ou grâce aux faveurs de ceux qui l'estimaient. Tranquillement, il a manipulé de rudes outils, il a aplani des routes là où il y avait des abîmes et cela au prix d'efforts surhumains.

Et que me conseillez-vous en ce sens ? - a interrogé le jeune homme avec une profonde attention tandis que le vieux maître faisait une longue pause.

Je veux dire que je connais ton père, ainsi que sa condition privilégiée. Naturellement, pour te manifester son affection, il ne refuserait pas de te venir en aide, attendu l'urgence de ta situation. Mais ton père est humain et demain il peut être appelé à la vie spirituelle. Son soutien donc te serait précieux, mais ne cesserait pas pour autant d'être précaire, si tu ne coopères pas de tes propres efforts à résoudre tes problèmes. Et tu vis une phase où tout travail énergique est indispensable. Maintenant que la question familiale est examinée, voyons ta condition professionnelle. Tu as jusqu'à présent été rabbin de la Loi, soucieux des erreurs d'autrui, des discussions relevant de la casuistique, du prestige entre docteurs ; tu gagnais ton argent en surveillant les autres, mais Dieu t'a incité à analyser tes propres égarements, comme pour moi. La terre promise se dessine à nos yeux. Il faut vaincre les obstacles et avancer. Comme docteur de la Loi, cela ne te sera plus possible. Alors il faut recommencer la tâche comme l'homme qui cherchait inutilement de l'or là où il n'y en avait pas. Le problème est le travail, l'effort personnel.

Le jeune homme de Tarse a attardé son regard humide d'émotion sur le vieil homme généreux et s'exclama :

Oui, maintenant je comprends...

Qu'as-tu appris dans ta jeunesse avant ta position conquise ? - a demandé l'ancien

avisé.

Conformément aux coutumes de notre race, mon père m'a ordonné d'apprendre le métier de tisserand, comme vous le savez.

Tu ne pouvais recevoir des mains paternelles un cadeau plus généreux - a ajouté Gamaliel avec un sourire calme - ; ton père a été prévoyant comme tous les chefs de famille du peuple de Dieu en cherchant à éduquer tes mains au travail, avant que ton cerveau ne se remplisse de trop d'idées. Il estécrit que nous devons manger le pain à la sueur de notre front, le travail est l'œuvre sacrée de la vie.

Il marqua une pause comme pour réfléchir plus avant, puis le vieux mentor de sa jeunesse pharisienne dit à nouveau :

Si tu as été un humble tisserand avant de conquérir les titres honorifiques de Jérusalem... Maintenant que tu veux servir le Messie dans la Jérusalem de l'humanité, il est bon que tu redeviennes un modeste tisserand. Les tâches effacées sont de grands maîtres pour l'esprit de soumission. Ne te sens pas humilié en retournant au métier à tisser qui nous apparaît actuellement comme un ami généreux. Tu es sans argent, sans ressources matérielles... À première vue, si l'on considère ta situation de distinction, il serait juste de faire appel à des parents ou à des amis. Mais tu n'es ni malade, ni vieux. Tu as la santé et la force. Ne serait-il pas plus noble de t'en servir pour t'aider toi-même ? Tout travail honnête est cautionné par la bénédiction de Dieu. Être tisserand, après avoir été rabbin, est pour moi plus honorable que de se reposer sur les titres illusoires conquis dans un monde où la majorité des hommes ignore le bien et la vérité.

Saûl comprit la grandeur de ses idées et lui prenant la main, il l'a baisée avec un profond respect en murmurant :

Je n'attendais rien d'autre de votre part que cette franchise et cette sincérité qui illuminent mon esprit. J'apprendrai à nouveau le chemin de la vie, je retrouverai dans le bruit du métier à tisser les douces et amicales stimulations du travail sanctifié. Je cohabiterai avec les plus désertés de la chance, je pénétrerai plus intimement dans leurs douleurs quotidiennes ; en contact avec les afflictions d'autrui je saurai dominer mes propres impulsions inférieures en devenant plus patient et plus humain !...

Pris d'une grande joie, le savant vieillard lui caressa les cheveux et s'exclama ému :

Dieu bénira tes espoirs !...

Pendant un long moment ils restèrent en silence comme désireux de prolonger indéfiniment cet instant glorieux de compréhension et d'harmonie.

Démontrant dans son regard toutes ses inquiétudes, appréhensif, Saûl brisa le silence en disant :

Je prétends reprendre le métier de ma jeunesse, mais je suis sans argent pour le voyage. Si c'était possible, j'exercerais cette profession ici même, à Palmyre...

Il parlait avec hésitation, laissant percevoir à son vénérable ami la honte éprouvée à lui faire cette confession.

Et comment donc ? - reconnut Gamaliel avec sollicitude - les difficultés qui se présentent à toi ne sont pas des moindres. Néanmoins, je ne considère pas les questions d'argent comme un obstacle car nous pourrions en obtenir suffisamment pour les dépenses les plus urgentes. Je me rapporte simplement aux dangers de la situation que tu as vécus. Je pense qu'il est juste que tu retournes à Jérusalem ou à Tarse, pleinement intégré de tes nouveaux devoirs. Toute plante est fragile quand elle commence à grandir. Les intrigues du pharisaïsme, la fausse science des docteurs, les vanités familières pourraient étouffer la semence glorieuse que Jésus a déposée dans ton cœur ardent. Le fruit le plus prometteur ne se développera pas si nous le couvrons de débris et de boue. Il est bon que tu retournes au berceau, à nos compagnons et à ta famille comme un arbre luxuriant, honorant le dévouement du Divin Cultivateur.

Mais que faire ? - a réagi Saûl soucieux. L'ancien maître a réfléchi un instant et lui expliqua :

Tu sais que les zones du désert sont de grands marchés pour les articles en cuir. Le transport des marchandises dépend entièrement des tisserands les plus habiles et les plus dévoués. Sachant cela, mon frère a monté plusieurs tentes de travail dans les oasis les plus éloignées pour répondre aux besoins de son commerce. Je parlerai de toi à Ézéquiel. Je ne lui dirai pas que tu es un grand chef de Jérusalem qui prétend s'exiler pendant quelque temps, non pas par crainte de souiller ton nom ou ton origine, mais parce qu'il me semble utile que tu éprouves l'humilité et la solitude sur ton nouveau chemin. Les considérations conventionnelles pourraient te gêner maintenant que tu as besoin d'exterminer l'« homme vieux » qui est en toi à coup de sacrifice et de discipline.

Je comprends et j'obéis dans mon propre intérêt - a murmuré Saûl attentif.

D'ailleurs, Jésus a donné l'exemple de tout cela en restant parmi nous sans que nous ne le percevions.

Le jeune tarsien se mis à méditer à l'élévation des suggestions faites. Il commencerait une nouvelle vie. Il reprendrait le métier à tisser avec humilité. Il se réjouissait à l'idée que son Maître n'avait pas dédaigné, à son tour, la condition du charpentier. Le désert lui fournirait la consolation, le travail, le silence. Il ne gagnerait plus l'argent facile de l'admiration indue, mais les ressources nécessaires à l'existence, tout en augmentant la valeur des obstacles vaincus. Gamaliel avait raison. Il ne serait pas licite de supplier l'aide des hommes quand Dieu lui avait fait la plus grande de toutes les faveurs en illuminant sa conscience pour toujours. Il était vrai qu'à Jérusalem, il avait été un cruel bourreau, mais il avait à peine trente ans. Il chercherait à se réconcilier avec tous ceux qu'il avait offensés par sa rigueur sectaire. Il était jeune, il travaillerait pour Jésus tant qu'il lui resterait des forces.

La parole chaleureuse de l'ancien l'arracha de ses profondes pensées.

Tu as l'Évangile ? - a demandé le vieillard avec intérêt.

Saûl lui montra les fragments qui étaient en sa possession et lui expliqua le travail qui avait eu, à Damas, à copier les manuscrits du généreux prédicateur qui l'avait guéri de sa soudaine cécité. Gamaliel les a examinés avec attention et après s'être concentré dessus pendant un long moment, il a ajouté :

J'ai une copie intégrale des annotations de Lévi, collecteur d'impôts à Capharnaum, qui s'est fait apôtre du Messie - un généreux souvenir me venant de Simon Pierre pour ma pauvre amitié ; aujourd'hui, je n'ai plus besoin de ces parchemins que je considère sacrés. Pour graver dans ma mémoire les leçons du Maître, j'ai cherché à copier pour toujours tous les enseignements et je les ai appris par cœur. Je possède déjà trois exemplaires complets de l'Évangile, sans la coopération d'aucun scribe. De sorte que je considère le cadeau de Pierre comme une relique sanctifiée de notre noble affection que je veux déposer entre tes mains. Tu prendras avec toi les pages écrites dans l'église du « Chemin », comme fidèles accompagnateurs de ta nouvelle tâche.

L'ex-rabbin écoutait ses affectueuses déclarations, pris d'une profonde émotion.

Mais, pourquoi vous défaire d'un souvenir aussi précieux, pour moi ? - a-t-il demandé ému. - L'une des copies faite de vos mains me suffirait !...

Le vieux maître a fixé son regard tranquille dans le paysage alentours et lui dit sur un ton prophétique :

J'arrive au bout de ma carrière, maintenant je dois attendre la mort du corps. Si je dois abandonner le cadeau de Pierre à des personnes qui ne peuvent reconnaître la valeur que nous lui attribuons, il est juste de le livrer à un ami fidèle qui mesure son caractère sacré. De plus, j'ai la conviction que je ne pourrai plus retourner à Jérusalem ; en ce monde, je n'aurai plus l'occasion de parler aux apôtres galiléens de la lumière que le Sauveur a versé dans mon âme. Et Je crains que les adeptes de Jésus ne puissent tout de suite te comprendre quand tu retourneras à la ville sainte. Tu auras, alors, ce souvenir pour te présenter à Pierre en mon nom.

Ce ton prophétique impressionna le jeune homme tarsien qui baissa la tête, les yeux humides.

Après un long intervalle, comme s'il cherchait à reprendre ses idées pleines de sagesse,

Gamaliel continua avec sollicitude :

Je te vois, à l'avenir, voué à Jésus avec le même zèle empressé avec lequel je t'ai connu consacré à Moïse ! Si le Maître t'a appelé au service, c'est parce qu'il confie en ta compréhension de serviteur fidèle. Quand l'effort de tes mains t'aura donné la liberté de choisir le nouveau chemin à suivre, Dieu bénira ton cœur pour diffuser la lumière de l'Évangile parmi les hommes jusqu'au dernier jour de ta vie, ici sur terre. Dans ce labeur, mon fils, si tu te heurtes à l'incompréhension et aux combats à Jérusalem, ne te désespère pas, n'abandonne pas. Tu as semé là-bas une certaine confusion dans les esprits, il est juste que tu récoltes ce que tu as semé. Dans toute tâche, néanmoins, souviens-toi du Christ et va de l'avant en déployant tes sincères efforts. Que les méfiances, la calomnie et la mauvaise foi ne te gênent pas, attentif au fait que Jésus a vaincu courageusement tout cela !...

Saûl ressentait une profonde sérénité à cette exhortation aimante, tendre et loyale. À l'entendre, il est resté là, pendant un long moment, entre les larmes brûlantes qui témoignaient son repentir du passé et les espoirs de l'avenir.

En cet après-midi, Gamaliel quitta sa modeste hutte et se rendit avec l'ex-disciple chez son frère qui dès lors accueillit le jeune tarsien sous son toit avec une indicible satisfaction.

L'intelligence fulgurante et la jeunesse communicative de l'ex-docteur de la Loi avaient conquis Ézéquiel et les siens dans une belle expression d'amitié spontanée.

Dans la soirée, une fois qu'ils eurent pris le dernier repas du jour, le vieux rabbin de Jérusalem a exposé au commerçant la situation de son protégé. Il lui a expliqué que Saûl était devenu son disciple alors qu'il n'était encore qu'un garçon, et exalta ses valeurs personnelles. Puis il conclut en lui parlant de ses besoins économiques vraiment critiques. Et devant l'intéressé lui-même, qui marquait son admiration pour le vieillard sage et généreux, il expliqua qu'il prétendait travailler comme tisserand dans les tentes du désert, et supplia Ézéquiel de soutenir par sa bonté de si nobles aspirations au travail et d'effort personnel.

Le commerçant de Palmyre était admiratif.

Mais pas du tout, - a-t-il dit attentionné - le jeune homme n'aura pas besoin de s'isoler pour gagner sa vie.

Je peux l'employer ici même, en ville, où il restera en contact permanent avec nous.

Néanmoins, je préférerais recevoir votre généreux soutien dans le désert - a souligné Saûl sur un ton expressif.

Pourquoi ? - a demandé Ézéquiel avec intérêt -je ne comprends pas les jeunes comme toi exilés dans des étendues de sable interminables. Les émigrants de Jérusalem en exode qui étaient célibataires n'ont pas supporté les conditions offertes dans les oasis lointaines. Seuls quelques couples ont accepté ces conditions et sont partis. Quant à toi, avec tes dons intellectuels, comment peux-tu préférer être un humble tisserand, éloigné de tous ?...

Gamaliel se dit que l'étrangeté de son frère pourrait l'amener à des hypothèses erronées concernant son jeune ami, et, avant que quelque soupçon injustifié ne se dessine dans son esprit curieux de nature, il dit avec prudence :

Ta question, Ézéquiel, est bien naturelle, car les résolutions de Saûl inspireraient un sentiment d'étrangeté à tout homme pratique. Il s'agit d'un jeune homme plein de talent, porteur de belles promesses d'avenir qui, de plus, est très instruit. Les moins avisés pourraient en arriver à soupçonner dans son attitude le désir de fuir les conséquences de quelques crimes. Mais ce n'est pas le cas. Pour être franc, je dois dire que mon ancien disciple veut se consacrer, plus tard, à la diffusion de la parole de Dieu. Tu penses, alors, que Saûl choisirait plutôt Palmyre à Jérusalem pour la carrière de sa jeunesse triomphante, à notre époque ? La situation n'est donc pas seulement une question pécuniaire, mais c'est aussi par manque de méditation sur les problèmes les plus graves de la vie. Nous savons bien que les prophètes et les hommes de Dieu se sont recueillis dans des lieux solitaires, afin de connaître les réelles inspirations du Très-Haut, avant de transmettre avec succès la sainteté de la parole.

S'il en est ainsi... a répliqué l'autre, vaincu.

Et après avoir réfléchi quelques instants, le commerçant a repris :

Dans la région que nous connaissons sous le nom de « oasis de Dan », distante de plus de cinquante milles, j'y ai justement installé il y a environ un mois un jeune couple de tisserands qui est arrivé avec le dernier groupe de réfugiés. Il s'agit d'Aquiles, dont la femme porte le nom de Prisca, elle fut la servante de ma femme quand elle était jeune, c'est une orpheline abandonnée. Ces bons ouvriers sont, actuellement, les seuls habitants de l'oasis. Saûl pourrait leur tenir compagnie. Là-bas, il y a des tentes appropriées, une maison confortable et les métiers à tisser indispensables au service.

Et en quoi consiste leur travail ? - a interrogé le jeune tarsien intéressé par sa nouvelle tâche.

La spécialité de ce poste avancé - a éclairci Ézéquiel avec une certaine fierté - est la préparation de tapis de laine et de tissus résistants de poils de troupeaux caprins destinés à la confection de tentes de voyage. Ces articles sont vendus en grande partie par notre maison commerciale, mais en plaçant la manufacture de ce travail aussi loin, j'ai l'intention de répondre aux besoins urgents des groupes de chameaux dont je suis propriétaire et que j'emploie dans mon trafic commercial avec toute la Syrie et les autres points florissants du commerce en général.

- Je ferai mon possible pour répondre à votre confiance - a confirmé l'ex-rabbin réconforté.

Ils ont encore discuté pendant un long moment et fait des commentaires sur les perspectives, les conditions et les avantages d'une telle affaire.

Trois jours plus tard, Saûl saluait son maître sous le coup d'une sincère émotion. Il se figurait que cette affectueuse accolade était la dernière et, jusqu'à ce que les chameaux de la caravane disparaissent en direction de l'immense plaine, le jeune homme a enveloppé le vénérable ancien des vibrations caressantes de ses angoissants adieux.

Le lendemain, les employés d'Ézéquiel accompagnés de la longue file de chameaux résignés, le laissaient avec un volumineux chargement de cuirs, en compagnie d'Aquiles et de sa femme dans la grande oasis qui fleurissait en plein désert.

Les deux ouvriers du petit atelier le reçurent avec de grandes démonstrations de fraternité et de sympathie. D'un regard, Saûl reconnut chez eux les plus nobles qualités spirituelles. C'est dans le travail et la bonne entente que ce couple jeune et généreux vivait. Prisca redoublait d'activités pour donner à tout ce qu'elle touchait la marque de son affection. Ses vieilles chansons hébraïques résonnaient dans le grand silence comme les notes d'une souveraine et harmonieuse beauté. Une fois les services domestiques terminés, elle restait près de son compagnon qui s'afférait au métier à tisser jusqu'aux heures les plus tardives du crépuscule. Son mari, à son tour, semblait avoir un excellent caractère, de ceux qui vivent sans émettre la moindre critique. Complètement intégré dans ses responsabilités, Aquiles travaillait sans repos à l'ombre des arbres accueillants et généreux.

Saûl comprit la bénédiction qu'il avait reçue. Il avait l'impression de trouver en ces deux âmes fraternelles, qui jamais plus ne se sépareraient spirituellement de la grandeur de sa mission, deux habitants d'un monde différent qu'il ne lui avait pas été donné de connaître dans sa vie, jusqu'à présent.

Aquiles et Prisca, avant d'être mari et femme, semblaient d'abord être frère et sœur. Dès leur premier jour de travail ensemble, l'ex-docteur de la Loi a pu observer le respect mutuel, la parfaite conformité de leurs idées face à la notion élevée du devoir qui caractérisait leurs moindres attitudes et, surtout, la joie saine qui rayonnait de leurs moindres gestes. Leurs habitudes pures et généreuses enchantaient son âme désappointée par les hypocrisies humaines. Les repas étaient simples ; chaque objet avait sa fonction et sa place, et leurs paroles, quand elles sortaient du cercle de la joie commune, n'étaient jamais empreintes de médisance ou de frivolité.

Le premier jour fut plein d'agréables surprises pour l'ex-rabbin, assoiffé de paix et de solitude pour ses nouvelles études et ses méditations. Avec la plus grande gentillesse, son compagnon de travail faisait son possible pour l'aider à vaincre les petites difficultés à la tâche qu'il ne pratiquait pas depuis de très longues années. Bien naturellement, Aquiles trouva étrange les mains délicates, les manières différentes qui ne paraissaient en rien à celles d'un tisserand ordinaire ; mais avec la noblesse d'esprit qui le caractérisait, il ne demanda rien concernant les motifs de son isolement.

Ce soir-là, une fois la tâche achevée, le couple s'est installé au pied d'un grand palmier. Non sans lancer à leur nouveau compagnon des regards interrogateurs qui traduisaient leur évidente inquiétude et silencieux, ils ont déroulé de vieux parchemins qu'ils se mirent à lire avec beaucoup d'attention.

Saûl perçut leur attitude craintive et s'est approché.

Effectivement - dit-il amicalement - les soirées dans le désert incite à la méditation... le drap infini de sable ressemble à un océan immobile... la douce brise renvoie le message des villes lointaines. J'ai l'impression d'être dans un temple de paix imperturbable, loin du monde...

Aquiles était étonné par ces images évocatrices et ressentit une plus grande affection pour ce jeune anonyme, séparé peut-être des affections qui lui étaient les plus chères, à contempler la plaine sans fin avec une immense tristesse.

C'est vrai - a-t-il répondu gentiment -, j'ai toujours pensé que la nature conservait le désert comme un autel de silence divin pour que les enfants de Dieu aient sur terre un lieu de repos parfait. Profitons donc de notre séjour dans cette solitude pour évoquer le Père juste et saint en admirant sa magnanimité et sa grandeur.

À cet instant, Prisca s'est penchée sur la première partie du rouleau de parchemins, absorbée dans sa lecture.

Lisant accidentellement de loin le nom de Jésus, Saûl s'est approché encore davantage et sans réussir à cacher son grand intérêt, il a demandé :

Aquiles, j'ai un tel amour pour le prophète nazaréen que je me permets de te demander si ta lecture sur la grandeur du Père céleste est faite à travers les enseignements de l'Évangile.

Le jeune couple fut profondément surpris face à une question aussi inattendue.

Oui... - a répondu l'interpellé hésitant -, mais si tu viens de la ville, tu n'es pas sans ignorer les persécutions dont souffrent ceux qui se trouvent liés au « Chemin » du Christ Jésus...

Saûl n'a pu dissimuler sa joie en découvrant que ses compagnons, amants de la lecture, étaient en condition d'échanger des idées éclairées sur son nouvel apprentissage.

Animé par la confession de l'autre, il s'est assis à même le sol et prenant les parchemins avec intérêt, il a demandé :

Les annotations de Lévi ?

Oui - répondit Aquiles plus sûr de lui, maintenant qu'il était certain de se trouver en présence d'un frère d'idéal -, je les ai copiées à l'église de Jérusalem, avant de partir.

Immédiatement, Saûl alla chercher la copie de l'Évangile qui était à son cœur l'un des plus précieux souvenirs de sa vie. Ils ont ainsi conféré, satisfaits, les textes et les enseignements.

Pris d'un sincère intérêt fraternel, l'ex-rabbin leur a demandé avec sollicitude :

Quand avez-vous quitté Jérusalem ? Quel immense soulagement que de rencontrer des frères qui connaissent de près notre ville sainte. Quand j'ai quitté Damas, je ne pensais pas que Jésus me réservait des surprises aussi gratifiantes.

Il y a plusieurs mois que nous sommes partis - lui dit Aquiles en toute confiance maintenant vu la spontanéité des propos entendus. - Nous y avons été poussés par le courant de persécutions.

Cette référence brusque et indirecte à son passé dérangeait le jeune tarsien au plus profond de son cœur.

As-tu connu Saûl de Tarse ? - a demandé le tisserand avec une grande naïveté qui transparaissait dans ses yeux. - D'ailleurs - continua-t-il, tandis que l'interpellé cherchait ce qu'il allait répondre, - le célèbre ennemi de Jésus porte le même nom que toi.

L'ex-rabbin a considéré qu'il valait mieux suivre à la lettre les conseils de Gamaliel. Il était préférable de se cacher, d'éprouver la juste réprobation de son passé condamnable, de s'humilier devant le jugement des autres, aussi implacable soit-il, jusqu'à ce que les frères du «Chemin » confèrent pleinement la fidélité de son témoignage.

Je l'ai connu - a-t-il vaguement répliqué.

Très bien - continua Aquiles pour initier l'histoire de ses vicissitudes -, il est bien possible que lors de ton passage dans Damas et à Palmyre, tu n'aies pas eu une connaissance parfaite des martyres que le célèbre docteur de la Loi nous a imposés, très souvent, arbitrairement. Il est probable que Saûl lui-même ne soit pas au courant, comme je le crois, des atrocités commises par les hommes sans scrupules qu'il a sous ses ordres, parce que les persécutions sont de telle nature que, comme frère du « Chemin », je ne peux admettre qu'un rabbin instruit puisse assumer la responsabilité personnelle de tant de faits iniques.

Tandis que l'ex-docteur cherchait en vain une réponse appropriée, Prisca entra dans la conversation, s'exprimant avec simplicité :

Bien sûr que le rabbin de Tarse ne peut pas connaître tous les crimes commis en son nom. Simon Pierre lui-même, à la veille de notre départ en cachette pendant la nuit, a affirmé que personne ne devait le haïr, car malgré le rôle qu'il avait Joué dans la mort d'Etienne, il était impossible qu'il ait ordonné tant de mesures odieuses et perverses.

Saûl comprenait maintenant qu'il entendait des plus humbles, l'extension de la campagne criminelle qu'il avait déchaînée en donnant libre cours à tant d'abus de la part de ses subalternes et de ses favoris.

Mais - a-t-il demandé surpris - tu as souffert à ce point ? Tu as été condamné à quelque peine ?

Ils sont nombreux ceux qui ont souffert de vexations égales à celles que j'ai dû supporter a murmuré

Aquiles pour s'expliquer -, étant donné les méthodes condamnables de tant d'énergumènes fanatiques, choisis comme assistants dignes du mouvement.

Comment cela ? a interrogé Saûl avec plus d'intérêt.

Je vais te donner un exemple. Imagine-toi qu'un patricien du nom de Yochai, à plusieurs reprises a interpellé mon père concernant la possibilité d'acheter une boulangerie à Jérusalem. Je m'occupais de la boutique ; mon vieux géniteur de ses affaires. Nous vivions heureux, en paix. Malgré les attaques de l'ambitieux Yochai, mon père n'avait jamais pensé se séparer de la source de ses revenus. Yochai, quant à lui dès le début des persécutions bénéficia d'une position plus influente. En de telles circonstances, les caractères mesquins prennent toujours le dessus. Il suffit de lui donner un peu d'autorité et l'envieux a bientôt réalisé ses désirs criminels. Il est vrai que Prisca et moi avons été les premiers à fréquenter l'église du « Chemin », non seulement par affinité de sentiment, comme par devoir pour Simon Pierre qui m'avait soigné d'anciens maux qui me venaient de mon enfance. Mon père, néanmoins, malgré sa sympathie pour le Sauveur, a toujours allégué être trop âgé pour changer d'idées religieuses. Attaché à la Loi de Moïse, il ne pouvait concevoir une rénovation générale de principes en matière de foi. Cela, néanmoins, n'a pas retenu les instincts pervers de l'ambitieux. Un beau jour, Yochai a frappé à notre porte accompagné d'une escorte armée, avec un ordre d'emprisonnement pour nous trois. Il était inutile de résister. Le docteur de Tarse avait lancé un décret qui disait que toute résistance signifiait la mort. Alors nous avons été incarcérés. En vain mon père a juré fidélité à la Loi. Après l'interrogatoire, Prisca et moi, nous avons reçu l'ordre de retourner à la maison, mais notre vieux père a été incarcéré sans compassion. Ses modestes biens lui ont été immédiatement confisqués. Après de nombreux efforts, nous avons réussi à faire en sorte qu'il revienne à nous et ce valeureux vieillard dont le seul soutien était mon dévouement filial, dans sa vieillesse et son veuvage, a expiré dans nos bras le lendemain de sa libération que nous avions tant attendue. Quand il nous est revenu, on aurait dit un fantôme. Des gardes charitables l'ont apporté presque agonisant. J'ai pu voir ses os cassés, ses blessures ouvertes, sa chair déchirée par le fouet. Avec des mots balbutiés, il m'a décrit les scènes lamentables de la prison. Yochai, en personne, entouré de ses partisans, a été l'auteur de ses derniers supplices. Ne pouvant pas résister aux souffrances, il a livré son âme à Dieu !

Aquiles était profondément ému. Une larme furtive est venue s'associer à ses pénibles souvenirs.

Et l'autorité du mouvement ? - a demandé Saûl terriblement troublé - serait-elle étrangère à ce crime ?

Je crois que oui. La cruauté a été excessive pour que la punition soit uniquement attribuée à des motifs religieux.

Mais tu n'es pas allé devant la justice ?

Qui aurait osé le faire ? - a demandé l'employé d'Ézéquiel avec effarement. - J'ai des amis qui sont parvenus à faire appel, mais ils ont payé leur désir de justice par des punitions encore plus violentes.

L'ex-rabbin comprit la justesse de son point de vue. Ce n'était qu'à présent qu'il avait suffisamment d'ouverture d'esprit qu'il était en mesure d'évaluer la vieille cécité qui avait noirci son âme. Aquiles avait raison. Très souvent il était resté sourd aux prières les plus émouvantes. Invariablement, il soutenait les décisions les plus absurdes venant de ses préposés inconscients. Il se rappelait de Yochai lui-même qui lui semblait si zélé en ses temps d'ignorance.

Et que penses-tu de Saùl ? - a-t-il brusquement demandé.

Loin d'imaginer avec qui il échangeait ses idées les plus personnelles, Aquiles a répondu sans hésiter :

L'Évangile nous demande de le considérer comme un frère qui a extrêmement besoin de la lumière de Jésus-Christ. Je ne l'ai jamais vu, mais craignant les iniquités pratiquées à Jérusalem, je me suis sauvé précipitamment pour finir ici, et j'ai prié Dieu pour lui, espérant qu'un rayon du ciel l'illumine, pas tant pour moi qui ne vaux rien, mais surtout pour Pierre que je considère comme un second père et qui m'est très cher. Je crois que des merveilles pourraient être faites si l'église du « Chemin » pouvait travailler librement. Je pense que les apôtres galiléens sont dignes de trouver un chemin sans épines pour la semence de Jésus.

S'adressant à son épouse, tandis que le jeune tarsien restait silencieux, le tisserand dit avec intérêt :

Tu te rappelles, Prisca, comme l'on implorait notre persécuteur dans nos prières à l'église?! Combien de fois, pour éclairer notre faible esprit du pardon, Pierre nous a enseigné à considérer l'implacable rabbin comme un frère que les violences noircissaient. Pour que nos ressentiments les plus vifs se défassent, il nous parlait de son passé et nous disait que lui aussi par ignorance en était arrivé à nier le Maître, plus d'une fois. Il faisait ressortir nos faiblesses humaines, nous induisait à une plus grande compréhension. Un beau jour, il en est arrivé à déclarer que toutes les persécutions de Saûl étaient utiles car elles nous amenaient à penser à nos propres misères afin de rester vigilants face à nos responsabilités avec Jésus.

L'ex-disciple de Gamaliel avait les yeux humides.

Sans aucun doute, le célèbre pêcheur de Capharnaum est le grand frère des malheureux - a-t-il murmuré convaincu.

La conversation se poursuivit vers d'autres commentaires après l'intervention de Prisca qui révéla connaître beaucoup de femmes à Jérusalem qui, tout en ayant un mari ou un fils incarcéré, demandaient sincèrement à Jésus l'illumination du célèbre persécuteur du « Chemin ». Puis, ils ont parlé de l'Évangile. Le manteau d'étoiles a couvert leurs grandioses espoirs, tandis que Saûl buvait à longues gorgées l'eau pure de l'amitié sincère, dans ce nouveau monde si restreint.

À ces échanges amicaux et fraternels, les jours passaient rapidement. De temps en temps, arrivaient de Palmyre des renforts d'approvisionnements et d'autres ressources. Les trois habitants de l'oasis silencieux tissaient leurs aspirations et leurs pensées autour de l'Évangile de Jésus, le seul livre de leurs méditations dans ces coins si reculés.

L'ex-rabbin avait même changé d'aspect au contact direct des forces agressives de la nature. Sa peau brûlée par le soleil donnait l'impression d'un homme habitué à la rigueur du désert. Sa barbe avait poussé et transformé son visage. Ses mains habituées au traitement des livres étaient devenues calleuses et rudes. Néanmoins, la solitude, les disciplines austères, le métier à tisser laborieux, avaient enrichi son âme de lumière et de sérénité. Ses yeux calmes et profonds certifiaient les nouvelles valeurs de son esprit. Il avait finalement compris cette paix inconnue que Jésus souhaitait à ses disciples ; il savait maintenant interpréter le dévouement de Pierre, la tranquillité d'Etienne à l'instant de la mort ignominieuse, la ferveur d'Abigail, les vertus morales de ceux qui fréquentaient le «Chemin » qu'il avait persécuté à Jérusalem. Son auto-éducation, en l'absence des ressources de l'époque, avait enseigné à son âme inquiète le secret sublime de se livrer au Christ et de se reposer dans ses bras miséricordieux et invisibles. Depuis qu'il s'était consacré au Maître, en son âme et en son cœur, les remords, les douleurs, les difficultés s'étaient comme éloignés de son esprit. Il recevait tout effort à fournir comme un bien, tout besoin comme une source d'enseignement. Finalement, il s'était attaché à Aquiles et à sa femme comme s'ils étaient nés ensemble. Un beau jour, son compagnon est tombé malade et était proche de la mort, prostré par une violente fièvre. La situation pénible, la multiplication des tempêtes de sable avaient aussi beaucoup abattu Prisca qui était aussi alitée avec peu d'espoirs de vie. Saûl, néanmoins, s'est montré d'un courage et d'un dévouement inédits. Pris d'une sincère confiance en Dieu, il attendit le retour au calme et à la joie. Jubilant, il vit revenir Aquiles au métier à tisser et sa compagne aux travaux domestiques, pleins de nouvelles expressions de paix et de confiance.

Après plus d'un an dans cette solitude, une caravane est arrivée de Palmyre lui apportant un billet laconique. Le commerçant l'informait de la mort soudaine de son frère, qu'ils attendaient depuis longtemps d'ailleurs.

Le départ de Gamaliel pour le royaume des deux n'en fut pas moins pour lui une pénible surprise. Le vieux maître, après son père, avait été dans sa vie son plus grand ami. Il a médité sur ses derniers conseils, a réfléchi à sa profonde sagesse. À son souvenir, il trouva la paix désirée pour s'ajuster à la situation spirituelle nécessaire, de manière à réorganiser son existence. Ce jour-là, des pensées teintées d'une profonde nostalgie martyrisèrent son âme sensible.

Dans la soirée, après leur repas et à l'heure des méditations habituelles, l'ex-rabbin a contemplé le couple avec la plus grande tendresse qui transparaissait dans son regard franc.

Chacun était plongé dans la méditation de l'Évangile divin quand le jeune tarsien leur a parlé avec une certaine timidité contrastant avec ses gestes résolus :

Aquiles, de nombreuses fois, dans la solitude de notre travail, j'ai pensé à tout le mal que t'a causé le docteur de Tarse. Que ferais-tu si un jour tu te trouvais brusquement en face du bourreau ?

Je chercherais à voir en lui un frère.

Et toi, Prisca ? - a-t-il demandé à la femme qui le fixait curieuse.

Ce serait l'occasion parfaite de témoigner de l'amour que Jésus nous a donné en exemple dans ses divines leçons.

L'ex-docteur de la Loi a retrouvé sa sérénité et élevant la voix, il s'est exprimé convaincu :

J'ai toujours considéré qu'un homme appelé à diriger, doit répondre de toutes les erreurs commises par ses préposés en ce qui concerne les services en général. Donc, selon ma façon de penser, je n'accuserai pas tant Yochai qui s'est arboré comme un vulgaire criminel en abusant d'une prérogative qui lui a été conférée pour exécuter tant de viles vengeances.

À qui imputerais-tu, alors, l'assassinat de mon père ? - a demandé Aquiles impressionné tandis que son ami faisait une courte pause.

Je considère que Saûl de Tarse devrait répondre à de telles pratiques. Il est vrai qu'il n'a pas autorisé l'acte cruel, mais il s'est rendu coupable par son indifférence personnelle quant aux détails de la tâche qui était dans le cadre de ses activités.

Les conjoints se mirent à méditer au motif de telles questions, alors que le jeune homme se taisait, réservé.

Puis finalement, sur un ton humble et émouvant, il a repris la parole :

Mes amis, sous l'inspiration du Seigneur, il est juste que nous nous confessions les uns aux autres. Mes mains rendues calleuses par le travail, mes efforts pour bien apprendre les vertus de la foi dont vous êtes un exemple à mes yeux, doivent certifier de mon renouvellement spirituel. Je suis Saûl de Tarse, l'odieux persécuteur, transformé en serviteur pénitent. Si j'ai commis beaucoup d'erreurs et aujourd'hui je suis dans un grand besoin. Dans sa miséricorde, Jésus a déchiré la misérable tunique de mes illusions. Les souffrances régénératrices sont arrivées à mon cœur, le lavant de pénibles larmes. J'ai perdu tout ce qui signifiait honneurs et valeurs du monde pour prendre la croix libératrice et suivre le Maître sur la voie de la rédemption spirituelle. Il est vrai que je n'ai pas encore pu embrasser la poutre des luttes constructives et sanctifiantes, mais je persévère dans mon effort de me nier à moi- même, en méprisant mon passé d'iniquités pour mériter la croix de mon ascèse pour Dieu.

Aquiles et sa femme le regardaient atterrés.

Ne doutez pas de mes paroles - a-t-il continué les yeux humides. - J'assume la responsabilité de mes tristes actes. Pardonnez-moi, néanmoins, en tenant compte de mon ignorance criminelle !...

Le tisserand et sa femme comprirent que les larmes étouffaient sa voix. Comme gêné par une singulière émotion, Saûl se mit à pleurer convulsivement. Aquiles s'est approché et l'a étreint. Cette attitude affectueuse semblait aggraver son laborieux repentir car des sanglots jaillirent plus abondamment. Il s'est rappelé le moment où il avait trouvé la sincère affection d'Ananie, et se sentant là, dans les bras d'un frère, il a laissé couler des larmes qui lavaient complètement son cœur. Il ressentait le besoin de développer des sentiments affectueux. Sa vieille vie à Jérusalem n'était que conventionnalisme et sécheresse. En tant que docteur de renom, il avait eu beaucoup d'admirateurs, mais chez aucun d'eux il n'avait ressenti des affinités fraternelles. Dans ce coin de désert, néanmoins, le tableau était tout autre. Il avait devant lui un homme digne et honnête, un compagnon dévoué et travailleur, une ancienne victime de ses persécutions inflexibles et cruelles. Combien étaient-ils, comme Aquiles et sa femme, dispersés en ce monde à manger le pain de l'amertume de l'exil par sa faute ? Les grands sentiments ne peuplent jamais l'âme d'un seul coup dans leur beauté intégrale. La créature empoisonnée par le mal est comme un flacon de vinaigre qui doit être vidé peu à peu. La vision de Jésus constituait un événement vivant, immortel ; mais pour qu'il puisse comprendre toute l'extension de ses nouveaux devoirs, le chemin étroit des épreuves rudes et arrières lui serait imposé. Il avait vu le Christ ; mais pour être avec Lui, il était indispensable de retourner en arrière et franchir les abîmes. Les désillusions de la Synagogue de Damas, le réconfort auprès des humbles frères sous la direction d'Ananie, le manque de moyens financiers, les conseils austères de Gamaliel, l'anonymat, la solitude, l'abandon des êtres les plus chers, le lourd métier à tisser sous le soleil brûlant, le manque de tout et de confort matériel, les méditations quotidiennes sur les illusions de la vie - tout cela avait été une aide précieuse pour sa décision victorieuse. L'Évangile avait été une véritable lanterne dans les moments difficiles pour se découvrir lui-même afin d'évaluer ses besoins les plus pressants.

Serrant fortement son ami qui cherchait à sécher ses larmes, il se rappelait que dans Damas, après la grande vision du Messie, il gardait encore peut-être au fond de lui l'orgueil de savoir enseigner, son amour pour la chaise de maître en Israël, sa tendance despotique à obliger son prochain à penser comme lui ; alors que maintenant il pouvait examiner son passé coupable et sentir la joie de la réconciliation en s'adressant avec humilité à sa victime. À cet instant, il eut l'impression qu'Aquiles représentait la communauté de tous ceux qui avaient été offensés par ses désobéissances cruelles. Une douce sérénité remplissait son cœur. Il se sentait plus loin de l'orgueil, de l'égoïsme, des idées amères, des remords terribles. Chaque larme était un peu de fiel qu'il expulsait de son âme, rénovant ses sensations de tranquillité et de soulagement.

Frère Saûl - a dit le tisserand sans cacher sa joie -, réjouissons-nous au nom du Seigneur car en tant que frères, nous étions séparés et maintenant nous sommes à nouveau unis. Ne parlons pas du passé, commentons plutôt le pouvoir de Jésus qui nous transforme par son amour.

Prisca, qui pleurait aussi, est intervenue avec tendresse :

Si Jérusalem connaissait cette victoire du Maître, elle rendrait grâce à Dieu !...

Tous trois assis sur l'herbe rare de l'oasis, au souffle du vent qui diminuait la rigueur d'un soir chaud, unis dans la sublimité de leur foi commune, le jeune tarsien leur a raconté l'exploit inoubliable de son voyage à Damas, leur révélant les profondes transformations de sa vie.

Le couple pleurait d'émotion et de joie en l'entendant narrer les manifestations de la miséricorde de Jésus qui, à leurs yeux pieux, ne représentait pas seulement un geste d'attachement au serviteur dévié, mais une bénédiction d'amour pour l'humanité toute entière.

À partir de là, la tâche leur sembla plus légère, les difficultés moins pénibles. Jamais plus, ils n'ont vécu un crépuscule sans commenter le don glorieux du Christ aux portes de Damas.

- Maintenant que le Maître nous a réunis - s'exclama Aquiles satisfait -, sortons du désert, nous proclamerons les faveurs de Jésus au monde entier. Prisca et moi n'avons pas beaucoup d'obligations familiales. Depuis la mort de mon père, nous sommes seuls à en assumer les devoirs et il est juste de ne pas rater l'occasion qui nous est donnée d'apporter notre soutien à la diffusion de la Bonne Nouvelle. En plus des leçons de Lévi, nous avons maintenant la vision de Jésus ressuscité pour illustrer notre parole.

Après un long moment, à la veille de retourner aux luttes des grands centres qui entendraient leurs appels enthousiastes, Saûl les a questionnés sur les projets qu'ils caressaient.

Depuis ta révélation - dit le tisserand confiant et plein d'espoirs - je nourris un grand idéal. Cela semble incroyable à première vue, mais avant de mourir, je rêve d'aller à Rome pour y annoncer le Christ aux frères de l'Ancienne Loi. Ta vision sur le chemin de Damas me remplit de courage ! Je narrerai ces faits aux plus indifférents et je donnerai un peu de lumière aux plus insensés. Comme humble serviteur des hommes, je saurai me consacrer aux intérêts du Sauveur.

Mais quand prétends-tu partir ?

Quand le Maître nous montrera le chemin, à la première occasion. Nous abandonnerons alors Palmyre.

Après une pause alors que Saûl réfléchissait, l'autre a demandé :

Pourquoi ne viens-tu pas avec nous à Rome ?

Ah ! Si je le pouvais !... - a dit l'ex-rabbin laissant entrevoir son désir. - Cependant, je pense que Jésus souhaiterait me voir, avant tout, entièrement réconcilié avec ceux que j'ai offensés à Jérusalem. De plus, je dois revoir mes parents et faire taire les nostalgies de mon cœur.

Et effectivement, après le passage de la grande caravane qui apportait leurs remplaçants, suivis d'un chameau, les trois frères du « Chemin » quittèrent l'oasis en direction de Palmyre où la famille de Gamaliel les accueillit avec bonté.

Aquiles et sa femme restèrent là pendant quelques temps au service d'Ézéquiel, jusqu'à ce qu'ils puissent réaliser leur bel idéal de travail dans la puissante Rome des Césars, quant à Saûl de Tarse, maintenant fort comme un bédouin, après avoir remercié la générosité de son bienfaiteur et avoir salué ses amis avec les larmes aux yeux, il a repris la route de Damas, radicalement transformé par les méditations de trois années consécutives, passées dans le désert.

LUTTES ET HUMILIATIONS

Le voyage se passa sans incidents. Mais dans sa nouvelle solitude, le jeune tarsien reconnaissait que des forces Invisibles remplissaient son esprit d'inspirations grandioses et consolatrices. Dans la nuit pleine d'étoiles, il avait l'impression d'entendre une voix affectueuse et sage qui se traduisait par des appels d'amour et d'espoirs infinis. Dès l'instant où il s'était éloigné de la compagnie amicale d'Aquiles et de sa femme, une fois qu'il se sentit complètement seul face aux grands projets de sa nouvelle destinée, il trouva des énergies intérieures imprévisibles qui lui étaient inconnues jusque là.

Il n'arrivait pas à définir cet état spirituel, mais le fait est que dès lors, sous la direction de Jésus, Etienne se trouvait à ses côtés comme un fidèle accompagnateur.

Ces exhortations, ces voix douces et amicales qui l'assistaient pendant tout son parcours épistolaire et attribuées directement au Sauveur, provenaient du généreux martyr du « Chemin », qui le suivit spirituellement pendant trente ans, renouvelant constamment ses forces pour la bonne exécution des tâches rédemptrices de l'Évangile. Jésus avait ainsi voulu que la première victime des persécutions de Jérusalem reste pour toujours liée au premier bourreau des prosélytes de sa doctrine de vie et de rédemption.

Plutôt que des sentiments de remords et de perplexité face à son passé coupable, ou de la nostalgie et du découragement qui parfois menaçaient son cœur, il sentait maintenant de radieuses promesses dans son esprit transformé sans pouvoir expliquer l'origine .sacrée de si profonds espoirs. Malgré les singulières modifications physionomiques que la vie, le régime et le climat du désert avaient eues sur lui, il entra dans Damas avec une joie sincère dans l'âme, pleinement voué maintenant au service de Jésus.

C'est avec une infinie allégresse qu'il a étreint le vieil Ananie et le mit au courant de son avancement spirituel. Le respectable vieillard lui rendit son affection avec une grande bonté. Cette fois, Fex-rabbin n'eut pas besoin de s'isoler dans une pension chez des inconnus car les frères du « Chemin » lui offrirent leur hospitalité franche et amicale. Quotidiennement, II se rappelait l'émotion réconfortante de la première réunion à laquelle il avait comparu avant de se recueillir dans le désert. La petite assemblée fraternelle se réunissait tous les soirs, échangeait des idées nouvelles sur les enseignements du Christ, et commentait les événements mondains à la lumière de l'Évangile, tout en partageant des objectifs et des conclusions. Saûl avait été informé de toutes les nouveautés concernant la doctrine, et vérifia les premiers effets du choc entre les Juifs et les amis du Christ, relatif à la circoncision. Son tempérament passionné perçut alors toute l'extension de la tâche qui lui était réservée. Les pharisiens formalistes de la synagogue ne se révoltaient plus contre les activités du « Chemin », dès lors que les partisans de Jésus étaient, avant tout, de fidèles observateurs des principes de Moïse. Seul Ananie et quelques autres perçurent la subtilité des casuistes qui provoquaient délibérément la confusion dans tous les domaines, retardant ainsi la marche victorieuse de la Bonne Nouvelle rédemptrice. L'ex-docteur de la Loi reconnut qu'en son absence, la procédure de persécution était devenue plus dangereuse et plus imperceptible, car aux caractéristiques cruelles mais franches, du mouvement initial, avaient succédé des manifestations d'hypocrisie pharisienne qui, sous prétexte de concessions et de bienveillance, plongeaient la personnalité de Jésus et la grandeur de ses leçons divines dans un oubli criminel et délibéré. En cohérence avec les nouvelles dispositions alimentées en son for intérieur, il ne prétendait pas retourner à la synagogue de Damas pour ne pas paraître être un maître prétentieux prêt à se battre pour le salut d'autrui, avant d'avoir soigné son propre perfectionnement. Mais face à ce qu'il voyait et ce qu'il pouvait en déduire avec son sens élevé de la psychologie, il comprit qu'il était utile d'en tirer toutes les conséquences et de démontrer les disparités existantes entre le formalisme pharisien et l'Évangile : ce qu'était la circoncision et ce qu'était la nouvelle foi. En exposant à Ananie le projet de fomenter la discussion autour du sujet, le généreux vieillard stimula son intention de rétablir la vérité dans ses légitimes fondements.

Pour cela, le deuxième samedi après son arrivée en ville, le vigoureux prédicateur a comparu à la synagogue. Personne n'a reconnu le rabbin de Tarse dans sa vieille tunique, la peau bronzée, le visage décharné, une lueur plus vibrante dans ses yeux profonds.

Une fois la lecture et l'exposition consacrée terminées, après que la parole fut donnée aux fidèles studieux de la religion, voici qu'un inconnu est monté à la tribune des maîtres d'Israël et chercha à attirer l'attention de la grande assemblée présente. Il a parlé d'abord du caractère sacré de la Loi de Moïse et s'est arrêté passionné sur les promesses merveilleuses et sages d'Ésaïe, jusqu'à ce qu'il en arrive à pénétrer dans l'étude des prophètes. Tout le monde l'écoutait avec une profonde attention. Quelques-uns s'efforçaient d'identifier cette voix qui ne leur semblait pas complètement inconnue. Ce vibrant discours suscitait des déductions d'une grande portée et d'une grande beauté. Une immense lumière spirituelle débordait d'une sublime extase.

Ce fut alors que l'ex-rabbin, connaissant le pouvoir magnétique déjà exercé sur son large auditoire, se mit à parler du Messie nazaréen et compara sa vie, ses actes et ses enseignements aux textes qui l'annonçaient dans les Écritures saintes.

Lorsqu'il aborda le problème de la circoncision, l'assemblée se mit à crier furieusement.

C'est lui !... C'est le traître !... clamèrent les plus audacieux, après avoir identifié l'ex- docteur de Jérusalem. - Des pierres pour le blasphémateur !... C'est le hors-la-loi de la secte du « Chemin » !...

Les chefs du service religieux, à leur tour, ont reconnu leur ancien compagnon maintenant considéré comme transfuge de la Loi et qui devait supporter des punitions rudes et cruelles.

Saûl assistait à la répétition de la scène à laquelle il se fit entendre lors de la fameuse réunion en présence des sacerdotes de Chypre. Impassible, il a affronté la situation jusqu'à ce que les autorités religieuses réussissent à calmer les esprits turbulents.

Après les phases les plus bruyantes du tumulte, l'archiprêtre prit position et décida que l'orateur descendrait de la tribune pour répondre à son interrogatoire.

Le converti de Damas a compris d'un regard tout le calme dont il avait besoin pour se sortir avec succès de cette difficile aventure et a immédiatement obéi sans protester.

Vous êtes Saûl de Tarse, ancien rabbin à Jérusalem ? - a demandé l'autorité avec emphase.

- Oui, par la grâce du Christ Jésus ! - a-t-il répondu sur un ton ferme et résolu.

Toutes références faites au charpentier de Nazareth n'ont pas lieu d'être ! Seul votre emprisonnement immédiat nous intéresse, conformément aux instructions reçues du Temple - a expliqué le Juif dans une attitude solennelle.

Mon emprisonnement ? - a demandé Saûl surpris.

Oui.

Je ne vous reconnais pas le droit de le faire - a réagi le prédicateur.

Devant cette attitude énergique, il y eut un mouvement d'étonnement général.

Pourquoi réagir ? Quand vous n'avez qu'à obéir. Saûl de Tarse l'a fixé avec fermeté et lui expliqua :

Je m'y refuse car bien qu'ayant modifié mes conceptions religieuses, je suis docteur de la Loi et de plus dans le cadre de la situation politique, je suis un citoyen romain et je ne peux répondre à des ordres verbaux d'emprisonnement.

Mais tu es arrêté au nom du Sanhédrin.

Où est le mandat ?

Cette question imprévisible désorienta l'autorité. Il y avait plus de deux ans que le document officiel était arrivé à Jérusalem, mais personne ne pouvait prévoir cette éventualité. L'ordre avait été soigneusement archivé mais ne pouvait être immédiatement exhibé, comme l'exigeaient les circonstances.

Le parchemin sera présenté dans quelques heures -a ajouté le chef de la synagogue un peu déconcerté.

Et comme pour se justifier, il ajouta :

Depuis le scandale de votre dernier sermon à Damas, nous avons reçu l'ordre de Jérusalem de vous arrêter.

Saûl l'a fixé avec énergie et se tournant vers l'assemblée qui observait son courage moral, prise d'étonnement et d'admiration, il dit fort et clairement :

Hommes d'Israël, j'ai apporté à vos coeurs ce que je possède de meilleur, mais vous rejetez la vérité en l'échangeant pour les formalités extérieures. Je ne vous condamne pas. Je vous plains parce que moi aussi j'ai été comme vous. Néanmoins quand mon heure est arrivée, je n'ai pas refusé la généreuse aide que le ciel m'a offerte. Vous me jetez des accusations, vous insultez mes actuelles convictions religieuses ; mais qui parmi vous serait disposé à discuter avec moi ? Où est-il le sincère combattant au niveau spirituel qui désirerait sonder en ma compagnie les Écritures saintes ?

Un profond silence fit suite au défi lancé.

Personne ? - a demandé l'ardent artisan de hi nouvelle foi avec un sourire de triomphe. - Je vous connais car moi aussi j'ai parcouru ces chemins. Néanmoins, nous devons reconnaître que dans le pharisaïsme nous nous sommes perdus, attirant nos espoirs les plus sacrés dans un océan d'hypocrisies. Vous vénérez Moïse dans la synagogue ; vous prenez grands soins à prononcer des formules extérieures, mais quel est le caractère de votre vie domestique ? Combien de douleurs cachez-vous sous votre brillante tunique ! Combien de blessures dissimulez-vous sous des paroles fallacieuses ! Comme moi, vous devez sentir l'immense dégoût de tant de masques ignobles ! Si nous devions indiquer les actes criminels qui se pratiquent à l'ombre de la Loi, nous n'aurions pas suffisamment de fouets pour punir les coupables ; ni le nombre exact des malheurs nécessaires pour peindre de telles abominations ! J'ai souffert de vos ulcères, je me suis aussi empoisonné dans vos ténèbres et je suis venu vous apporter le remède indispensable. Vous refusez ma coopération fraternelle ; néanmoins, en vain vous résisterez devant les processus régénérateurs, car seul Jésus pourra nous sauver ! Je vous ai apporté l'Évangile, je vous offre la porte de la rédemption à nos vieilles infirmités mais vous voulez récompenser mes efforts par la prison et la malédiction ? Je me refuse à recevoir de telles valeurs en échange de mon initiative spontanée !... Vous ne pourrez pas m'arrêter, parce que la parole de Dieu n'est pas enchaînée. Si vous la rejetez, d'autres me comprendront. Il n'est pas juste de m'abandonner à vos caprices quand le service à réaliser demande mon dévouement et ma bonne volonté.

Les directeurs de la réunion eux-mêmes semblaient dominés par des forces magnétiques puissantes et indéfinissables.

Le jeune tarsien a promené son regard dominateur sur tout le monde, révélant la fermeté de son esprit puissant.

Votre silence parle plus fort que n'importe quel mot - a-t-il conclu presque avec audace. - Jésus ne vous permet pas d'emprisonner son humble et fidèle serviteur. Que sa bénédiction illumine votre esprit dans la vraie compréhension des réalités de la vie.

Disant cela, il a marché résolu vers la porte de sortie, tandis que le regard sombre de l'assemblée accompagnait son ombre jusqu'à ce que d'un pas ferme, il ait disparu dans l'une des rues étroites qui débouchaient sur la grande place.

Comme s'ils s'éveillaient après l'audacieux défi, la réunion a dégénéré en discussions échauffées. L'archiprêtre, qui semblait grandement impressionné par les déclarations de l'ex- rabbin, ne cachait pas son indécision, résistant entre les vérités amères de Saûl et l'ordre de son emprisonnement immédiate. Les compagnons les plus énergiques cherchaient à le soutenir dans son autorité. Il fallait arrêter l'intrépide orateur à tout prix. Les plus déterminés se sont immédiatement lancés à la recherche du parchemin de Jérusalem et dès qu'ils l'eurent trouvé, ils décidèrent de demander de l'aide aux autorités civiles pour prendre des mesures. Trois heures plus tard, toutes les dispositions pour l'incarcération de l'audacieux prédicateur étaient prises. Les premiers contingents furent envoyés aux portes de la ville. Devant chacune d'elles un petit groupe de pharisiens s'est posté, secondé par deux soldats, afin d'éviter toute tentative d'évasion.

Ensuite, ils ont initié des perquisitions en bloc, chez quiconque était suspecté d'être sympathisant ou ayant des relations avec les disciples du Nazaréen.

Quant à Saûl, une fois qu'il se fut éloigné de la synagogue, il voulut voir Ananie, désireux d'entendre sa voix aimante et ses bons conseils.

Le sage vieillard a écouté son récit et approuva son attitude.

Je sais que le Maître - dit le jeune homme finalement - a condamné les conflits et n'a jamais été enclin à la discussion ; mais il n'a pas non plus négocié avec le mal. Je suis prêt à réparer mon passé d'erreurs. J'affronterai les incompréhensions à Jérusalem afin d'attester de ma transformation radicale. Je demanderai pardon aux offensés pour la folie de mon ignorance, mais en aucune façon, je ne pourrai fuir l'opportunité qui m'est donnée d'affirmer le caractère sincère et authentique de ma démarche. Cela servirait-il le Maître que je m'humilie devant les explorations inférieures ? Jésus a combattu autant qu'il l'a pu et ses disciples ne peuvent agir différemment.

Le bon vieillard accompagnait ses propos avec des signes affirmatifs. Après l'avoir réconforté en l'approuvant, il lui a recommandé la plus grande prudence. Il ferait mieux de s'éloigner aussi vite que possible de sa chaumière. Les Juifs de Damas connaissaient le rôle qu'il avait joué dans sa guérison. À cause de cela, très souvent, il avait dû supporter les injures et la dérision. Ils viendraient certainement le chercher là pour l'arrêter. Aussi, était-il d'avis qu'il ferait mieux de se rendre chez une consœur blanchisseuse où ils avaient l'habitude de prier et d'étudier l'Évangile. Elle saurait l'accueillir avec bonté.

Saûl accepta son conseil sans hésiter.

Trois heures plus tard, le vieil Ananie était recherché et interpellé. Vu sa conduite discrète, il fut jeté en prison pour des interrogatoires ultérieurs.

Le fait est que lorsqu'il fut interrogé par l'autorité religieuse, il répondit seulement :

Saûl doit être avec Jésus.

Face à ses scrupules, le généreux vieillard se disait que, de cette manière, il ne mentait pas aux hommes ni ne compromettait un ami fidèle. Après avoir été emprisonné pendant vingt-quatre heures sans pouvoir se communiquer avec quiconque, sa liberté lui fut rendue après de douloureuses punitions. Vingt coups de bastonnade avaient gravement blessé son visage et ses mains. Néanmoins, dès qu'il s'est vu libre, il a attendu la nuit et, avec précaution, il est allé à la modeste hutte où se réalisaient les prêches du « Chemin ». En retrouvant son ami, il lui exposa le plan qui allait remédier à la situation.

Quand j'étais enfant - raconta Ananie avec plaisir -j'ai assisté à l'évasion d'un homme sur les murs de Jérusalem.

Et comme s'il se souvenait des détails présents dans sa mémoire fatiguée, il a demandé:

Saûl, aurais-tu peur de fuir dans un panier en osier ?

Pourquoi ? - a demandé le jeune homme souriant. - Moïse n'a-t-il pas commencé sa vie dans un panier sur les eaux ?

À cette allusion, le vieil homme fut agréablement surpris et lui expliqua son projet. Pas très loin de là, il y avait de grands arbres près des remparts de la ville. Ils montraient le fugitif dans un grand panier, et ensuite, avec de petits mouvements, ils le feraient descendre de l'autre côté, de sorte à commencer son voyage pour Jérusalem comme il le prétendait. L'ex- rabbin a ressenti une immense joie. Dans l'heure qui suivit, le propriétaire de la maison alla chercher l'aide de trois frères de confiance. Et quand le ciel se fit plus sombre, aux premières heures après minuit, un petit groupe se réunissait près de la muraille, à l'endroit le plus éloigné du centre. Saûl a baisé les mains d'Ananie presque en larmes. Il a salué ses amis à voix basse alors que l'un deux lui remettait un gros paquet de galettes d'orge. En haut de l'arbre touffu et sombre, le plus jeune attendait le signal, le jeune tarsien est entré dans son embarcation improvisée et l'évasion s'est déroulée au moment le plus calme de la nuit.

Une fois de l'autre côté, agilement, il est sorti du panier se laissant emporter par d'étranges pensées. Était-il juste de fuir ainsi ? Il n'avait commis aucun crime quel qu'il soit. N'était-ce pas lâche que de refuser de comparaître devant l'autorité civile pour des explications nécessaires ? En même temps, il se disait que sa conduite ne venait pas de sentiments puérils et inférieurs puisqu'il partait pour Jérusalem l'esprit tranquille, il chercherait à revoir ses anciens compagnons, leur parlerait ouvertement, et se dit finalement qu'il ne serait pas plus raisonnable de se livrer sans défense au fanatisme tyrannique de la Synagogue de Damas.

Aux premiers rayons de soleil, le fugitif était loin. Il emportait avec lui les galettes d'orge comme unique provision et l'Évangile offert par Gamaliel en souvenir de tant de solitude et de combats.

Le voyage fut difficile et laborieux. La fatigue l'obligeait à s'arrêter constamment. Plus d'une fois, il fit appel à la charité d'autrui sur son pénible trajet. Avec l'aide de chameaux, de chevaux ou de dromadaires, le voyage de Damas à Jérusalem n'exigeait pas moins d'une semaine de marche exhaustive. Saûl, lui, était à pied. Il aurait peut-être pu bénéficier du concours décisif de quelque caravane qui lui aurait donné l'aide nécessaire, mais il préféra mesurer sa puissante volonté avec les obstacles les plus durs. Quand la fatigue lui suggérait le désir d'attendre la coopération éventuelle d'autrui, il cherchait à vaincre son découragement, se mettait à nouveau en marche, se soutenait à des cannes improvisées.

Après de doux souvenirs sur les lieux où il avait eu la vision glorieuse du Messie ressuscité, il éprouva à nouveau de tendres émotions en pénétrant en Palestine, alors qu'il traversait lentement les vastes régions de la Galilée. Il voulait à tout prix connaître le théâtre des premières luttes du Maître, s'identifier aux paysages les plus chers, visiter Capharnaum et Nazareth, entendre la parole des enfants de la région. À ce moment-là, le brûlant apôtre des gentils désirait déjà connaître tous les actes afférents à la vie de Jésus, anxieux qu'il était de les coordonner avec assurance, de manière à léguer aux frères de l'humanité le plus grand nombre d'informations sur l'Émissaire divin.

Quand il arriva à Capharnaum, un crépuscule d'or déversait des merveilles de lumière sur le paysage bucolique. L'ex-rabbin descendit religieusement sur le rivage du lac. Il resta ainsi absorbé à la contemplation des eaux agitées. Tout en pensant à Jésus, au pouvoir de son amour, il se mit à pleurer, dominé par une singulière émotion. Il aurait voulu être un humble pêcheur pour capter les enseignements sublimes à la source de ses paroles généreuses et immortelles.

Pendant deux jours, il est resté là sous le coup d'un doux ravissement. Puis, sans dire qui il était, il est allé voir Lévi qui le reçut avec bonté. Il lui montra son dévouement et sa connaissance de l'Évangile, lui a parlé du caractère opportun de ses annotations. Le fils d'Alphée se réjouit en entendant ses propos intelligents et réconfortants. Saûl vécut à Capharnaum des heures délicieuses pour son esprit émotif. C'était le lieu de prédication du Maître ; un peu plus loin, il y avait la petite maison de Simon Pierre ; au-delà, son bureau de pûblicain où le Maître avait appelé Lévi à assumer un rôle important parmi les apôtres. Il a étreint des hommes forts de la localité qui avaient été des aveugles et des lépreux, tous guéris par les mains miséricordieuses du Messie ; il se rendit aussi à Dalmanutha où il connut Madeleine. Il a ainsi enrichi et influencé le monde de ses observations en récoltant des renseignements inédits.

De jour en jour, après s'être reposé à Nazareth, il se trouva là aux portes de la ville sainte des Israélites, exténué de fatigue par ses randonnées laborieuses, ses nuits d'éveil dont les souffrances très souvent lui semblaient sans fin.

À Jérusalem, cependant, d'autres surprises non moins pénibles l'attendaient.

Il était absorbé par d'inquiétantes interrogations. Il n'avait plus eu de nouvelles de ses parents, de ses amis, de sa chère sœur, de sa famille, tous toujours présents dans ses souvenirs. Comment ses compagnons les plus sincères allaient-il le recevoir ? Il ne pouvait pas s'attendre à une aimable réception au Sanhédrin. L'épisode de Damas lui laissait entrevoir l'état d'esprit des membres du Tribunal.

Il avait certainement été sommairement expulsé du cénacle le plus illustre de sa race. En compensation, il avait été admis par le Christ au cénacle infini des vérités éternelles.

Dominé par ces réflexions, il a traversé la porte de la ville se rappelant du temps où, dans une bige véloce, il sortait d'un autre endroit pour aller chez Zacarias, en direction de Joppé. Les réminiscences des heures les plus heureuses de sa jeunesse remplirent ses yeux de larmes. Les passants de Jérusalem étaient loin d'imaginer qui était cet homme maigre et pâle, portant une longue barbe, aux yeux profonds et qui passait se traînant de fatigue.

Après de grands efforts, il a atteint un édifice résidentiel qu'il connaissait, le cœur palpitant précipitamment. Comme un simple mendiant, il a frappé à la porte dans une angoissante attente.

Un homme au visage sévère l'accueillit sèchement.

Pouvez-vous me dire, s'il vous plaît - dit-il avec humilité -, si une dame du nom de Dalila habite encore ici ?

Non -, a répondu l'autre, rudement.

Ce regard dur ne laissait aucune place à d'autres questions, mais même ainsi, il a osé :

Pourriez-vous me dire, s'il vous plait, où elle est partie ?

Et bien ça alors ! - a répliqué le propriétaire de la maison irrité - pourquoi devrais-je rendre des comptes à un mendiant ? D'ici peu vous allez me demander si j'ai acheté cette maison ; ensuite vous me demanderez le prix, exigerez des dates, demanderez de nouvelles informations sur les anciens habitants, me ferez perdre mon temps avec mille questions futiles.

Et fixant sur Saûl ses yeux impassibles, il lui fit d'un seul coup :

Je ne sais rien, tu entends ? À la rue !...

Le fugitif de Damas est retourné calmement sur la voie publique tandis que le petit homme laissait libre cours à ses nerfs malades en claquant la porte avec fracas.

L'ex-disciple de Gamaliel se mit à réfléchir à l'amère réalité de cette première réception symbolique. Certainement que Jérusalem ne pourrait plus jamais le reconnaître. Malgré ce pénible sentiment, il ne se laissa pas dominer par le découragement. Il décida d'aller voir Alexandre, un parent de Caifa et son compagnon d'activités au Sanhédrin et au Temple. Très fatigué, il a frappé à sa celui-ci le recevait fraternellement. Il ne fallait pas le meurtrir. Néanmoins, il lui était impossible de déguiser la vérité.

Il sentit que ses yeux devenaient humides. Il devait donner le témoignage du Christ, à tout prix, même s'il devait perdre ses plus grandes affections en ce monde.

Alexandre - a-t-il dit humblement -, il est vrai que j'ai initié le grand mouvement de persécution du « Chemin » ; mais, maintenant, je dois vraiment admettre que je me suis trompé. Les apôtres galiléens ont raison. Nous sommes au seuil de grandes transformations. Aux portes de Damas, Jésus m'est apparu dans sa glorieuse résurrection et il m'a exhorté au service de son Évangile d'amour.

Ses mots étaient prononcés timidement, dépourvus du désir de blesser les croyances de son ami qui malgré tout laissait transparaître une profonde déception sur son visage livide.

Ne dis pas de telles absurdités ! - s'exclama-t-il ironique et souriant - malheureusement, je vois que le mal continue à miner tes forces physiques et mentales. La Synagogue de Damas avait raison. Si l'on ne te connaissait pas depuis ton enfance, on te donnerait maintenant le titre de blasphémateur et de déserteur.

Malgré son énergie virile, le jeune tarsien était désappointé.

D'ailleurs - a continué l'autre, en prenant des airs protecteurs -, dès le début de ton voyage, je n'étais pas d'accord avec le misérable cortège qui t'accompagnait. Jonas et Déméter sont presque des ignorants, et Jacob est atteint de caducité. Avec une telle compagnie, toute perturbation de ta part aurait causé de grands désastres moraux pour notre position.

Néanmoins, Alexandre - dit l'ex-rabbin quelque peu humilié -, je dois insister sur la vérité. J'ai vu de mes propres yeux le Messie de Nazareth ; j'ai entendu sa parole de vive voix. Comprenant les erreurs où je vivais dans ma défectueuse conception de la foi, je suis parti dans le désert. Là-bas, j'y suis resté pendant trois ans à effectuer des travaux rudes et de longues méditations. Ma conviction n'est pas superficielle. Je crois, aujourd'hui, que Jésus est le Sauveur, le Fils du Dieu vivant.

Alors ta maladie - répétait Alexandre hautain modifiant le ton amical de sa voix - a perturbé la vie de toute ta famille. Honteux face aux nouvelles qui arrivaient de Syrie, Jacques et Dalila ont quitté Jérusalem pour s'installer en Cilicie. Quand ils ont appris l'ordre d'emprisonnement lancé par le Sanhédrin contre toi, ta mère est décédée à Tarse. Ton père, qui t'a éduqué avec soins, attendant de ton intelligence les plus grandes récompenses de notre race, vit prostré et malheureux. Tes amis, fatigués de supporter les ironies du peuple à Jérusalem, vivent humiliées et à la dérobée après t'avoir cherché en vain. La vision de ce tableau ne te fait donc pas souffrir ? Une douleur comme celle-là ne suffit-elle pas pour te rendre ton équilibre mental ?

L'ex-docteur de la Loi était rongé d'angoisses. Tant de jours passés dans l'anxiété, tant d'amertumes vécues dans l'intention de trouver un peu de compréhension et de repos auprès des siens, il voyait, maintenant, que ce n'était qu'illusion et leurre. Sa famille désorganisée, sa mère morte, son père malheureux, ses amis qui l'exécraient, Jérusalem qui le raillait.

Le voyant dans une telle attitude, son ami se réjouissait au fond et attendait anxieusement l'effet de ses propos.

Après s'être concentré pendant une minute, Saûl a souligné :

Je déplore des incidents aussi tristes et je prends Dieu pour témoin que je n'ai pas intentionnellement coopéré à tout cela. Néanmoins, même ceux qui n'ont pas encore accepté l'Évangile devraient comprendre que selon l'Ancienne Loi, nous ne devons pas être fiers. Avec toute l'énergie de ses recommandations, Moïse n'a rien enseigné d'autre que la bonté. Les prophètes, qui lui ont succédé, ont été les émissaires de messages profonds pour notre cœur qui se perdait dans l'iniquité. Amos nous a incités à chercher Jéhovah pour réussir à vivre. Je déplore que ceux qui me sont chers se jugent offensés ; mais il faut se dire qu'avant d'écouter tout jugement oisif du monde, nous devons écouter la voix de Dieu.

Tu veux dire que tu persistes dans tes erreurs ? - a demandé Alexandre presque

hostile.

Je ne me sens pas trompé. Face à l'incompréhension générale - a commenté l'ex- rabbin dignement -, je me trouve aussi dans une pénible situation ; mais le Maître ne manquera pas de m'apporter son aide. Je me souviens de lui et je ressens un grand réconfort. Les affections de ma famille et la considération de mes amis étaient au monde mon unique richesse. Néanmoins, j'ai trouvé dans les annotations de Lévi le cas d'un jeune homme riche qui m'enseigne à procéder en cette heure12. Depuis mon enfance j'ai cherché à accomplir rigoureusement mes devoirs ; mais s'il faut que j'abandonne la richesse qui me reste pour atteindre l'illumination de Jésus, je renoncerai même à l'estime de ce monde!...

(12) Matthieu, chapitre 19, versets 16 à 23.

Alexandre sembla s'émouvoir au ton mélancolique de ces dernières paroles. Saûl donnait l'impression qu'il était prêt à pleurer.

Tu es profondément perturbé - a objecté Alexandre -, seul un fou pourrait procéder de la sorte.

Gamaliel n'était pas fou et il a accepté Jésus comme le Messie promis - a ajouté l'ex- docteur en évoquant la vénérable mémoire du grand rabbin.

Je ne le crois pas ! - dit l'autre d'un air supérieur.

Silencieux, Saûl a baissé son front. Quelle était grande l'humiliation de cette heure ! Après avoir été pris pour fou, il était considéré comme menteur. Malgré tout, au comble de sa perplexité, il se dit que son ami n'était pas en condition de le comprendre complètement. Il réfléchissait à la situation embarrassante quand Alexandre dit à nouveau :

Malheureusement, je dois être convaincu de l'état précaire de ton cerveau. Pour l'instant, tu pourras rester à Jérusalem autant que tu voudras, mais il vaudrait mieux ne pas augmenter le scandale de ta maladie avec de faux éloges du charpentier de Nazareth. La décision du Sanhédrin, que j'ai réussi à obtenir avec tant desacrifices, pourrait être modifiée. Quant au reste - finissait-il comme pour le saluer -, tu sais que je suis à tes ordres si tu changes définitivement d'attitude, à tout moment.

Saûl comprit l'avertissement ; il n'était pas nécessaire de prolonger l'entrevue. Son ami l'expulsait avec de bonnes manières.

Deux minutes plus tard, il était à nouveau sur la voie publique. Il était presque midi, par une journée chaude. Il avait soif et faim. Il a regardé sa bourse, elle était presque vide. C'était le reste de ce qu'il avait reçu des mains généreuses du frère de Gamaliel en quittant Palmyre définitivement. Il a cherché la pension la plus modeste d'une des zones les plus pauvres de la ville. Puis après un repas frugal et avant que ne tombent les ombres caressantes de l'après-midi, il s'est dirigé plein d'espoirs vers la vieille demeure rénovée, où Simon Pierre et ses compagnons développaient leurs activités au profit de la cause de Jésus.

En chemin, il s'est souvenu du jour où il était allé entendre Etienne en compagnie de Sadoc. Comme tout, maintenant, se passait dans le sens inverse ! Le critique d'autrefois était maintenant le critiqué. Le juge était transformé en accusé, son cœur était plongé dans de singulières angoisses. Comment le recevraient-ils à l'église du « Chemin » ?

Il s'est arrêté devant une humble habitation. Il pensait à Etienne, plongé dans le passé, l'âme oppressée. Devant ses collègues du Sanhédrin, affrontant les autorités du judaïsme, son attitude était autre. Il connaissait leurs propres faiblesses, il était aussi passé devant les masques pharisiens et pouvait évaluer leurs criantes erreurs. Néanmoins, face aux apôtres galiléens, une vénération sacrée s'imposait à sa conscience. Ces hommes pouvaient être rudes et simples, ils pouvaient vivre loin des valeurs intellectuelles de leur époque, mais ils avaient été les premiers collaborateurs de Jésus. En outre, il ne pourrait pas s'approcher d'eux sans ressentir de profonds remords. Tous avaient souffert de vexations et d'humiliations à cause de lui. Si Gamaliel n'avait pas été là, Pierre lui-même aurait peut-être été lapidé... Il devait consolider ses notions d'humilité pour manifester ses brûlants désirs de coopération sacrée avec le Christ. À Damas, il avait combattu dans la synagogue contre l'hypocrisie de ses anciens compagnons ; à Jérusalem, il avait affronté Alexandre avec fermeté ; néanmoins, il lui semblait qu'à présent son attitude devait être différente, il devait faire preuve de résignation pour arriver à se réconcilier avec ceux qu'il avait blessés.

Plongé dans de profondes réflexions, il a happe a la porte presque tremblant.

L'un des assistants du service interne, du nom do Prochore, est venu lui répondre avec bienveillance.

Mon frère - a dit le jeune tarsien sur un ton humble -, pouvez-vous me dire si Pierre

est là ?

Je vais voir - a répondu l'interpellé, amicalement.

S'il est là - a ajouté Saûl un peu indécis -, dites-lui que Saûl de Tarse désire lui parler au nom de Jésus.

Prochore a bégayé un « oui » avec une extrême pâleur, il fixa sur le visiteur des yeux épouvantés et s'est éloigne avec difficulté sans dissimuler son énorme surprise C'était le persécuteur qui revenait, après trois ans. Il se souvenait, maintenant, de cette première discussion avec Etienne quand le grand prédicateur de l'Évangile avait souffert de tant d'insultes. Rapidement, il se trouva dans la pièce où Pierre et Jean discutaient de problèmes internes. Pour les deux hommes, la nouvelle fit l'effet d'une bombe. Personne n'aurait pu prévoir une telle chose. Ils ne croyaient pas à la légende que Jérusalem embellissait de détails inouïs à chaque commentaire. Il était impossible que le bourreau implacable des disciples du Seigneur se soit converti à la cause de son Évangile d'amour et de rédemption.

Avant de renvoyer Prochore au visiteur inattendu, l'ex-pêcheur du « Chemin », fit appeler Jacques pour décider tous trois de la décision à prendre.

Le fils d'Alphée, transformé en un rigide ascète, écarquilla les yeux.

Après les premiers avis qui traduisaient de justes craintes émises précipitamment, Simon s'exprima avec une grande prudence :

En vérité, il nous a fait tout le mal qu'il a pu ; néanmoins, ce n'est pas pour nous que nous devons craindre mais pour l'œuvre du Christ qui nous est confiée.

Je parie que toute cette histoire de conversion n'est qu'une farce, pour nous faire tomber dans de nouveaux pièges - répliqua Jacques un peu irrité.

Pour moi - a dit Jean -, je demande à Jésus de nous éclairer bien que je me souvienne des coups de fouets que Saûl a ordonné de me donner en prison. Avant tout, nous devons savoir si le Christ lui est effectivement apparu aux portes de Damas.

Mais le savoir comment ? - dit Pierre avec une profonde compréhension. - L'objet de notre reconnaissance est Saûl lui-même. C'est le sol qui révélera ou pas la plante sacrée du Maître. À mon avis, ayant à veiller sur un patrimoine qui ne nous appartient pas, nous sommes obligés de procéder comme le conseille la prudence humaine. Il n'est pas juste d'ouvrir nos portes quand nous ne connaissons pas ses intentions. La première fois qu'il est venu ici, Saûl de Tarse a été traité avec le respect que le monde lui consacrait. Je lui ai donné la meilleure place pour qu'il entende la parole d'Etienne. Malheureusement, son attitude irrespectueuse et ironique a provoqué le scandale qui a culminé avec l'emprisonnement et la mort de notre compagnon. Il est venu spontanément et est reparti pour nous faire arrêter. À l'affection fraternelle que nous lui avons offerte, il a répondu par des chaînes et des cordes. M'exprimant ainsi, je ne dois pas non plus oublier la leçon du Maître, concernant le pardon, je réaffirme donc que nous ne devons pas penser à nous, mais aux responsabilités qui nous ont été conférées.

Face à des considérations aussi justes, les autres se sont tus tandis que l'ex-pêcheur ajoutait :

Par conséquent, il ne m'est pas permis de le recevoir dans cette maison sans y réfléchir plus longuement, même si je ne manque pas d'une sincère bonne volonté pour cela. Pour résoudre l'affaire, je convoquerai une réunion pour ce soir. Le sujet est très grave. Saûl de Tarse a été le premier persécuteur de l'Évangile. Je veux que tous coopèrent avec moi quant à la décision à prendre car en ce qui me concerne, je ne veux ni paraître injuste ni imprévoyant.

Et après une longue pause, il dit à l'émissaire :

Va, Prochore. Dis-lui qu'il revienne plus tard que je ne peux abandonner ce que j'ai à faire immédiatement.

Et s'il insiste ? - a demandé le diacre inquiet.

S'il vient vraiment au nom de Jésus, il saura comprendre et attendre.

Saûl attendait anxieusement le messager. Il devait trouver quelqu'un qui le comprenne et qui sente sa transformation. Il était épuisé. L'église du « Chemin » était son dernier espoir.

Prochore lui a transmis le message avec une grande hésitation. Il n'en fallait pas plus pour qu'il comprenne. Les apôtres galiléens ne croyaient pas en sa parole. Maintenant il examinait la situation plus clairement. Il percevait combien était infinie et sublime la miséricorde du Christ en le visitant inopinément à l'auge de son abîme spirituel aux portes de Damas. D'après les difficultés qu'il avait pour aller vers Jésus, il pouvait évaluer combien de bonté et de compassion seraient nécessaires pour que le Maître l'accueille, Lui qui lui avait adressé des exhortations sacrées à l'occasion de leur rencontre inoubliable.

Le diacre l'a fixé avec sympathie. Saûl reçut la réponse fortement désappointé. Il est devenu pâle et tremblant, comme s'il avait honte de lui-même. De plus, il semblait malade, ses yeux étaient renfoncés, il était famélique.

Je comprends, mon frère - dit-il les yeux larmoyants - Pierre a de justes

motifs.

Ces mots ont ému Prochore au plus profond de son âme et manifestant son bon désir de l'aider, il dit tout en démontrant sa parfaite connaissance des faits :

Vous n'apportez pas de Damas quelque présentation d'Ananie ?

J'ai déjà avec moi celles du Maître.

Comment cela ? - a demandé le diacre surpris.

Jésus m'a dit à Damas - lui raconta le visiteur avec sérénité - qu'il me montrerait combien j'aurai à souffrir par amour pour son nom.

Dans son for intérieur, l'ex-docteur de la Loi ressentait une immense nostalgie des frères de Damas qui l'avaient traité avec la plus grande simplicité. Néanmoins, il se dit en même temps qu'un tel comportement était juste car à la synagogue et auprès d'Ananie, il avait donné la preuve que son attitude n'était pas une simulation. En se disant que Jérusalem le recevait, de toute part, comme un vulgaire menteur, il a senti des larmes chaudes lui monter aux yeux. Mais pour que Prochore ne remarque pas sa sensibilité blessée, il lui fit en se justifiant :

Mes yeux sont fatigués par le soleil du désert ! Vous pourriez me donner un peu d'eau fraîche ?

Le diacre alla en chercher immédiatement.

Quelques instants plus tard, Saûl plongeait ses mains dans une grande jarre, se lavant les yeux dans une eau pure.

Je reviendrai plus tard - a-t-il dit en tendant la main à l'assistant des apôtres qui s'est éloigné impressionné.

Éprouvé par sa faiblesse organique, la fatigue, l'abandon de ses amis, les plus âpres désillusions, le jeune homme de Tarse s'est retiré chancelant.

Dans la soirée et conformément à ce qu'il avait décidé, avec son admirable bon sens, Simon Pierre s'est réuni avec ses compagnons les plus proches. En plus des apôtres galiléens, étaient présents les frères Nicanor, Prochore, Parménas, Timon, Nicolas et Barnabe, ce dernier avait rejoint le groupe d'assistants les plus directs de l'église pour ses grandes qualités de cœur.

Avec l'autorisation de Pierre, Jacques a initié les débats en se prononçant contre toute espèce d'aide immédiate au converti de la dernière heure. Jean leur fit remarquer que Jésus avait le pouvoir de transformer les esprits les plus pervers, comme de relever les plus désertés par la chance. Prochore a donné ses impressions concernant l'obstiné persécuteur de l'Évangile, soulignant la compassion que son état de santé éveillait chez les plus insensibles. Une fois venu son tour, Barnabe a déclaré qu'avant son transfert définitif pour Jérusalem, alors qu'il était encore à Chypre, il a entendu quelques Lévitas décrire le courage avec lequel le converti avait parlé à la Synagogue de Damas, peu après sa vision de Jésus.

Impressionné par son opinion, l'ex-pêcheur de Capharnaùm a demandé des détails à ce compagnon. Barnabe a expliqué tout ce qu'il savait, et manifesta son désir qu'ils résolvent la question avec la plus grande bienveillance.

Percevant l'atmosphère de bonne volonté qui se créait autour du personnage de l'ex- rabbin, Nicolas objecta avec sa rigueur de principes :

Il est bon que nous n'oubliions pas les estropiés qui se trouvent dans cette maison, victimes de l'odieuse truculence des partisans de Saûl. Il est bien noté dans les Écritures que l'on doit faire attention aux loups qui pénètrent dans la bergerie déguisés en moutons. Le docteur de la Loi, qui nous a fait tant de mal, a toujours préféré les grandes manifestations spectaculaires contre l'Évangile au Sanhédrin. Qui sait s'il ne nous prépare pas actuellement un nouveau piège de grande ampleur ?

À une telle question, le gentil Barnabe a plié le front en silence. Pierre a remarqué que la réunion se divisait en deux groupes. D'un côté il y avait lui et Jean qui soutenaient les avis favorables ; de l'autre, Jacques et Philippe qui étaient pour le mouvement contraire. Après avoir entendu l'avertissement de Nicolas, il s'est exprimé avec douceur :

Mes amis, avant de prononcer tout point de vue personnel, il conviendrait de réfléchir à la bonté infinie du Maître. Au cours de ma vie, avant la Pentecôte, j'admets que toutes sortes d'erreurs sont apparues sur mon chemin d'homme fragile et pécheur. Je n'hésitais pas à lapider les plus malheureux et j'en suis même arrivé à conseiller le Christ d'en faire autant ! Comme vous le savez, j'ai été de ceux qui l'ont nié à l'heure extrême. Néanmoins, depuis que nous est arrivée la connaissance par l'inspiration céleste, il ne serait pas juste d'oublier le Christ dans toutes nos initiatives. Nous devons nous dire que si Saûl de Tarse cherche à se valoir de telles mesures expéditives pour affliger de nouveaux coups aux serviteurs de l'Évangile, alors il est devenu encore plus malheureux qu'avant quand il nous tourmentait ouvertement. Étant pour autant un nécessiteux comme les autres, je ne vois pas de raisons suffisantes pour lui refuser nos mains fraternelles.

Percevant que Jacques se préparait à défendre l'avis de Nicolas, Simon Pierre a continué, après une courte pause :

Notre frère vient de se rapporter au symbole du loup qui apparaît sous la peau d'un mouton généreux et humble. Je suis d'accord avec cette expression de zèle. C'est pourquoi, conformément à la responsabilité qui m'a été confiée, je n'ai pas pu accueillir Saûl quand aujourd'hui il a frappé à notre porte. Je n'ai rien voulu décider sans votre concours, le Maître nous a enseigné qu'aucune œuvre utile ne pourra se faire sur terre sans la coopération fraternelle. Mais profitant de l'avis énoncé, examinons avec sincérité le problème imprévu qui nous est posé. En vérité, Jésus nous a avertis contre le ferment des pharisiens en nous disant que le disciple devra posséder en lui la douceur des colombes et la prudence des serpents. Nous sommes d'accord sur le fait que Saûl de Tarse peut être le loup symbolique. Mais même ainsi, pourvus de cette connaissance hypothétique, nous aurions une profonde question à résoudre. Si nous fleurons pour la paix et l'amour, que faire du loup après l'avoir effectivement identifié ? Le tuer ? Nous savons que cela n'entre pas dans notre ligne de conduite. Ne serait-il pas plus raisonnable de réfléchir à la possibilité d'une domestication ? Nous connaissons des hommes rudes qui réussissent à dominer des chiens féroces. Où serait alors l'esprit que Jésus nous a légué en tant que patrimoine sacré, si par des craintes mesquines nous cessions de pratiquer le bien ?

La parole concise de l'apôtre eut un effet singulier. Jacques lui-même semblait désappointé par ses précédentes réflexions. En vain, Nicolas chercha de nouveaux arguments pour formuler d'autres objections. En observant le pesant silence qui s'était fait, Pierre a dit calmement :

En conséquence, mes amis, je propose de demander à Barnabe de rendre personnellement visite au docteur de Tarse, au nom de cette maison. Lui et Saûl ne se connaissent pas et profiteront d'autant mieux de cette occasion, car en le voyant, le jeune tarsien ne se rappellera pas de son passé à Jérusalem. Si c'était l'un de nous qui lui rendait visite pour la première fois, peut-être serait-il gêné, jugeant nos propos comme s'il s'agissait de quelqu'un qui lui demanderait des comptes.

Jean applaudit cette idée chaleureusement. En raison du bon sens révélé par les suggestions de Pierre, Jacques et Philippe se dirent satisfaits et tranquilles. Ils se mirent d'accord pour que Barnabe lui rende visite le lendemain. Ils attendraient Saùl de Tarse avec intérêt. Si sa conversion était vraiment réelle, ce serait d'autant mieux.

Le diacre de Chypre se démarquait par sa grande bonté. Son expression affectueuse et humble, son esprit conciliateur, contribuaient dans l'église à trouver des solutions pacifiques sur tous les points.

Dans la matinée du lendemain, c'est avec un sourire généreux que Barnabe a étreint l'ex-rabbin dans la pension où il était logé. Aucun trait de sa nouvelle personnalité n'accusait ce persécuteur célèbre qui avait amené Simon Pierre à convoquer ses amis pour décider de son accueil. L'ex-docteur de la Loi était toute humilité et il était malade. Une évidente fatigue transparaissait de ses moindres gestes. Sa physionomie ne cachait pas une grande souffrance. Il répondait aux paroles amicales de son visiteur avec un sourire triste et timide. On pouvait voir, néanmoins, la satisfaction que sa visite lui causait, il était sensible au geste spontané de Barnabe. À sa demande, Saûl lui a raconté son voyage à Damas et la glorieuse vision du Maître qui était un moment inoubliable dans sa vie. À ces paroles, l'auditeur n'a pas

dissimulé sa sympathie. En quelques heures, il se sentait aussi proche de ce nouvel ami que s'il l'avait connu de longue date. Après leur conversation, Barnabe trouva un prétexte pour aller voir le propriétaire de l'auberge et payer les dépenses du logement. Ensuite, il a invité Saûl à l'accompagner à l'église du « Chemin ». Saûl n'a pas manqué d'hésiter, tandis que l'autre insistait.

Je crains - a dit le jeune tarsien un peu indécis -, d'avoir déjà trop offensé Simon Pierre et les autres compagnons. Ce n'est que par la miséricorde du Christ que j'ai obtenu une étincelle de lumière pour ne pas perdre complètement mes jours.

Voyons ! - s'exclama Barnabe en lui tapotant l'épaule avec bonhomie - qui n'a pas commis d'erreur dans sa vie ? Si Jésus nous a tous estimés, ce n'est pas parce que nous le méritions, mais parce que devant notre condition de pécheurs nous en avions besoin.

Quelques minutes plus tard, ils étaient en chemin, alors que l'émissaire de Pierre remarquait le pénible état de santé de l'ancien rabbin. Très pâle et abattu, il semblait marcher difficilement, ses mains tremblaient, il le sentait fiévreux. Il se laissait guider comme quelqu'un qui reconnaissait son besoin de soutien. Son humilité émouvait l'autre qui avait entendu tant de réflexions désobligeantes à son sujet.

Une fois arrivés, Prochore leur a ouvert la porte, mais cette fois Saûl ne resta pas à attendre indéfiniment. Affectueusement, Barnabe a pris sa main et ils se sont dirigés vers le vaste salon où Pierre et Timon les attendaient. Ils se sont salués au nom de Jésus. L'ancien persécuteur est devenu encore plus pâle. À son tour, en le voyant, Simon n'a pas caché son étonnement en remarquant combien il était physiquement différent.

Ses yeux renfoncés, son extrême faiblesse organique, révélaient aux apôtres galiléens de profondes souffrances.

Frère Saûl - a dit Pierre ému -, Jésus veut que lu sois le bienvenu dans cette maison.

Qu'il en soit ainsi - a répondu l'arrivant les yeux larmoyants.

Timon l'a étreint avec des mots d'affection, à la placide Jean qui s'était absenté à l'aube au service de la confrérie de Joppé.

Au bout de quelques instants, réussissant à vaincre la gêne du premier contact avec les amis personnels du Maître après une si longue absence, le jeune tarsien, répondant à leur demande, leur raconta le grand événement de la journée de Damas dans ses moindres détails, tout en éprouvant une singulière émotion à verser les larmes qui baignaient son visage. Il fut excessivement ému au souvenir de telles grâces. Pierre et Timon n'avaient plus de doutes maintenant. La vision de l'ex-rabbin avait été réelle. Tous deux, en compagnie de Barnabe, ont suivi la description faite jusqu'au bout le regard plein d'émoi. Effectivement, le Maître était revenu pour convertir le grand persécuteur de sa doctrine. En convoquant Saùl de Tarse à l'apostolat de son amour, il avait révélé, une fois de plus, la leçon immortelle du pardon et de la miséricorde.

Son récit terminé, l'ex-docteur de la Loi était fatigué et abattu. Incité à exposer ses nouveaux espoirs, ses projets de travail spirituel, ainsi que ce qu'il prétendait faire à Jérusalem, il leur dit combien il leur était reconnaissant de lui manifester tant d'intérêt et leur énonça avec une certaine timidité :

-J'ai besoin d'entrer dans une phase active de travail qui me permette de rompre avec mon passé coupable. Il est vrai que j'ai fait beaucoup de mal à l'église de Jésus, à Jérusalem ; mais si la miséricorde de Jésus me permet de rester en ce monde, j'emploierai tout mon temps à divulguer cette maison d'amour et de paix dans d'autres endroits sur terre.

Oui - a répliqué Simon avec pondération -, il est certain que le Messie renouvellera tes forces afin que tu puisses répondre à un si noble engagement le moment opportun venu.

Saûl sembla être réconforté à ces paroles d'encouragement ; laissant percevoir qu'il désirait consolider la confiance de ses auditeurs, il arracha de la doublure de sa tunique usée un rouleau de parchemins et le présenta à l'ex-pêcheur de Capharnaum, à qui il dit ému :

Voici une marque d'amitié de la part de Gamaliel que je porte toujours sur moi. Peu avant de mourir, il m'a donné la copie des annotations de Lévi, concernant la vie et les actes du Sauveur. Il tenait beaucoup à ces notes parce qu'il les avait reçues de cette maison lors de la première visite qu'il vous avait faite.

À l'évocation de ces chers souvenirs, Simon Pierre a pris les parchemins avec un vif intérêt. Saûl remarqua que le cadeau de Gamaliel avait atteint l'objectif prévu par le généreux donneur. Dès lors, les yeux de l'ancien pêcheur se sont fixés sur lui avec plus de confiance. Pierre lui a parlé de la bonté du généreux rabbin et s'informa de sa vie à Palmyre, de ses derniers jours, de son décès. Le disciple lui répondait satisfait.

Revenant au thème de ses nouvelles perspectives, humblement toujours, il s'est plus amplement expliqué :

J'ai de nombreux projets de travail pour l'avenir mais je me sens abattu et malade. Les efforts du dernier voyage, sans moyen aucun, ont aggravé ma santé. Je me sens fiévreux, le corps douloureux, l'âme épuisée.

Tu manques d'argent ? - a interrogé Simon gentiment.

Oui... - a-t-il répondu hésitant.

Ces besoins - a éclairci Pierre - sont en partie déjà résolus. Ne t'en inquiète pas trop. J'ai demandé à Barnabe qu'il paie les premières dépenses de l'auberge et quant au reste, nous t'invitons à te reposer chez nous le temps que tu voudras. Cette maison est aussi la tienne. Utilise ce que nous avons comme bon te semble.

Leur hôte en fut touché. Se souvenant du passé, il se sentit blessé dans son amour propre ; mais en même temps, il suppliait Jésus de l'assister pour ne pas mépriser les occasions d'apprentissage qui se présentaient à lui.

J'accepte... - a-t-il répondu sur un ton réservé révélant son embarras -, je resterai chez vous tant que ma santé aura besoin de soins...

Et comme s'il avait une extrême difficulté à ajouter une demande à la faveur qu'il acceptait, après une longue pause pendant laquelle tous pouvaient remarquer l'effort qu'il faisait pour parler, il demanda avec émotion :

Si cela était possible, je désirerais occuper le lit où Etienne se reposait généreusement dans cette maison.

Barnabe et Pierre furent fortement émus. Ils s'étaient tous mis d'accord pour ne pas faire allusion au prédicateur massacré sous les huées et les lapidations. Ils ne voulaient pas rappeler le passé devant le converti de Damas, même si son attitude n'était pas vraiment sincère.

En l'entendant, l'ancien pêcheur de Capharnaûm s'est presque mis à pleurer. Avec un extrême dévouement, il a satisfait sa demande et, ainsi, il fut conduit à l'intérieur où il s'est installé dans des draps très propres. Pierre fit encore plus : comprenant la profonde signification de ce désir, il apporta au converti de Damas les simples parchemins que le martyr utilisait quotidiennement dans l'étude et la méditation de la Loi, des Prophètes et de l'Évangile. Malgré la fièvre, Saûl en fut réjoui. Pris d'une profonde commotion, à travers les passages favoris des parchemins sacrés, il lut le nom d'« Abigail », gravé plusieurs fois. Il y avait là des phrases particulières à la dialectique de sa fiancée bien-aimée, les dates coïncidaient parfaitement avec ses révélations personnelles quand tous deux évoquaient le passé dans le verger de Zacarias. Le mot « Corinthe » était répété plusieurs fois. Ces documents semblaient avoir une voix. Ils lui parlaient d'un amour fraternel grand et sacré. Il l'entendait en silence et gardait jalousement ses conclusions. Il ne révélerait à personne ses intimes douleurs. Il suffisait aux autres de connaître les grandes erreurs de sa vie publique, les remords, les rectifications qui, bien que vérifiées ouvertement, rares étaient ceux parmi ses amis qui arrivaient à le comprendre. Observant son attitude de constante méditation, Pierre a redoublé dans sa tâche d'assistance fraternelle par des paroles amicales, des commentaires concernant le pouvoir de Jésus, des bouillons succulents, des fruits nutritifs, des paroles de soutien. Et tout cela sensibilisait beaucoup le malade qui ne savait comment traduire son éternelle gratitude.

Cependant, il avait remarqué que Jacques, fils d'Alphée, méfiant peut-être à cause de ses antécédents, ne daignait pas s'adresser à lui. S'élevant en ferme pratiquant de la Loi de

Moïse à l'intérieur de l'église du « Chemin », de temps à autre, il était perçu par le jeune tarsien comme une ombre impassible qui se glissait et balbutiait des prières silencieuses parmi les patients. Au début, il ressentit combien ce dédain le blessait ; mais bientôt il éprouva le besoin de s'humilier devant tous. Il n'avait encore rien fait qui puisse enrichir ses nouvelles convictions. Quand il dominait au Sanhédrin, il ne pardonnait pas non plus les adhésions de dernière heure.

Dès qu'il entra en convalescence, déjà complètement reconnu par l'affection de Pierre, il lui a demandé des conseils sur les projets qu'il avait à l'esprit, lui demandant d'user de la plus grande franchise pour qu'il puisse affronter la situation, aussi dures qu'en soient les circonstances.

À mon avis - a dit l'apôtre avec modération - il ne me semble pas raisonnable de rester à Jérusalem pour l'instant dans cette période de renouvellement. Pour te parler avec sincérité, il faut considérer ton nouvel état d'âme comme une précieuse plante qui commence à germer. Il faut donner de la liberté au germe divin de la foi. Dans l'hypothèse où tu resterais ici, tu trouverais quotidiennement, d'un côté les prêtres intransigeants en guerre contre ton cœur ; et de l'autre, les personnes incompréhensibles qui parlent de l'extrême difficulté du pardon, bien qu'elles connaissent trop bien les leçons du Maître en ce sens. Tu ne dois pas ignorer que la persécution lancée aux sympathisants du « Chemin » a laissé des traces très profondes dans l'âme populaire. Il n'est pas rare de voir arriver ici des personnes mutilées qui maudissent le mouvement. Cela pour nous, Saûl, est dans un passé qui ne reviendra jamais ; néanmoins, ces créatures ne pourront pas le comprendre ainsi, de si tôt. À Jérusalem tu ne serais pas à ta place. Le germe de tes nouvelles convictions trouverait mille éléments hostiles et peut-être serais-tu à la merci de l'exaspération.

Le jeune homme a entendu ses avertissements rongé d'angoisse, sans protester. L'apôtre avait raison.

Dans toute la ville, il rencontrerait de viles critiques destructrices.

Je retournerai à Tarse... - a-t-il dit avec humilité -, il est possible que mon vieux père comprenne ma situation et aide mes pas. Je sais que Jésus bénira mes efforts. S'il faut recommencer une existence, je recommencerai là d'où Je viens...

Simon l'a dévisagé avec tendresse, admiratif devant cette transformation spirituelle.

Quotidiennement, tous deux reprenaient leurs entretiens amicaux. Le converti de Damas, d'une intelligence fulgurante, révélait une curiosité insatiable concernant la personnalité du Christ, ses moindres faits et ses plus subtiles enseignements. D'autres fois, il demandait à l'ex-pêcheur toutes les informations possibles sur Etienne, se réjouissant aux souvenirs d'Abigail, bien que gardant jalousement les détails de la romance de sa jeunesse. Il fut donc informé des lourds travaux du prédicateur de l'Évangile pendant sa captivité ; de son dévouement à un patricien nommé Serge Paul ; de son évasion dans un état de santé misérable dans le port palestinien ; de son admission dans l'église du « Chemin » comme indigent ; des premières notions de l'Évangile et de sa naturelle illumination en le Christ Jésus. Il était enchanté d'entendre les récits simples et aimants de Pierre qui révélait sa vénération pour le martyr, et qui évitait de le blesser dans sa condition de bourreau repenti.

Dès qu'il put se lever du lit, il alla entendre les prédications dans cette même enceinte où il avait insulté le frère d'Abigail pour la première fois. Les exposants de l'Évangile étaient le plus souvent Pierre et Jacques. Le premier parlait avec une profonde prudence, bien que s'efforçant d'utiliser de merveilleuses expressions symboliques. Le second, toutefois, semblait torturé par l'influence judaïsante. Jacques donnait l'impression à la majorité des auditeurs de réintégrer les règles pharisiennes. Ses sermons fuyaient le courant de liberté et d'amour de Jésus-Christ. Il se révélait prisonnier des conceptions étroites du judaïsme dominant. De longues périodes de ses discours se rapportaient aux chairs impures, aux obligations envers la Loi, aux impératifs de la circoncision. L'assemblée aussi semblait complètement modifiée. L'église ressemblait davantage à une synagogue ordinaire. Des Israélites, dans une attitude solennelle, consultaient des parchemins et des papyrus qui contenaient les prescriptions de Moïse. Saûl chercha, en vain, la figure impressionnante des souffrants et des infirmes qu'il avait vus dans l'enceinte quand il était venu là pour la première fois. Très curieux, il remarqua que Simon Pierre les recevait avec une grande bonté dans une salle contiguë. Il s'est approché davantage et put observer que, tandis que la prédication reproduisait exactement la scène des synagogues, les affligés se réunissaient sans interruption dans l'humble salle de l'ex-pêcheur de Capharnaum. Certains sortaient portant des flacons de remède, pour d'autres, c'était de l'huile et du pain.

Saûl fut impressionné. L'église du « Chemin » semblait bien changée. Il lui manquait quelque chose. L'ambiance générale asphyxiait visiblement toutes les idées du Nazaréen. Il ne trouvait plus en ces lieux la grande vibration de fraternité et d'unification des principes pour l'indépendance spirituelle. Après de longues réflexions, il attribuait tout cela à l'absence d'Etienne. Celui-ci mort, l'effort de l'Évangile libre s'était éteint ; car c'était lui le ferment divin de la rénovation. Ce n'est qu'alors qu'il prit conscience de la grandeur de sa tâche.

II voulut demander la parole, parler comme à Damas, critiquer les erreurs d'interprétation, agiter la poussière qui s'accumulait sur l'idéalisme du Christ immense et sacré, mais il se rappela les pondérations de Pierre et se tut. Il n'était pas Juste, pour l'instant, de réprimander les pratiques d'autrui tant qu'il n'avait pas donné la preuve de sa propre rénovation. S'il se mettait à parler, il pourrait peut-être entendre de justes reproches. En outre, il remarquait que les connaissances du passé qui fréquentaient maintenant l'église du « Chemin », sans abandonner pour autant leurs principes erronés, le regardaient de travers sans cacher leur dédain, le considérant perturbé mentalement. Et c'était dans un suprême effort qu'il retenait son désir de croiser les armes, ici même, pour restaurer la vérité pure.

Après la première réunion, il épia l'occasion de se retrouver seul avec l'ex-pêcheur de Capharnaum pour lui parler des innovations observées.

- La tempête qui s'est abattue sur nous - lui expliqua Pierre généreusement, sans faire allusion à son comportement d'autrefois - m'a incité à de sérieuses méditations. Depuis la première enquête du Sanhédrin dans cette maison, j'ai remarqué que Jacques avait souffert de profondes transformations. Il s'est livré à une vie de grand ascétisme, observant rigoureusement la Loi de Moïse. J'ai beaucoup réfléchi à son changement de comportement, mais d'autre part, je me suis dit qu'il n'était pas mauvais. C'est un compagnon ardent, dévoué et loyal. Je me suis tu pour en conclure plus tard que tout a une raison d'être. Quand les persécutions se firent plus pressantes, l'attitude de Jacques, bien que peu louable quant à la liberté de l'Évangile, a eu son côté bénéfique. Les délégués les plus acharnés ont respecté son dévouement mosaïque et ses amitiés sincères dans le judaïsme nous ont aidés à la manutention du patrimoine du Christ. Jean et moi avons passé des heures angoissantes à considérer ces problèmes. Serions-nous déloyales, falsifierions la vérité ? Anxieusement nous avons supplié l'inspiration du Maître. Avec l'assistance de sa divine lumière, nous sommes arrivés à de judicieuses conclusions. Serait-il juste de faire combattre la vigne encore tendre avec le figuier sauvage ? Si nous cédions à notre impulsion personnelle d'affronter les ennemis de l'indépendance de l'Évangile, nous oublierions fatalement l'œuvre collective. Il n'est pas licite que le timonier, pour témoigner de l'excellence de ses connaissances nautiques, jette le bateau contre les rochers au préjudice de la vie de tous ceux qui lui ont fait confiance. Nous avons ainsi considéré que les difficultés étaient nombreuses et que nous avions besoin, aussi minime qu'ait été notre capacité d'action, de conserver l'arbre de l'Évangile encore tendre pour ceux qui viendraient après nous. D'autant que Jésus nous a enseigné que nous n'arrivons à des objectifs élevés en ce monde qu'en cédant quelque chose de nous-mêmes. Par l'intermédiaire de Jacques, le pharisaïsme accepte de marcher avec nous. Et bien conformément aux enseignements du Maître, nous irons aussi loin que possible. Et je pense vraiment que si Jésus nous a enseigné cela, c'est parce qu'en marchant se présente l'occasion d'enseigner quelque chose et de révéler qui nous sommes.

Tandis que Saûl le dévisageait avec une admiration redoublée par les judicieux concepts évoqués, l'apôtre concluait :

Cela passera ! L'œuvre est du Christ. Si elle était nôtre, elle échouerait certainement, mais nous ne sommes que de simples et imparfaits coopérateurs.

Saûl a gardé cette leçon pour lui et est allé se coucher en réfléchissant. En son for intérieur, Pierre lui semblait bien plus grand maintenant. Cette sérénité, ce pouvoir de compréhension des moindres faits, lui donnaient une idée de sa profonde illumination spirituelle.

Une fois physiquement remis, avant toute décision sur le nouveau chemin à prendre, dans une impulsion naturelle d'attachement, le Jeune tarsien désira revoir à Jérusalem les endroits qui lui suggéraient tant de doux souvenirs. Il a visité le Temple, ressentant au fond de lui le contraste des émotions que lui suscitait maintenant ce lieu. Il n'eut pas envie de pénétrer dans le Sanhédrin, mais il se rendit hâtivement à la Synagogue des Ciliciens où il pensait retrouver des relations nobles et affables d'antan. Néanmoins, même là où se réunissaient les compatriotes résidants à Jérusalem, il fut froidement reçu. Personne ne l'invita au labeur de la parole. À peine quelques connaissances de sa famille lui serrèrent la main sèchement, évitant sa compagnie, de manière ostensible. Les plus ironiques, une fois que furent terminés les services religieux, lui posèrent des questions avec des sourires mesquins. Sa conversion aux portes de Damas était commentée avec des sarcasmes acerbes et désobligeants.

Ne s'agissait-il pas de quelques sortilèges des sorciers du « Chemin » ? - disaient certains. - N'était-ce pas plutôt Déméter qui s'était habillé en Christ et avait fasciné ses yeux malades et fatigués ? - interrogeaient d'autres.

Il perçut les ironies dont il était l'objet. Ils le traitaient comme un fou. C'est alors que sans contenir l'impulsivité de son cœur honnête, il est audacieusement monté sur une estrade et dit avec orgueil :

Frères de Cilicie, vous vous trompez. Je ne suis pas fou. Vous ne cherchez pas à argumenter avec moi parce que je vous connais et je sais mesurer l'hypocrisie pharisienne.

Immédiatement, une lutte se mit en place. De vieux amis vociféraient des injures. Les plus pondérés l'ont entouré comme s'ils le faisaient à un malade et lui ont demandé de se taire. Saûl dût faire un effort héroïque pour contenir son indignation. À grand peine, il réussit à se dominer et s'est retiré. Une fois sur la voie publique, il se sentit assailli par des idées accablantes. Ne serait-il pas mieux de combattre ouvertement, de prêcher la vérité sans considération pour les masques religieux qui remplissaient la ville ? À ses yeux, il était juste de réfléchir à une guerre déclarée aux erreurs des pharisiens. Et si, à l'inverse des pondérations de Pierre, il assumait à Jérusalem la direction d'un mouvement plus vaste en faveur du Nazaréen ? N'avait-il pas eu le courage de poursuivre les disciples quand les docteurs du Sanhédrin étaient tous complaisants ? Pourquoi ne pas assumer maintenant l'attitude de la réparation en dirigeant un mouvement contraire ? Il devait trouver quelques amis pour s'associer à son brûlant effort. À ce geste, il assisterait son frère lui-même dans sa tâche honorable au profit des nécessiteux.

Fasciné par de telles perspectives, il a pénétré dans le célèbre Temple. Il s'est souvenu des jours les plus reculés de son enfance et de sa première jeunesse. Le mouvement populaire de l'enceinte n'éveillait déjà plus en lui l'intérêt d'autrefois. Instinctivement, il s'est approché du lieu où Etienne avait succombé. La pénible scène lui revint en mémoire, détail après détail. Une douloureuse angoisse l'accablait. Il a prié avec ferveur le Christ. Il est entré dans la salle où il était resté seul avec Abigail, à entendre les derniers mots du martyr de l'Évangile. Il comprenait, enfin, la grandeur de cette âme qui l'avait pardonné in extremis. Chaque parole du mourant résonnait maintenant étrangement à ses oreilles. L'élévation d'Etienne le fascinait. Le prédicateur du « Chemin » s'était immolé pour Jésus ! Pourquoi n'en ferait-il pas autant ? Il était juste de rester à Jérusalem, de suivre ses pas héroïques pour que la leçon du Maître soit comprise. Noyé dans les souvenirs de son passé, le Jeune tarsien se plongeait dans de ferventes prières. Il implorait l'inspiration du Christ pour ses nouveaux chemins à parcourir. C'est alors que le converti de Damas, extériorisant ses facultés spirituelles, fruit de laborieuses disciplines, observa qu'une figure lumineuse apparaissait Inopinément à son côté, lui parlant avec une ineffable tendresse :

Quitte Jérusalem, car tes anciens compagnons n'accepteront pas, pour l'instant, ton témoignage !

Sous le pallium de Jésus, Etienne suivait ses pas sur le sentier de l'apostolat malgré la position transcendantale de son assistance invisible. Saûl, naturellement, se dit que c'était le Christ en personne l'auteur de l'affectueux avertissement et, profondément impressionné, il s'est rendu à l'église du « Chemin », informer Simon Pierre de ce qui s'était produit.

Néanmoins - finit-il par dire au généreux apôtre qui l'écoutait admiratif -, je ne dois pas vous cacher que je prévoyais d'agiter l'opinion religieuse de la ville pour défendre la cause du Maître et rétablir la vérité dans sa version intégrale.

Tandis que l'ex-pêcheur écoutait en silence, comme pour renforcer sa réponse, le nouveau disciple continuait :

Etienne ne s'est-il pas livré au sacrifice ? Je sens qu'il nous manque ici un courage égal à celui du martyr qui a succombé aux lapidations de mon ignorance.

Non, Saûl - a répliqué Pierre avec fermeté -, il ne serait pas raisonnable de penser cela. J'ai une plus grande expérience de la vie, bien que je n'aie pas la force de ton intelligence. Il est écrit que le disciple ne pourra pas être plus grand que le maître. Ici même, à Jérusalem, nous avons vu Judas tomber dans une embuscade analogue à celle-ci. En ces jours angoissants du Calvaire où le Seigneur a prouvé l'excellence et la divinité de son amour, nous, dans l'amer témoignage de notre foi exiguë, nous avons condamné notre malheureux compagnon. Quelques-uns de nos frères maintiennent, jusqu'à présent, l'opinion des premiers jours ; mais en contact avec la réalité du monde, j'en suis arrivé à la conclusion que Judas a été plus malheureux que pervers. Il ne croyait pas en la validité des oeuvres sans argent, il n'acceptait pas d'autre pouvoir que celui des princes du monde. Il était toujours soucieux du triomphe immédiat des idées du Christ. Combien de fois, l'avons-nous vu débattre impatient pour la construction du Royaume de Jésus, astreint aux principes politiques du monde. Le Maître souriait et feignait ne pas comprendre les insinuations, Seigneur de son divin programme. Judas, avant l'apostolat, était commerçant. Il était habitué à vendre de la marchandise et à recevoir en échange un paiement immédiat. Dans mes méditations maintenant, je pense qu'il n'a pas pu comprendre l'Évangile d'une autre manière, ignorant que Dieu est un créancier plein de miséricorde qui nous attend tous généreusement, qui ne sommes que de misérables débiteurs. Peut-être aimait-il profondément le Messie, néanmoins, l'empressement lui fit perdre l'occasion sacrée. Rien que par le désir de hâter la victoire, il a produit la tragédie de la croix par son manque de vigilance.

Saûl écoutait atterré ces justes considérations et le bon apôtre continuait :

Dieu est la providence pour tous. Personne n'est oublié. Pour que tu mesures mieux la situation, admettons que tu as été plus chanceux que Judas. Ta victoire personnelle dépendra de tes actes. Supposons que tu aies pu attirer au Maître toute la ville. Et après ? Tu devrais et tu pourrais répondre à tous ceux qui auraient adhéré à ton effort ? La vérité est que tu pourrais attirer, mais jamais convertir. Comme tu ne pourrais t'occuper de tout le monde en particulier, tu finirais exécré de la même manière. Si Jésus, qui peut tout en ce monde sous l'égide du Père, attend avec patience la conversion du monde, pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant à notre tour? La meilleure position dans la vie est celle de l'équilibre. Il n'est pas juste de vouloir en faire ni plus, ni moins que ce que nous devons, d'ailleurs le Maître nous a averti qu'à chaque Jour suffit sa peine.

Le converti de Damas était excessivement surpris. Simon présentait des arguments indiscutables. Son inspiration l'atterrait.

Vu ce qui s'est produit - a continué l'ex-pêcheur calmement -, il vaut mieux que tu partes dès la tombée de la nuit. La lutte initiée dans la Synagogue des Ciliciens est bien plus importante que les affrontements de Damas. Il est possible que dès demain, ils cherchent à t'incarcérer. D'autant que la mise en garde reçue dans le Temple n'est pas du genre à différer des mesures qui s'imposent.

Saûl accepta de bon gré cette thèse. Peu de fois dans la vie avait-il écouté des remarques aussi sensées.

Penses-tu retourner en Cilicie ? - a dit Pierre sur un ton paternel.

Maintenant, je n'ai plus où aller - a-t-il répondu avec un sourire résigné.

Très bien, tu partiras pour Césarée. Nous y avons des amis sincères qui pourront

t'aider.

Le programme de Simon Pierre fut rigoureusement accompli. Dans la nuit alors que Jérusalem était enveloppée d'un grand silence, un humble cavalier traversait les portes de la ville en direction des chemins menant au grand port palestinien.

Torturé par les constantes appréhensions de sa nouvelle vie, il est arrivé à Césarée décidé à ne pas y rester longtemps. Il remit les lettres de Pierre qui le recommandaient à ses amis fidèles. Par tous, il fut reçu avec sympathie et n'eut pas de difficultés à reprendre le chemin de sa ville natale.

Se dirigeant maintenant vers le scénario de son enfance, il se sentait extrêmement ému par ses moindres souvenirs. Ici, un accident en chemin lui suggérait de doux souvenirs ; là, un groupe d'arbres vieillis éveillait en lui une attention toute spéciale. À plusieurs reprises, il croisa des caravanes de chameaux qui lui rappelaient les activités de son père. Sa vie spirituelle de ces dernières années avait été si intense, si grandes ses transformations, que la vie du foyer lui semblait un agréable rêve depuis longtemps disparu. Alexandre lui avait donné les premières nouvelles de sa famille. Il déplorait le départ de sa mère juste quand il avait le plus grande besoin de sa compréhension affectueuse ; mais dans son cas, il la livrait aux bons soins de Jésus. De son vieux père, il n'était pas raisonnable d'attendre une plus juste compréhension. En tant qu'esprit formaliste, radicalement proche du pharisaïsme d'une manière intégrale, il était certain qu'il n'approuverait pas sa conduite.

Il atteint les premières rues de Tarse, l'âme oppressée alors que les souvenirs se succédaient sans interruption.

Il frappa à la porte du foyer paternel. À la physionomie indifférente des serviteurs, il comprit combien il revenait transformé. Les deux domestiques les plus anciens ne le reconnurent pas. Il garda le silence et attendit. Après un long moment, son père est venu le recevoir. Le vieil Isaac se soutenant à sa canne, souffrant d'un rhumatisme obstiné avancé, n'a pas dissimulé un grand geste d'étonnement. Il avait immédiatement reconnu son fils.

Mon fils !... - a-t-il dit d'une voix énergique en cherchant à dominer son émotion - serait-ce possible que mes yeux me trompent ?

Saûl l'a étreint affectueusement, puis tous deux se dirigèrent à l'intérieur.

Isaac s'est assis et voulut savoir ce que son fils avait au fond de son cœur et d'un regard perçant il l'a interrogé sur un ton de censure :

Serais-tu vraiment guéri ?

Pour le jeune homme, une telle question était un coup de plus porté à sa sensibilité affective.

Il se sentait fatigué, dérouté, déçu ; il avait besoin de courage pour recommencer son existence dans un idéalisme plus grand et même son père le désapprouvait avec des questions absurdes ! Désireux de trouver de la compréhension, il lui a répondu avec émotion :

Mon père, par pitié, accueillez-moi !... Je n'ai pas été malade, mais par l'esprit, maintenant, je suis dans le besoin ! Je sens que je ne pourrai pas recommencer ma carrière dans la vie sans un peu de repos !... Tendez-moi vos mains !...

Connaissant l'austérité paternelle et l'extension de ses propres besoins en cette heure difficile de son chemin, l'ex-docteur de Jérusalem s'humilia complètement, mettant dans sa voix toute la fatigue que renfermait son cœur.

Le vieil Israélite l'a dévisagé fermement, solennel, et se prononça sans compassion :

Tu n'as pas été malade ? Que signifie donc la triste comédie de Damas ? Les enfants peuvent être ingrats et réussissent à oublier, mais les parents, s'ils ne quittent jamais leur pensée, savent ressentir toute la cruauté de leur façon de procéder... Ça ne te fais pas mal de nous voir vaincus et humiliés, souillés de toute la honte que tu as jetée sur notre maison ? Rongée de chagrin, ta mère a trouvé le soulagement dans la mort ; mais, moi ? Me crois-tu insensible à ta désertion ? Si j'ai résisté, c'est parce que je gardais l'espoir de trouver Jéhovah, supposant que tout cela n'était qu'un malentendu, qu'une perturbation mentale s'était abattue sur toi te jetant dans l'incompréhension et dans les critiques injustifiables du monde !... Je t'ai éduqué avec tout l'amour qu'un père de notre race a l'habitude de consacrer à son fils unique...

Tu synthétisais de glorieuses promesses pour notre lignée. Je me suis sacrifié pour toi, je t'ai comblé de faveurs, je n'ai pas épargné mes efforts pour que tu puisses avoir les maîtres les plus sages, j'ai soigné ta jeunesse, je t'ai rempli de la tendresse de mon amour et c'est de cette manière que tu me rends les dévouements et les affections du foyer ?

Saûl pouvait affronter plusieurs hommes armés sans manquer du courage qui marquait sa conduite. Il pouvait réprimander les comportements condamnables des autres, occuper la plus dangereuse tribune pour l'examen des hypocrisies humaines, mais devant ce vieillard dont il ne pouvait plus renouveler la foi, et considérant la grandeur de ses sentiments paternels sacrés, il ne put réagir et se mit à pleurer.

Tu pleurs ? - a continué l'ancien très sèchement. -Mais, je ne t'ai jamais donné d'exemples de lâcheté ! Dans les jours les plus difficiles, j'ai lutté avec héroïsme pour que tu ne manques de rien. Ta faiblesse morale est fille du parjure, de la trahison. Tes larmes viennent du remords inéluctable ! Comment as-tu pu suivre, ainsi, le chemin du mensonge exécrable ? Pourquoi as-tu produit la scène de Damas pour répudier les principes qui t'ont nourri dès le berceau ?

Comment as-tu pu abandonner la brillante situation de rabbin dont nous attendions tant, pour t'afficher en compagnie d'hommes déclassés qui n'ont jamais cultivé la tradition aimante d'un foyer ?

Face aux accusations injustes, le jeune tarsien sanglotait, peut-être pour la première fois dans sa vie.

Quand j'ai su que tu allais épouser une jeune fille sans parents connus - continua le vieil homme implacable -, je fus surpris et j'ai attendu que tu te prononces directement. Plus tard, Dalila et son mari furent obligés de quitter Jérusalem précipitamment, rongés de honte par l'ordre d'emprisonnement que la Synagogue de Damas avait lancé contre toi. À plusieurs reprises, je me suis demandé si ce n'était pas cette créature inférieure, que tu avais élue, la cause de si grands désastres moraux. Voilà plus de trois ans que je me lève quotidiennement pour réfléchir à ta criminelle façon de procéder, au détriment de tes devoirs les plus sacrés !

En entendant ces propos injustes sur la personne d'Abigail, le jeune homme reprit ses esprits et dit avec humilité :

Mon père, cette créature était une sainte ! Dieu ne l'a pas voulue en ce monde ! Peut- être que si elle était encore vivante, mon cerveau serait plus équilibré pour harmoniser ma nouvelle vie.

Son père n'a pas apprécié sa réponse, bien que l'objection ait été faite sur un ton d'obéissance et d'affection.

Nouvelle vie ? - a-t-il commenté irrité - que veux-tu dire par là ?

Saûl a séché ses larmes et a répondu résigné :

Je veux dire que l'épisode de Damas n'a pas été une illusion et que Jésus a transformé

ma vie.

Ne pourrais-tu voir en tout cela une vraie folie ? - a continué son père avec étonnement. - Ce n'est pas croyable ! Comment peux-tu abandonner l'amour de ta famille, les traditions vénérables de ton nom, les espoirs sacrés des tiens, pour suivre un charpentier inconnu ?

Saûl comprit la souffrance morale de son père quand il s'exprimait de la sorte. Il eut envie de se jeter dans ses bras aimants, de lui parler du Christ, l'aider à se faire une réelle opinion de la situation. Mais entrevoyant simultanément la difficulté à se faire comprendre, il l'observait résigné, tandis qu'il continuait les yeux larmoyants, révélant la peine et la colère qui le dominaient.

Comment cela peut-il être ? Si la maudite doctrine du charpentier de Nazareth impose une criminelle indifférence des liens les plus sacrés de la vie, comment nier sa nocivité et sa bâtardise ? Serait-il juste de préférer un aventurier mort parmi des malfaiteurs, à un père digne et travailleur qui a vieilli au service honnête de Dieu ?

Mais, père - disait le jeune homme d'une voix suppliante -, le Christ est le Sauveur promis !...

La furie d'Isaac sembla s'aggraver.

Tu blasphèmes ? - s'est-il écrié. - Comment ne crains-tu pas d'insulter la Providence divine ? Les espoirs d'Israël ne pourraient se reposer sur un front qui s'est évanoui dans le sang de la punition, entre des voleurs !... Tu es fou ! J'exige la reconsidération de tes attitudes.

Alors qu'il faisait une pause, le converti a objecté :

Il est vrai que mon passé est plein d'erreurs quand je n'ai pas hésité à persécuter les expressions de la vérité ; mais depuis trois ans, je ne me rappelle pas d'un acte quel qu'il soit qui ait besoin de reconsidération.

L'ancien a semblé atteindre le summum de la colère et s'exclama durement :

Je sens que les paroles généreuses ne conviennent pas à ta raison perturbée. Je vois que j'ai attendu en vain, pour ne pas mourir en haïssant quelqu'un. Malheureusement, Je suis obligé de reconnaître dans tes décisions actuelles, un fou ou un vulgaire criminel. Donc, pour définir nos attitudes, je te demande de faire un choix définitif, entre mol et le méprisable charpentier !...

À l'énoncé d'une telle intimation, la voix paternelle était étouffée, vacillante, démontrant une profonde souffrance. Saûl a compris et, en vain, il chercha un argument conciliateur. L'incompréhension de son père l'angoissait. Jamais il n'avait tant réfléchi et si Intensément, aux enseignements de Jésus concernant les lien» familiaux. Il se sentait fortement attaché au généreux vieillard, il aurait voulu le soutenir dans sa rigidité intellectuelle, adoucir ses impressions tyranniques, mais il comprenait les barrières qui se dressaient devant ses désirs sincères. Il savait avec quelle sévérité son propre caractère avait été forgé. Préjugeant de l'inutilité de ses appels affectifs, il a murmuré à la fois humble et anxieux :

Mon père, nous deux avons besoin de Jésus !...

Le vieil homme, inflexible, lui a adressé un regard austère et rétorqua avec rudesse :

Ton choix est fait ! Tu n'as plus rien à faire dans cette maison !...

Le vieillard tremblait. On voyait l'effort spirituel qu'il avait du faire pour prendre cette décision. Eduqué dans les concepts intransigeants de la Loi de Moïse, Isaac souffrait en tant que père ; et pourtant, il expulsait son fils dépositaire de tant d'espoirs, comme s'il accomplissait un devoir. Son être aimant lui suggérait la pitié, mais la raison de l'homme, incarcéré dans les dogmes implacables de sa race, étouffait son impulsion naturelle.

Silencieux, Saûl l'a dévisagé dans une attitude suppliante. Son foyer était le dernier espoir qui lui restait. Il ne voulait pas croire à cette dernière perte. Il a fixé l'ancien avec des yeux presque larmoyants et, après de longues minutes d'attente, il l'a imploré d'un geste émouvant qui ne lui était pas habituel :

Je manque de tout, mon père. Je suis fatigué et malade ! Je n'ai pas argent, j'ai besoin de la pitié de mon prochain.

Et soulignant sa douloureuse plainte :

Vous aussi vous m'expulsez ?...

Isaac sentit que cette supplique vibrait au plus profond de son cœur. Mais, jugeant peut-être que l'énergie était plus efficace que la tendresse, dans le cas présent, il a répondu sèchement :

Corrige tes impressions, parce que personne ne t'a expulsé. C'est toi qui as voué tes amis et tes affections les plus pures au suprême abandon !... Tu as des besoins ? Il est juste que tu demandes au charpentier les mesures appropriées... C'est lui qui a généré de telles absurdités, il aura suffisamment de pouvoir pour te secourir.

Une immense douleur suffoquait l'esprit de l'ex-rabbin. Les allusions au Christ lui faisaient plus mal que les reproches directs qu'il avait reçus. Sans réussir à réprimer sa propre angoisse, il sentit que des larmes ardentes roulaient sur ses joues brûlées par le soleil du désert. Il n'avait jamais éprouvé des sanglots aussi amers. Pas même dans sa cécité angoissante après sa vision de Jésus, il pleurait si douloureusement. Bien qu'oublié dans une pension sans nom, aveugle et prostré, il sentait la protection du Maître qui le convoquait à son divin service. Il avait l'impression d'être plus près du Christ. Il se réjouissait des douleurs les plus acerbes, du fait d'avoir reçu aux portes de Damas son appel glorieux et direct. Mais depuis, il cherchait en vain de l'aide auprès des hommes pour initier sa tâche sacrée. Ses meilleurs amis lui recommandaient de garder ses distances. Et finalement, son père était là, vieux et riche, à lui refuser sa main au moment le plus pénible de sa vie. Il l'expulsait. Il ressentait de l'aversion pour ses idées régénératrices. Il ne tolérait pas sa condition d'ami du Christ. Dans les larmes qui bouillonnaient de ses yeux, il s'est alors rappelé d'Ananie. Quand tous l'abandonnaient à Damas, est apparu le messager du Maître, lui rendant son allant. Son père lui avait parlé, ironiquement, des pouvoirs du Seigneur. Oui, Jésus ne le laisserait pas sans ressources. Il a lancé à son géniteur un regard inoubliable et lui dit humblement :

Alors, adieu, mon père !... Vous l'avez bien dit, je suis sûr que le Messie ne m'abandonnera pas !...

Le pas indécis, il s'est approché de la porte de sortie. Il a jeté un regard furtif sur l'ancienne décoration de la salle. Le fauteuil de sa mère était dans sa position habituelle. Il s'est rappelé du temps où les yeux maternels lisaient pour lui les premières notions de la Loi. Il crut voir son ombre lui envoyer un sourire aimant. Jamais il n'avait ressenti un vide aussi grand. Il était seul. Il eut peur de lui-même, car il ne s'était jamais retrouvé dans de telles circonstances.

Après cette pénible réflexion, il s'est retiré en silence. Il a regardé, indifférent, le mouvement de la rue, comme quelqu'un qui aurait perdu tout intérêt pour la vie.

Il n'avait fait que quelques pas vers son destin incertain qu'il entendit appeler avec insistance.

Il s'est retourné et remarqua qu'il s'agissait du vieux serviteur de son père qui courait à sa poursuite.

Peu après, le domestique lui donnait une lourde bourse en lui disant sur un ton amical :

Votre père vous envoie cet argent en guise de souvenir.

Saûl a ressenti alors au fond de lui la révolte de l'« homme vieux ». Il s'est imaginé invoquer sa propre dignité et rendre ce cadeau humiliant. En procédant de la sorte, il apprendrait à son père qu'il était son fils et non un mendiant. Il lui donnerait une leçon, lui montrerait sa propre valeur, mais il se dit aussi que les rudes épreuves peut-être se faisaient avec le consentement de Jésus, pour que son cœur encore volontaire apprenne la véritable humilité. Il sentit qu'il avait vaincu de nombreux obstacles ; qu'il s'était montré supérieur à Damas et à Jérusalem ; qu'il avait dominé les hostilités du désert ; qu'il avait supporté l'ingratitude des climats et de pénibles fatigues ; mais que le Maître maintenant lui suggérait de lutter contre lui-même pour que l'« homme du monde » cesse d'exister, désirant la naissance du disciple plus énergique, plus aimant et plus tendre. Ce serait, peut-être, la plus grande de toutes les batailles. Il l'a ainsi brusquement compris et cherchant à se vaincre lui même, il a pris la bourse avec un sourire résigné, l'a gardée humblement entre les plis de sa tunique, a salué le serviteur avec des expressions de remerciement et a dit en s'efforçant de manifester de la joie :

- Synésius, avise mon père de la satisfaction qu'il m'a procurée avec son affectueuse offre et dis lui que je prie Dieu de l'aider.

Suivant le cours incertain de sa nouvelle situation, il reconnut dans l'attitude paternelle le réflexe de» anciennes traditions du judaïsme. En tant que père, Isaac ne voulait pas paraître ingrat et inflexible, cherchant A le soutenir ; mais comme pharisien jamais il ne supporterai! la rénovation de ses idées.

Avec un air indifférent, il a pris un léger repas dans une modeste auberge. Néanmoins, il ne réussissait pas à supporter l'agitation des rues. Il avait soif de méditation et de silence. Il avait besoin d'entendre sa conscience et son cœur avant de décider de la nouvelle tournure qu'allait prendre sa vie. Il chercha à s'éloigner de la ville. En tant qu'ermite anonyme, il se dirigea vers la campagne en friche. Après avoir beaucoup marché au hasard, il réussit à atteindre la banlieue du Taurus. Le cortège des ombres tristes de l'après-midi commençait. Épuisé de fatigue, il s'est reposé près d'une des innombrables cavernes abandonnées. Au loin, Tarse reposait entre les bois. Les brises vespérales vibraient dans l'air, sans déranger la placidité des choses. Plongé dans la quiétude de la nature, Saùl est mentalement retourné au jour de sa transformation radicale. Il s'est souvenu de l'abandon vécu dans la pension de Judas, de l'indifférence de Sadoc pour son amitié, de la première réunion de Damas, où il avait supporté tant de huées, d'ironies et de sarcasmes. Il était parti pour Palmyre, avide d'y trouver l'assistance de Gamaliel afin de pénétrer la cause du Christ, mais le noble maître lui avait conseillé l'isolement dans le désert. Il s'est rappelé des dures difficultés du métier à tisser et le manque de moyens de toute sorte dans l'oasis solitaire. En ces jours silencieux et longs, jamais il n'avait pu oublier sa fiancée décédée, luttant pour s'élever spirituellement au-dessus des rêves déchus. Alors qu'il étudiait l'Évangile, au fond de lui-même, il ressentait un singulier remords pour le sacrifice d'Etienne, qui à son avis avait été la pierre tombale de son engagement futur. Ses nuits étaient pleines d'infinies angoisses. Parfois, lors d'effroyables cauchemars, il se voyait à nouveau à Jérusalem, signant des sentences iniques. Les victimes de la grande persécution l'accusaient d'un regard effrayant comme si sa physionomie fût celle d'un monstre. L'espoir en le Christ ranimait son esprit résolu. Après de dures épreuves, il avait quitté la solitude pour retourner à la vie sociale. À nouveau dans Damas, la synagogue le reçut avec des menaces. Ses amis d'antan, avec une profonde ironie, lui lançaient des invectives cruelles. Il lui avait fallu fuir comme un criminel ordinaire en sautant les remparts dans le silence de la nuit. Puis, il était retourné à Jérusalem dans l'espoir de se faire comprendre. Mais, Alexandre, avec son esprit cultivé en qui il espérait trouver une plus grande compréhension, l'avait reçu comme un visionnaire et un menteur. Extrêmement fatigué, il avait frappé à la porte de l'église du «Chemin », mais il fut contraint de s'arrêter dans un relais auberge, en raison des justes soupçons des apôtres de Galilée. Malade et abattu, il s'était retrouvé en présence de Simon Pierre qui lui avait donné des leçons d'une grande prudence et d'une excessive bonté, mais à l'exemple de Gamaliel, il lui avait conseillé le recueillement préalable, de la discrétion, l'apprentissage en somme. En vain, il avait cherché un moyen d'harmoniser les circonstances, de manière à coopérer à l'œuvre de l'Évangile, mais toutes les portes semblaient fermées à ses efforts. Et finalement, il s'était dirigé vers Tarse, soucieux d'y trouver le soutien familial pour recommencer sa vie. L'attitude paternelle n'avait fait qu'aggraver ses désillusions. En le repoussant, son géniteur l'avait jeté dans un abîme. Maintenant il arrivait à comprendre que recommencer une existence n'était pas retourner aux activités de l'ancien nid, mais commencer, du fond de l'âme, l'effort intérieur en se déchargeant du passé dans ses moindres détails, être un autre homme, en un mot.

Il comprenait sa nouvelle situation, mais il ne pouvait empêcher les larmes qui affleuraient abondamment.

Quand il reprit ses esprits, il faisait nuit noire. Le ciel oriental brillait d'étoiles. Des vents doux venant de loin soufflaient, rafraîchissant son front brûlant. Il s'était installé comme il avait pu entre les grosses pierres, sans le courage de s'exempter du silence de la nature amicale. Bien que poursuivant le cours de ses désolantes réflexions, il se sentait plus calme. Il confia au Maître ses âpres préoccupations, demanda le remède de sa miséricorde et chercha à se reposer. Après une ardente prière, il cessa de pleurer, se figurant qu'une force supérieure et invisible apaisait les plaies de son âme oppressée.

Bientôt, dans la douce quiétude de son cerveau endolori, il sentit que le sommeil commençait à l'envelopper. Une sensation très douce de repos lui apportait un grand soulagement. Serait-il en train de dormir ? Il avait l'impression d'avoir pénétré une région de rêves délicieux. Il se sentait agile et heureux. On aurait dit qu'il avait été emporté dans une campagne touchée d'une lumière printanière, libéré et loin de ce monde. Des fleurs brillantes, comme faites de brume colorée, s'ouvraient le long de routes merveilleuses qui parsemaient la région baignée de clartés indéfinissables. Tout lui parlait d'un monde différent. À ses oreilles résonnaient de douces harmonies, donnant l'impression de mélodies jouées au loin par des harpes et des luths divins. Il chercha à identifier le paysage, en définir les contours, enrichir ses observations, mais un sentiment profond de paix le fascinait entièrement. Il devait avoir pénétré dans un royaume merveilleux, car les prodiges spirituels qui se manifestaient à ses yeux dépassaient toute compréhension.13

13 Plus tard dans la 2eme Épître aux Corinthiens (chapitre 12, versets de 2 à 4), Saûl affirmait : - « Je connais un homme en Christ qui fut, il y a quatorze ans ravi jusqu'au troisième ciel (si ce fut dans son corps je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que cet homme fut enlevé au paradis et qu'il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme d'exprimer ». De cette glorieuse expérience l'apôtre des gentils a tiré de nouvelles conclusions sur ses idées remarquables relatives au corps spirituel. - (Note d'Emmanuel)

À peine s'était-il éveillé de cet éblouissement qu'il se sentit captif de nouvelles surprises avec quelqu'un qui avançait légèrement et approchait doucement. Encore quelques instants et il avait Etienne et Abigail devant lui, jeunes et beaux, vêtus d'habits si brillants et si blancs qu'ils ressemblaient davantage à des péplos de neige translucide.

Incapable de traduire les commotions sacrées de son âme, Saûl de Tarse s'est agenouillé et se mit à pleurer.

Le frère et la sœur, qui revenaient pour l'encourager, s'approchèrent avec un généreux

sourire.

- Lève-toi, Saûl ! - a dit Etienne avec une profonde bonté.

Que se passe-t-il ? Tu pleures ? - a demandé Abigail sur un ton plein de douceur. - Serais-tu découragé quand la tâche commence à peine ?

Le jeune tarsien, maintenant debout, s'est effondré en sanglots. Ces larmes ne soulageaient pas seulement un cœur abandonné au monde. Elles témoignaient d'une joie infinie, d'une gratitude immense pour Jésus, toujours prodigue de protection et de bienfaits. Il voulut s'approcher, baiser les mains d'Etienne, supplier son pardon pour l'infâme passé, mais ce fut le martyr du « Chemin » qui, dans la lumière de sa résurrection glorieuse, s'est approché de l'ex-rabbin et l'a étreint avec ferveur, comme il l'aurait fait à un frère bien-aimé. Puis, il lui a baisé le front et il a murmuré avec tendresse :

Saûl, ne t'arrête pas au passé ! Qui, en ce monde, n'a pas commis d'erreurs ? Seul Jésus a été pur !...

L'ex-disciple de Gamaliel se sentait plongé dans un véritable océan de bonheur. Il aurait voulu parler de ses joies infinies, remercier de tels présents, mais une invincible émotion lui scellait les lèvres et le confondait. Soutenu par Etienne qui lui souriait en silence, il vit Abigail plus beËe que jamais, lui rappelant les fleurs du printemps de l'humble maison du chemin de Joppé. Il n'a pu éviter les réflexions de l'homme qu'il était, oublier ses rêves déchus, ils lui revenaient en mémoire par-dessus tout en cette glorieuse minute de sa vie. Il a pensé au foyer qu'il aurait pu avoir ; à l'affection avec laquelle la jeune fille de Corinthe se serait occupée de ses enfants aimants ; de l'amour irremplaçable que son dévouement aurait pu lui donner. Mais, comprenant ses plus intimes pensées, la fiancée spirituelle s'est approchée, a pris sa main droite toute calleuse des travaux rudes du désert et lui dit avec émotion :

Nous ne serons jamais sans foyer... Nous en aurons un dans le cœur de tous ceux qui seront sur notre route. Quant aux enfants, nous avons la famille immense que Jésus nous a confiée dans sa miséricorde...

Les enfants du Calvaire sont les nôtres aussi... Ils sont partout à attendre l'héritage du Sauveur.

Le jeune tarsien a compris l'affectueux avertissement le gardant en son for intérieur.

Ne te laisse pas aller au découragement - poursuivit Abigail, généreuse et suppliante - ; nos ancêtres ont connu le Dieu des Armées, qui était le maître des triomphes sanglants, de l'or et de l'argent du monde ; nous, néanmoins, nous connaissons le Père qui est notre Seigneur. La Loi avivait notre foi par la richesse des dons matériels des sacrifices ; mais l'Évangile nous connaît par notre confiance inépuisable et par notre foi active au service du Tout-puissant. Il faut être fidèle à Dieu, Saûl ! Même si le monde entier se retournait contre toi, tu posséderais le trésor inépuisable du cœur fidèle. La paix triomphante du Christ est celle de l'âme laborieuse qui obéit et qui confie... Ne réagis pas aux attaques. Vide-toi des pensées du monde. Quand tu auras épuisé la dernière goutte du puits des tromperies sur terre, Jésus remplira ton esprit de clartés immortelles !...

Ressentant une profonde consolation, Saûl en arrivait à être gêné de son incapacité d'articuler une phrase. Les exhortations d'Abigail l'obligeaient à se taire pour toujours. Jamais plus il ne permettrait que le découragement s'empare de lui. Un énorme espoir s'endiguait, maintenant, en son for intérieur. Il travaillerait pour le Christ partout et en toutes circonstances. Le Maître s'était sacrifié pour tous les hommes. Lui consacrer son existence était un noble devoir. Alors qu'il réfléchissait à cela, il s'est souvenu de sa difficulté à s'harmoniser avec les créatures. Il rencontrerait des obstacles. Il s'est souvenu de la promesse de Jésus disant qu'il serait présent là où il y aurait des frères réunis en son nom. Mais tout lui sembla soudainement difficile à cette rapide cogitation intellectuelle. Les synagogues se combattaient entre elles. L'église de Jérusalem elle-même tendait à nouveau aux influences judaïsantes. Alors Abigail a répondu à ses appels profonds en s'exprimant avec une infinie tendresse :

Tu réclames des compagnons pour t'aider à l'édification évangélique, mais tu dois te rappeler que Jésus n'en a pas eus. Les apôtres ne purent être d'accord avec le Maître qu'avec l'aide du ciel, après la Résurrection et la Pentecôte. Les plus aimants dormaient, tandis que lui, angoissé, priait sur le Mont des Oliviers. Les uns l'ont renié, d'autres se sont enfuis à l'heure décisive. Fais comme Jésus et travaille. Le chemin pour Dieu est subdivisé en une véritable infinité de plans. L'esprit passera seul d'une sphère à l'autre. Toute élévation est difficile, mais ce n'est que comme ça que nous arrivons à la vraie victoire. Souviens-toi de la « porte étroite » des leçons évangéliques et marche. Quand cela sera opportun, Jésus appellera à ton labeur ceux qui peuvent être d'accord avec toi, en son nom. Consacre-toi au Maître à chaque instant de ta vie. Sers-le avec énergie et tendresse, comme quelqu'un qui sait que la réalisation spirituelle demande le concours de tous les sentiments qui grandissent l'âme.

Saûl étaiten extase. Il n'aurait pu exprimer les sensations caressantes qui endiguaient son être pris d'un ineffable contentement. De nouveaux espoirs stimulaient son âme. Dans sa rétine spirituelle s'esquissait un radieux avenir. Il voulut bouger, remercier ce cadeau sublime, mais l'émotion empêchait toute manifestation affective. Néanmoins, planait dans son esprit une grande Interrogation. Que faire désormais pour triompher ? Comment appliquer concrètement les principes sacrés dont il devait donner l'exemple, sans notion de sacrifices ? Laissant percevoir qu'elle entendait ses questionnements les plus secrets, Abigail s'est avancée, toujours affectueuse :

Saûl, pour être sûr de la victoire sur les chemins ardus, rappelle-toi qu'il faut donner : Jésus a donné au monde tout ce qu'il possédait et, par dessus tout, il nous a donné la compréhension intuitive de nos faiblesses pour que nous tolérions les misères humaines...

Le jeune tarsien a remarqué qu'Etienne, pendant ce temps, le saluait lui adressant un regard fraternel.

Abigail, à son tour, lui serra les mains avec une immense tendresse. L'ex-rabbin aurait désiré prolonger la délicieuse vision pour le restant de ses jours, être auprès d'elle pour toujours ; néanmoins, la chère entité esquissait un geste aimant d'adieu. Il s'est alors efforcé de réfléchir précipitamment à ses besoins spirituels, désireux de l'entendre se prononcer quant aux problèmes qu'il devait affronter. Désireux de profiter des moindres instants de cette glorieuse mais fugace minute, Saûl énumérait mentalement un grand nombre de questions. Que faire pour acquérir la compréhension parfaite des concepts du Christ ?

Aime ! - a répondu Abigail spontanément.

Mais comment faire pour nous enrichir de vertu divine ? Jésus nous conseille d'aimer nos ennemis eux-mêmes. Mais, il se disait que cela était si difficile. Témoigner d'un tel dévouement lui semblait si laborieux, sans la nécessaire compréhension des autres. Comment faire pour que l'âme atteigne l'expression d'un effort aussi élevé avec Jésus-Christ ?

Travaille ! - a éclairci sa fiancée bien-aimêe en souriant avec bonté.

Abigail avait raison. Il fallait réaliser l'œuvre de perfectionnement intérieur. Il désirait ardemment le faire. Pour cela, û s'était isolé dans le désert pendant plus de mille jours consécutifs.

Et pourtant, à son retour dans l'environnement des efforts collectifs, au contact d'anciens compagnons, il berçait de sains espoirs qui s'étaient convertis en de pénibles questionnements. Quelles attitudes adopter contre le découragement destructeur ?

Espère ! - a-t-elle encore dit, avec un geste d'une tendre sollicitude, comme si elle désirait expliquer que l'âme doit être prête à répondre au programme divin, en toute circonstance, loin des caprices personnels.

À l'entendre, Saûl se dit que l'espoir avait toujours été la compagne de ses jours les plus âpres. Il saurait attendre l'avenir avec les bénédictions du Très-Haut. Il confierait en sa miséricorde. Il ne dédaignerait pas les opportunités du service rédempteur. Mais... et les hommes ? De toute part, la confusion grandissait dans les esprits. Il reconnaissait qu'en fait, l'acceptation générale autour des enseignements du Maître Divin représentait l'une des réalisations les plus difficiles pour diffuser l'Évangile ; mais au-delà de cela, les créatures semblaient également désintéressées de vérité et de lumière. Les Israélites s'accrochaient à la Loi de Moïse, intensifiant le régime des hypocrisies pharisiennes ; les partisans du « Chemin » se rapprochaient des synagogues, fuyaient les gentils, se soumettaient rigoureusement aux pratiques de la circoncision. Où était la liberté du Christ? Où étaient les vastes espoirs que son amour avait apportés à l'humanité entière, sans exclure les enfants des autres races ? Il reconnaissait qu'il était nécessaire d'aimer, de travailler, d'espérer ; toutefois, comment agir dans un contexte de forces aussi hétérogènes? Comment concilier les grandes leçons de l'Évangile avec l'indifférence des hommes ?

Abigail lui serra les mains avec plus de tendresse, lui faisant ses adieux, et souligna doucement :

Pardonne !...

Ensuite, son ombre lumineuse a semblé se diluer comme si elle était faite de fragments d'aurore.

Enthousiasmé par cette merveilleuse révélation, Saûl s'est retrouvé seul sans savoir comment coordonner les expressions de son enchantement. Dans la région, qui se couronnait de clartés infinies, on pouvait sentir des vibrations d'une mystérieuse beauté. À ses oreilles ne cessaient d'arriver les échos distants de sublimes harmonies sidérales qui semblaient traduire des messages d'amour, venant de lointains soleils... Il s'est agenouillé et a prié ! Il a remercié le Seigneur de l'émerveillement de ses bénédictions. Quelques instants plus tard, comme si des énergies impondérables le reconduisaient à l'ambiance de la terre, il a, à nouveau, senti le dur lit improvisé entre les pierres. Incapable d'expliquer ce fabuleux phénomène, Saûl de Tarse a contemplé les cieux, ivre d'émerveillement.

Le bleu infini du firmament n'était pas un abîme où au fond brillaient des étoiles... À ses yeux, l'espace acquérait une nouvelle signification ; il devait être plein d'expressions de vie que l'homme ordinaire ne pouvait comprendre. Y aurait-il des corps célestes, comme il y en avait des terrestres. La créature n'était pas abandonnée, et surtout pas par les pouvoirs suprêmes de la création. La bonté de Dieu dépassait toute intelligence humaine. Ceux qui s'étaient libérés de la chair retournaient au plan spirituel consoler ceux qui étaient restés à distance. Pour Etienne, il avait été un bourreau cruel ; pour Abigail, un fiancé ingrat. Et pourtant, le Seigneur permettait que tous deux reviennent au paysage ténébreux du monde, ranimer son cœur. Dans ses profondes élucubrations, l'existence planétaire avait un nouveau sens. Personne ne serait abandonné. Les hommes les plus misérables avaient au ciel ceux qui les accompagnaient avec un dévouement infini. Aussi dures que seraient les expériences humaines, la vie, maintenant, revêtait une nouvelle expression d'harmonie et de beauté éternelle.

La nature était calme. Le clair de lune resplendissait en haut dans des vibrations d'enchantement indéfini. De temps en temps, le vent murmurait légèrement, répandant des messages mystérieux. Des rafales caressantes calmaient le front du penseur qui s'abreuvait du souvenir immédiat de ses merveilleuses visions du monde invisible.

Éprouvant une paix jusqu'alors inconnue, à cet instant il crut naître à une nouvelle existence. Une singulière sérénité effleurait son esprit. Une compréhension différente l'exaltait pour le recommencement de son séjour en ce monde. Il garderait la devise d'Abigail pour toujours. L'amour, le travail, l'espoir et le pardon seraient ses compagnons inséparables. Plein de dévouement pour tous les êtres, il attendrait les occasions que Jésus lui accorderait en s'abstenant de provoquer des situations, et alors, il saurait tolérer l'ignorance ou la faiblesse d'autrui, conscient que lui aussi portait un passé condamnable qui en rien n'avait mérité la compassion du Christ.

Ce n'est que beaucoup plus tard quand les brises légères de l'aube annonçaient le jour, que l'ex-docteur de la Loi réussit à trouver le sommeil. Quand il s'éveilla, la matinée était déjà bien avancée. Très loin, Tarse avait repris son agitation habituelle.

Il s'est levé plus stimulé que jamais. Son entretien spirituel avec Etienne et Abigail avait renouvelé ses forces. Il s'est souvenu, instinctivement, de la bourse que son père lui avait envoyée. Il la retira pour calculer les possibilités financières dont il pouvait disposer pour de nouvelles entreprises. Le cadeau paternel avait été abondant et généreux. Néanmoins, il n'arrivait pas à trouver la décision appropriée à prendre.

Après avoir beaucoup réfléchi, il décida d'acquérir un métier à tisser. Ce serait le recommencement de la lutte. Afin de consolider ses nouvelles dispositions intérieures, il jugea utile d'exercer à Tarse l'activité de tisserand, vu que là, sur sa terre natale, il s'était exhibé comme un intellectuel de valeur et un fameux athlète.

Peu de temps après, il était reconnu par ses compatriotes comme un humble tapissier.

La nouvelle eut de désagréable répercussion sur le foyer familial et provoqua des changements chez le vieil Isaac qui, après l'avoir ostensiblement déshérité, avait déménagé dans une de ses propriétés au bord de l'Euphrate auprès d'une de ses filles où il attendit la mort incapable de comprendre son fils aine tant aimé.

Et c'est ainsi que pendant trois ans, le tisserand solitaire des alentours du Taurus donna l'exemple de l'humilité et du travail, attendant avec dévouement que Jésus le convoque au témoignage.

PREMIERS TRAVAUX APOSTOLIQUES

Transformé en un rude ouvrier, Saûl de Tarse présentait une différence physionomique notable. Son apparence d'ascète s'était accentuée. Ses yeux, néanmoins, dénonçaient l'homme prudent et résolu, et révélaient également une paix profonde et indéfinissable.

Comprenant que la situation ne lui permettait pas d'Idéaliser de grands projets de travail, il se contentait de faire ce qui était possible. Il ressentait du plaisir à afficher son changement de conduite à ses anciens camarades de gloire à l'occasion des festivités tarsiennes. Il était presque fier de vivre du modeste revenu de son laborieux travail. Souvent, il traversait lui-même les places les plus fréquentées, portant de gros ballots de laine caprine. Ses compatriotes admiraient son humble attitude qui était maintenant son trait de caractère dominant. Les illustres familles le dévisageaient avec pitié. Tous ceux qui l'avaient connu à la phase dorée de sa jeunesse ne cessaient de déplorer cette transformation. En majorité, il le traitait comme un aliéné pacifique. De sorte que pour le tisserand des alentours du Taurus, les commandes ne manquaient jamais. L'affection de ses concitoyens, qui ne comprendraient jamais intégralement ses nouvelles idées, avait la vertu de multiplier ses efforts, augmentant ainsi ses modestes revenus. Quant à lui, il vivait tranquille et satisfait. Les conseils d'Abigail étaient en permanence présents dans son cœur. Tous les jours, il se levait et cherchait à aimer tout ce qui l'entourait et tout le monde ; pour suivre le droit chemin, il travaillait activement. S'il lui arrivait de ressentir de l'anxiété, de vouloir intensifier ses activités en dehors des temps appropriés, il lui suffisait d'espérer ; si certains avaient pitié de lui, d'autres le disaient fou, le surnommaient de déserteur ou de fantaisiste, mais il cherchait à oublier l'incompréhension d'autrui en pardonnant sincèrement, se disant que lui aussi très souvent avait offensé les autres par ignorance. S'il n'avait pas de doux compagnons, il n'avait pas non plus à craindre les souffrances venant des amitiés infidèles vu qu'il était sans proches, sans affections, à supporter seul les désenchantements de la solitude. Il cherchait à trouver le précieux collaborateur qui ne se soustrairait pas au labeur du jour. Avec lui, il tissait des tapis compliqués et des tentes, s'exerçant à la patience indispensable aux autres travaux qui l'attendaient encore aux carrefours de la vie. La nuit était pour lui la bénédiction de l'esprit. L'existence courait sans autres détails d'une plus grande importance, quand un jour, il fut surpris par la visite inattendue de Barnabe.

L'ex-lévite de Chypre se trouvait à Antioche où il avait assumé de sérieuses responsabilités. L'église qui avait été fondée en ces lieux recherchait la coopération de serviteurs intelligents. Il y avait d'innombrables difficultés spirituelles à résoudre et beaucoup de travail à assurer. L'institution avait été créée à l'initiative des disciples de Jérusalem sur les généreux conseils de Simon Pierre. L'ex-pêcheur de Capharnaum s'était dit qu'ils devaient profiter de la période de calme, dans le contexte des persécutions, pour multiplier les liens au nom du Christ. Antioche était l'un des plus grands centres ouvriers. Les contribuables ne manquaient pas et sauraient participer aux dépenses des œuvres car l'entreprise grandiose avait eu des répercussions dans les milieux ouvriers les plus humbles ; néanmoins, de vrais travailleurs de la pensée faisaient défaut. Là encore, la compréhension de Pierre est intervenue pour que le tisserand de Tarse ne rate pas l'occasion qu'il attendait. Examinant les difficultés, après avoir indiqué Barnabe pour la direction du centre du « Chemin », il lui avait conseillé d'aller voir le converti de Damas afin que ses capacités abordent un nouveau domaine d'exercice spirituel.

Saûl reçut cet ami avec une immense joie.

Voyant que ses frères éloignés se souvenaient de lui, 11 eut l'impression de trouver un nouvel élan.

Son compagnon lui exposa le noble plan de l'église qui demandait son concourt fraternel, l'augmentation des services, la collaboration constante dont ils pourraient disposer pour la construction des œuvres de Jésus-Christ. Barnabe exaltait le dévouement des hommes humbles qui coopéraient avec lui. L'institution, néanmoins, demandait des frères dévoués qui connaissent profondément la Loi de Moïse et l'Évangile du Maître afin de ne pas porter préjudice au devoir d'illumination intellectuelle.

L'ex-rabbin fut impressionné par la narration de son compagnon et il ne douta pas devoir répondre à cet appel.

Il ne présentait qu'une condition, pouvoir continuer son métier, de manière à ne pas être un poids pour ses confrères d'Antioche. Il n'accepterait aucune objection venant de Barnabe dans ce sens.

Empressé et serviable, Saûl de Tarse s'est rapidement installé à Antioche où il se mit à coopérer activement avec ses amis de l'Évangile. Pendant de longues heures du jour, il réparait des tapis ou s'affairait au travail du tissage. De cette manière, il gagnait ce dont il avait besoin pour vivre, devenant un modèle au sein de la nouvelle église. S'utilisant de ses nombreuses expériences déjà acquises dans les luttes et les souffrances du monde, jamais il n'occupait les premières places. Dans les Actes des apôtres, quand on se rapporte aux collaborateurs de Barnabe, on voit toujours son nom mentionné en dernier. Saûl avait appris à attendre. Dans la communauté, il préférait le travail le plus simple. Il se sentait bien à s'occuper des nombreux malades. Il se rappelait Simon Pierre et cherchait à accomplir ses nouveaux devoirs avec bonté et sans prétention, bien qu'imprimant en tout les marques de sa sincérité et de sa franchise presque âpre.

L'église n'était pas riche, mais la bonne volonté de ses composants semblait la pourvoir de grâces abondantes.

La ville cosmopolite d'Antioche était devenue un foyer de grandes débauches. Dans son paysage décoré de marbres précieux, qui laissaient entrevoir l'opulence des habitants, proliféraient toutes les espèces d'abus. Les fortunés se livraient aux plaisirs licencieux de manière effrénée. Dans les jardins artificiels se réunissaient des assemblées galantes où une tolérance criminelle caractérisait toutes les intentions. La richesse publique offrait de grandes possibilités aux extravagances. La ville était pleine de négociants qui se combattaient sans trêve, d'ambitions inférieures, de drames passionnels. Mais quotidiennement, la nuit venue, dans la maison simple où fonctionnait la cellule du « Chemin » se concentraient de grands groupes de maçons, de misérables soldats, de pauvres agriculteurs, tous anxieux d'entendre le message d'un monde meilleur. Les femmes de condition modeste comparaissaient également en grand nombre. La majorité des personnes présentes désiraient recevoir des conseils et entendre des consolations, trouver un remède pour les plaies de leur corps et de leur esprit.

En règle générale, Barnabe et Manahen étaient les prédicateurs les plus remarqués qui enseignaient l'Évangile aux assemblées hétérogènes. Saûl de Tarse se limitait à coopérer. Lui- même avait remarqué que Jésus lui avait recommandé l'absolu recommencement de ses expériences. Un beau jour, il fit son possible pour conduire les prédications générales, mais il n'arriva à rien. Si prendre la parole lui était si facile en d'autres temps, elle semblait lui avoir été retirée de la gorge à présent. Il comprit qu'il était juste de souffrir des tortures du recommencement, en vertu de l'occasion qu'il n'avait pas su valoriser. En dépit des barrières qui se levaient dans ses activités, jamais il ne se laissait dominer par le découragement. S'il occupait la tribune, il avait une extrême difficulté à interpréter les idées les plus simples. Parfois, il en arrivait à rougir de honte devant le public qui attendait ses conclusions avec un brûlant intérêt vu sa renommée de prédicateur de Moïse au Temple de Jérusalem. De plus, le sublime événement de Damas l'entourait d'une noble et juste curiosité. Barnabe lui-même, à plusieurs reprises, avait été surpris par sa dialectique confuse dans l'interprétation des Évangiles et réfléchissait à son expérience passée de rabbin qu'il n'avait pas connu personnellement, et à la timidité qui l'assaillait juste au moment de conquérir le public. De ce fait, il fut discrètement éloigné de la prédication et fut mis à profit dans d'autres activités. Saûl, quant à lui, comprenait et ne se décourageait pas pour autant. S'il n'était pas possible de retourner rapidement au travail de prêche, il se préparerait, à nouveau, à cela. Raison pour laquelle, il retenait des frères humbles dans sa tente de travail, et pendant que les mains tissaient avec assurance, il entamait des conversations sur la mission du Christ. La nuit, il promouvait des conférences dans l'église avec la coopération de tous ceux qui étaient présents. Tandis que ne s'organisait pas la direction supérieure du travail des assemblées, il s'asseyait avec les ouvriers et les soldats qui comparaissaient en grand nombre. Il s'intéressait à la condition des blanchisseuses, des jeunes malades, des humbles mères. Il lisait, quelquefois, des morceaux de la Loi et de l'Évangile, il faisait des comparaisons, provoquait de nouvelles idées. Dans le cadre de ces activités constantes, la leçon du Maître semblait toujours touchée d'une lumière progressive. Bientôt, l'ex-disciple de Gamaliel était devenu un ami aimé de tous. Saûl se sentait immensément heureux. Il avait une énorme satisfaction chaque fois qu'il voyait sa pauvre tente pleine de frères qui venaient le voir, pris de sympathie. Les commandes ne manquaient pas. Il avait toujours assez de travail pour ne pas devenir un poids. Là, il connut Trophime qui lui serait un compagnon fidèle dans bien des moments difficiles ; c'est là aussi qu'il a étreint Tite pour la première fois, à l'époque où ce dévoué collaborateur sortait à peine de l'enfance.

L'existence, pour l'ex-rabbin, ne pouvait être plus tranquille, ni plus belle. Le jour était plein des marques harmonieuses d'un travail digne et constructif ; la nuit venue, il se retrouvait à l'église en compagnie de ses frères et se livrait avec plaisir aux questions sublimes de l'Évangile.

L'institution d'Antioche était, alors, bien plus attrayante que l'église de Jérusalem. On y vivait dans un environnement d'une pure simplicité, sans s'inquiéter des rigoureuses coutumes du judaïsme. Il y avait de la richesse parce que le travail ne manquait pas. Tous aimaient les obligations diurnes, et attendaient le repos de la nuit lors des réunions de l'église qui étaient une bénédiction de Dieu. Les Israélites, loin des exigences pharisiennes, coopéraient avec les gentils, se sentant tous unis par des liens souverains fraternels. Rares étaient ceux qui parlaient de circoncision et, comme ils représentaient une faible minorité, ils étaient amicalement incités à la fraternité et à l'union. Les assemblées étaient dominées par de profonds ascendants d'amour spirituel. La solidarité se pratiquait sur des bases divines. Les douleurs et les joies des uns appartenaient à tous. L'union de pensées autour d'un seul objectif donnait l'occasion à de belles manifestations de spiritualité. Certaines nuits, il y avait des phénomènes de « voix directes ». L'institution d'Antioche fut l'un des rares centres apostoliques où de telles manifestations réussirent à atteindre une culminance indéfinissable. La fraternité régnante justifiait cette concession du ciel. Les jours de repos, la petite communauté organisait des études évangéliques à la campagne. L'interprétation des enseignements de Jésus se faisait dans quelque coin doux et solitaire en pleine nature, presque toujours sur les bords de l'Oronte.

Saûl avait trouvé dans tout cela un monde différent. Sa permanence à Antioche était interprétée comme une aide de Dieu. La confiance réciproque, les amis dévoués, la bonne compréhension, étaient les aliments sacrés de l'âme. Il cherchait à profiter de cette occasion pour enrichir son for intérieur.

La ville était pleine de paysages moraux bien moins dignes, mais l'humble groupe des disciples anonymes augmentait toujours ses valeurs spirituelles légitimes.

L'église était devenue prestigieuse pour ses œuvres de charité et pour les phénomènes qui en firent l'organe central.

Des voyageurs illustres la visitaient avec intérêt. Les plus généreux voulaient à tout prix soutenir les œuvres de bienveillance sociale. C'est ainsi qu'un beau jour est apparu un très jeune médecin, du nom de Luc. De passage en ville, il s'est approché de l'église animée, motivé par un désir sincère d'apprendre quelque chose de nouveau. Son attention s'est fixée, de manière spéciale, sur cet homme à l'apparence presque rude qui préparait les opinions avant que Barnabe n'entreprenne l'ouverture des travaux. Les attitudes de Saûl, qui démontraient son généreux souci d'enseigner et d'apprendre simultanément, l'impressionnèrent à tel point qu'il se présenta à l'ex-rabbin, désireux de l'entendre plus souvent.

Bien sûr - a dit l'apôtre satisfait -, ma tente est à votre disposition.

Et tant qu'il resta en ville, tous deux s'engageaient quotidiennement dans des débats salutaires concernant les enseignements de Jésus. Reprenant, peu à peu, son pouvoir d'argumentation, Saûl de Tarse ne tarda pas à inculquer dans l'esprit de Luc les plus saines convictions. Depuis leur première entrevue, l'hôte d'Antioche n'a plus perdu une seule de ces assemblées simples et constructives. La veille de son départ, il fit une remarque qui allait modifier pour toujours la dénomination des disciples de l'Évangile.

Barnabe avait fini les commentaires de la soirée, quand le médecin prit la parole pour faire ses adieux.

C'est avec émotion qu'il a parlé et, finalement, il considéra avec justesse :

Frères, en vous quittant, j'emporte avec moi le projet de travailler pour le Maître, employant à cela tout le potentiel de mes faibles forces. Je n'ai aucun doute quant à l'extension de ce mouvement spirituel. Pour moi, il transformera le monde. Néanmoins, je remarque le besoin de donner une plus grande expression d'unité à ses manifestations. Je fais référence aux titres qui identifient notre communauté. Je ne vois pas dans le mot « chemin » une désignation parfaite qui traduise notre effort. Les disciples du Christ se font nommer de « voyageurs », « pèlerins », « promeneurs ». Mais il y a des voyageurs et des routes en tous genres. Le mal tient aussi à leurs chemins. Ne serait-il pas plus juste de nous appeler -chrétiens - entre nous ? Ce titre nous rappellera la présence du Maître, nous donnera de l'énergie en son nom et caractérisera de manière parfaite nos activités en accord avec ses enseignements.

La suggestion de Luc fut approuvée à la joie générale. Barnabe lui-même l'embrassa tendrement remerciant sa Judicieuse remarque qui venait satisfaire certaines aspirations de la communauté entière. Saûl vint conforter ces excellentes impressions concernant cette vocation supérieure qui commençait à s'extérioriser.

Le lendemain, le nouveau converti salua l'ex-rabbin avec des larmes de reconnaissance aux yeux. Il partait pour la Grèce, mais il voulait se le rappeler dans tous les détails de sa nouvelle tâche. De la porte de sa vieille tente, l'ex-docteur de la Loi regardait la figure de Luc qui disparaissait au loin et retourna à son métier à tisser, les larmes aux yeux. Profondément ému, il reconnaissait qu'en pratiquant l'Évangile, il avait appris à être un ami fidèle et dévoué. Il comparait ses sentiments d'à présent avec ses idées du passé et remarquait de profondes différences. Autrefois, ses relations se limitaient à des rapports sociaux, ses amitiés venaient et partaient sans laisser de traces marquantes dans son vibrant esprit ; maintenant que son cœur s'était rénové en Jésus-Christ, il était devenu plus sensible au contact avec le divin, les sentiments sincères se gravaient en lui pour toujours.

La suggestion de Luc se répandit rapidement dans tous les groupes évangéliques, Jérusalem inclus, qui l'a reçue avec une attention toute spéciale. Rapidement, de toute part, le mot « christianisme » remplaça le mot « chemin ».

L'église d'Antioche ne cessait d'offrir les plus belles expressions évolutives. De toutes les grandes villes affluaient de sincères collaborateurs. Les assemblées étaient toujours pleines de révélations. Inspirés par le Saint-Esprit14, de nombreux frères prophétisaient. C'est là qu'Agabus, sous l'influence des forces du plan supérieur, reçut le message afférent aux tristes épreuves dont Jérusalem serait victime. Les orienteurs de l'institution furent très impressionnés. À la demande insistante de Saûl, Barnabe envoya un messager à Simon Pierre pour l'avertir des nouvelles et l'exhorter à la surveillance. L'émissaire revint avec un message de l'ex-pêcheur qui manifestait sa surprise et les remerciait de leurs généreux avertissements.

14 Personne n'ignore que l'expression Saint-Esprit désigne la légion des Esprits sanctifiés dans la lumière et dans l'amour qui coopèrent avec le Christ depuis les premiers temps de l'humanité. - (Note d'Emmanuel)

Et en effet, plusieurs mois plus tard, un porteur de l'église de Jérusalem arrivait précipitamment à Antioche avec des nouvelles alarmantes et pénibles. Dans une longue lettre, Pierre disait à Barnabe les derniers faits qui l'accablaient. Il écrivait à la date où Jacques, fils de Zébédée, avait souffert de la peine de mort lors d'un grand spectacle en public. Hérode Agrippa n'avait pas toléré ses prêches pleins de sincérité et de justes appels, le frère de Jean venait de Galilée avec la franchise naturelle des annonces du nouveau Royaume. Inadapté au conventionnalisme pharisien, il avait poussé très loin le sens de ses exhortations profondes. Il se produisit une parfaite répétition des événements qui avaient marqué la mort d'Etienne. Les juifs étaient exaspérés par les notions de liberté religieuse. Son attitude, sincère et simple, fut prise pour de la révolte. D'énormes persécutions ont éclaté sans trêve. Le message de Pierre disait aussi les grandes difficultés de l'église. La ville souffrait de faim et d'épidémies. Tandis que la persécution cruelle resserrait son étreinte, d'innombrables affamés et malades frappaient à leurs portes. L'ex-pêcheur sollicitait toutes aides possibles venues d'Antioche.

Barnabe présenta ses nouvelles l'âme affligée. Ce fut bien volontiers que la laborieuse communauté se manifesta solidairement pour soutenir Jérusalem.

Une fois qu'il eut rassemblé toute l'aide requise, l'ex-lévite de Chypre se dit prêt à apporter la réponse de l'église ; toutefois, Barnabe ne pouvait partir seul. Ils eurent des difficultés à faire un choix quant au compagnon qui l'accompagnerait. Sans hésiter, Saûl de Tarse s'est offert pour lui tenir compagnie. Il travaillait pour son propre compte - avait-il expliqué à ses amis - de sorte qu'il pouvait prendre l'initiative d'accompagner Barnabe, sans oublier les obligations qui attendraient son retour.

Le disciple de Simon Pierre se réjouit de cette proposition. Heureux, il accepta son

offre.

Deux jours plus tard, tous deux se dirigeaient courageusement vers Jérusalem. Le voyage fut assez difficile, mais ils réussirent à faire la route en des délais records.

D'immenses surprises attendaient les émissaires d'Antioche qui ne trouvèrent déjà plus Simon Pierre à Jérusalem. Les autorités avaient emprisonné l'ex-pêcheur de Capharnaùm, juste après la pénible exécution du fils de Zébédée. D'amères épreuves étaient tombées sur l'église et ses disciples. Saûl et Barnabe furent spécialement reçus par Procore qui les informa de tous les événements. Pour avoir demandé personnellement le cadavre de Jacques pour lui donner une sépulture, Simon Pierre avait été fait prisonnier sans la moindre compassion et avec tout l'irrespect caractéristique aux partisans criminels d'Hérode. Mais, quelques jours plus tard, un ange avait visité la cellule de l'apôtre, lui rendant sa liberté. Le narrateur fit allusion au fait avec des yeux fulgurants de foi. Il raconta la joie des frères quand Pierre était apparu dans la nuit avec l'histoire de sa libération. Les compagnons les plus prudents le poussèrent immédiatement à sortir de Jérusalem et à attendre dans l'église naissante de Joppé que la situation se normalise.

Procore leur dit que l'apôtre avait refusé d'acquiescer cette suggestion des plus prudentes. Jean et Philippe étaient partis. Les autorités ne toléraient l'église que par considération à la personnalité de Jacques qui, par ses attitudes de profond ascétisme impressionnait la mentalité populaire créant autour de lui une atmosphère de respect intangible. Dans la nuit de sa libération, pour répondre à son insistance, ses amis conduisirent Pierre à l'église. Il ne voulait pas se soucier des conséquences, mais quand il vit la maison pleine de malades, d'affamés, de mendiants en haillons, il dut céder à Jacques la direction de la communauté et partir pour Joppé, afin que les pauvres ne voient pas leur situation aggravée par sa cause.

Saûl était très impressionné par tout cela. Avec-Barnabe, il décida tout de suite d'entendre l'opinion de Jacques, le fils d'Alphée. L'apôtre les reçut volontiers, mais ils purent rapidement remarquer ses craintes et ses inquiétudes. Il répéta les informations de Procore à voix basse comme s'il craignait la présence de délateurs ; allégua le besoin de transiger avec les autorités ; évoqua les faits qui avaient précédé la mort du fils de Zébédée ; se rapporta aux modifications fondamentales qui avaient été introduites dans l'église. En l'absence de Pierre, il avait créé de nouvelles disciplines. Personne ne pourrait parler de l'Évangile sans se rapporter à la Loi de Moïse. Les prêches ne pouvaient être entendus que par les circoncis. L'église équivalait à une synagogue. Saûl et son compagnon l'écoutaient très étonnés. Ils lui ont alors livré en silence l'aide financière d'Antioche.

L'absence éventuelle de Simon avait transformé structurellement l'œuvre évangélique. Tout semblait inférieur et différent aux deux arrivants. Barnabe avait surtout remarqué quelque chose en particulier. Le fils d'Alphée, élevé à la fonction de chef provisoire, ne les invita pas à loger dans l'église. Devant cela, le disciple de Pierre se rendit chez sa sœur Marie Marc, mère du futur évangéliste, qui les reçut avec une grande joie. Saûl se sentit mieux dans cette ambiance fraternelle pure et simple. Barnabe, à son tour, se rendit compte que la maison de sa sœur était devenue le point de rencontre favori des frères les plus dévoués à l'Évangile. Ils se réunissaient là tous les soirs en cachette, comme si la véritable église de Jérusalem avait transféré son siège à un cercle familier restreint. Observant les assemblées Intimes du sanctuaire domestique, l'ex-rabbin s'est souvenu de la première réunion à laquelle il avait assisté à Damas. Tout n'était qu'affabilité, affection, accueil. La mère de Jean-Marc était l'une des disciples les plus courageuses et généreuses. Reconnaissant les difficultés des frères de Jérusalem, elle n'avait pas hésité à mettre ses biens à la disposition de tous les misérables, ni à ouvrir ses portes pour que les réunions évangéliques, dans son modèle le plus pur, ne souffrent pas d'un manque de continuité.

Le message de Saûl l'impressionna vivement. Elle avait été surtout séduite par les descriptions du milieu fraternel de l'église d'Antioche dont Barnabe ne cessait de commenter les vertus à chaque instant.

Marie exposa à son frère son grand rêve. Elle voulait donner son fils, encore très jeune, à Jésus. Depuis longtemps, elle préparait le garçon à l'apostolat. Néanmoins, Jérusalem se noyait dans des luttes religieuses, sans trêve. Les persécutions apparaissaient et resurgissaient. L'organisation chrétienne de la ville passait par de profondes alternatives. Seule la patience de Pierre réussissait à maintenir la continuité de l'idéal divin. Ne vaudrait-il pas mieux que Jean-Marc soit transféré à Antioche, auprès de son oncle ? Barnabe ne s'est pas opposé au plan de sa sœur enthousiaste. Le jeune, à son tour, suivait les conversations, se montrant satisfait. Amené à donner son avis, Saûl perçut que les frères délibéraient sans consulter l'intéressé. Le jeune accompagnait les projets, toujours jovial et souriant. À ce moment là, l'ex-docteur de la Loi, profond connaisseur de l'âme humaine, a dévié la conversation cherchant à l'intéresser plus directement.

Jean - a-t-il dit gentiment -, ressens-tu effectivement une véritable vocation pour le ministère ?

Sans aucun doute ! - a confirmé l'adolescent légèrement perturbé.

Mais, comment définis-tu ces intentions ? -demanda à nouveau l'ex-rabbin.

Je pense que le ministère de Jésus est une gloire -a-t-il répondu un peu gêné sous l'examen de ces regards ardents et curieux.

Saûl réfléchit un instant et lui dit :

Tes intentions sont louables, mais il ne faut pas oublier que la moindre expression de gloire mondaine n'arrive qu'après le service. S'il en est ainsi dans le monde, qu'en est-il dans le travail pour le royaume du Christ ? C'est justement pourquoi sur terre toutes les gloires passent et celle de Jésus reste éternelle !...

Le jeune a pris note de ce commentaire et bien que déconcerté par la profondeur de ses concepts, il a ajouté:

Je me sens préparé pour les travaux de l'Évangile, de plus, mère désire sincèrement que j'apprenne les meilleurs enseignements en ce sens, afin de devenir un prédicateur des vérités de Dieu.

Marie Marc a regardé son fils, pleine d'orgueil maternel. Saûl perçut ce qui se passait, il fit quelques remarques plaisantes puis il souligna :

Oui, les mères désirent toujours pour leurs enfants toutes les gloires de ce monde et de l'autre. Pour elles, il n'y a jamais d'hommes pervers. Mais, en ce qui nous concerne, il convient de rappeler les traditions évangéliques. Hier encore, je me rappelais la généreuse-inquiétude de la femme de Zébédée, soucieuse de la glorification de ses petits enfants !... Jésus a reçu ses désirs maternels, mais il n'a pas omis de lui demander si les candidats au Royaume étaient dûment préparés pour boire son calice... Et maintenant, nous voyons que le calice réservé à Jacques contenait du vinaigre aussi amer que la croix du Messie !...

Tous se turent, mais Saûl a continué sur un ton Jovial cherchant à modifier l'impression générale :

Ceci ne veut pas dire que l'on doit se décourager face aux difficultés pour atteindre les gloires légitimes du Royaume de Jésus. Les obstacles renouvellent les forces. La finalité divine doit être notre objectif suprême. Si c'est ce que tu penses Jean, alors je ne doute pas de tes futurs triomphes.

La mère et son fils ont souri tranquillement.

Au même instant, ils ont organisé le départ du jeune garçon en compagnie de Barnabe. L'oncle a encore parlé des disciplines indispensables, de l'esprit de sacrifice que la noble mission réclamait. Naturellement, si Antioche représentait un environnement de profonde paix, c'était aussi un noyau de travail actif et constant. Jean devrait oublier toute expression d'abattement pour se livrer corps et âme au service du Maître, avec l'absolue compréhension des devoirs les plus justes.

Le jeune n'a pas hésité face à ces engagements, sous le regard aimant de sa mère qui cherchait à soutenir ses décisions avec le courage sincère d'un cœur dévoué à Jésus.

Quelques jours plus tard, tous trois se dirigeaient vers la belle ville de l'Oronte.

Tandis que Jean-Marc s'extasiait à la contemplation des paysages, Saûl et Barnabe entretenaient de longues conversations concernant les intérêts généraux de l'Évangile. L'ex- rabbin revenait très impressionné par la situation de l'église de Jérusalem. Il aurait sincèrement désiré aller jusqu'à Joppé pour s'entretenir avec Simon Pierre. Néanmoins, les frères l'en ont dissuadé. Les autorités restaient vigilantes. La mort de l'apôtre avait même été réclamée par plusieurs membres du Sanhédrin et du Temple. Toute agitation plus importante sur la route de Joppé serait une occasion parfaite pour que les préposés d'Hérode exercent leur tyrannie.

Franchement - dit Saûl à Barnabe, se montrant inquiet -, je retourne l'esprit presque abattu à nos services d'Antioche. Jérusalem donne l'impression d'un profond démantèlement et d'une grande indifférence pour les leçons du Christ. Les hautes qualités de Simon Pierre, en tant que chef du mouvement ne me laissent aucun doute, mais nous devons serrer les rangs autour de lui. Plus que jamais, je suis convaincu de la sublime réalité que Jésus est venu à point nommé, mais n'a pas été compris.

Oui - acquiesça l'ex-lévite de Chypre, désireux de dissiper les appréhensions de son compagnon -, je confie, avant tout, en le Christ ; ensuite, j'espère beaucoup de Pierre...

Néanmoins - insinua l'autre sans hésiter -, nous devons considérer qu'en tout il doit exister une forme d'équilibre parfait. Nous ne pourrons rien faire sans le Maître, mais il n'est pas licite d'oublier que Jésus a institué au monde une oeuvre éternelle et, pour l'initier, il a choisi douze compagnons. Il est vrai que ceux-ci n'ont pas toujours correspondu à l'attente du Seigneur ; néanmoins, ils n'ont pas cessé d'être les élus. Ainsi, nous devons aussi examiner la situation de Pierre. Il est, sans aucun doute, le chef légitime du collège apostolique par son esprit supérieur aiguisé à la pensée du Christ en toutes circonstances ; mais pourrait-il opérer seul. Comme nous le savons, des douze amis de Jésus, quatre sont restés à Jérusalem avec une résidence fixe. Jean a été obligé de s'en aller ; Philippe a dû abandonner la ville avec sa famille ; Jacques retourne peu à peu aux communautés pharisiennes. Qu'en sera-t-il de Pierre s'il manque de soutien ?

Barnabe semblait méditer sérieusement.

J'ai une idée qui semble me venir du ciel - a dit l'ex-docteur de la Loi sincèrement

ému.

Et il a continué :

Supposons que le christianisme n'atteigne pas ses fins parce que nous n'attendons que l'acceptation des Israélites ankylosés par l'orgueil de la Loi. Jésus a affirmé que ses disciples viendraient de l'Orient et de l'Occident. Nous, qui pressentons la tempête, et moi principalement qui en connais ses paroxysmes pour avoir joué le rôle de bourreau, devons attirer ces disciples. Je veux dire, Barnabe, que nous avons besoin d'aller chercher les gentils où qu'ils se trouvent. Il n'y a que comme cela que le mouvement intégrera une fonction d'universalité.

Le disciple de Simon Pierre eut un geste d'étonnement.

L'ex-rabbin perçut son étrangeté et réfléchit de manière concise :

Il est bien naturel de prévoir que de grandes luttes et de nombreuses protestations s'élèveront ; néanmoins, je ne vois pas d'autre issue. Il n'est pas juste d'oublier les grands services de l'église de Jérusalem aux pauvres et aux nécessiteux, même si je crois que l'assistance miséricordieuse de ces travaux a été très souvent son œuvre de salut. Il existe cependant d'autres secteurs d'activité, d'autres horizons essentiels. Nous pourrons soigner quantité de malades, offrir un lit aux plus malheureux ; mais il y a et il y aura toujours des corps malades et fatigués sur terre. Dans la tâche chrétienne, un tel effort ne pourra être oublié, mais l'illumination de l'esprit doit venir en premier lieu. Si l'homme portait le Christ en lui, le tableau des besoins serait complètement différent. La compréhension de l'Évangile et de l'exemple du Maître changerait les notions de douleur et de souffrance. Le nécessiteux trouverait des forces dans l'effort lui-même, le malade sentirait dans la maladie la plus longue, une

purification à ses imperfections ; personne ne serait mendiant parce que tous auraient la lumière chrétienne pour secours mutuel, et finalement, les obstacles de la vie seraient appréciés comme des corrections bénies du Père aimant à ses enfants turbulents.

À cette idée Barnabe sembla pris d'enthousiasme. Mais après avoir réfléchi une minute, il ajouta :

Mais cette entreprise ne devrait-elle pas partir de Jérusalem ?

Je pense que non - a immédiatement répondu Saûl. - Il serait absurde d'aggraver les soucis de Pierre. Ce mouvement de personnes nécessiteuses et affligées qui convergent de toutes les provinces pour frapper à sa porte excède tout. Simon n'est pas en mesure de s'atteler à cette tâche.

Mais et les autres compagnons ? - a demandé Barnabe révélant son esprit de solidarité.

Les autres, bien sûr, doivent réagir. Surtout que maintenant, le judaïsme va en absorbant les efforts apostoliques, il est juste de prévoir de grands mouvements de protestations. Néanmoins, la nature elle-même donne des leçons en ce sens. Ne nous élevons- nous pas contre la douleur ? Ne nous apporte-t-elle pas de grands bénéfices ? Parfois, notre rédemption est dans ce qui nous semblait avant être une véritable calamité. Il est indispensable d'agiter le marasme de l'institution de Jérusalem en appelant les incirconcis, les pécheurs, ceux qui sont hors la Loi. Sinon dans quelques années, Jésus sera présenté comme un vulgaire aventurier. Et bien évidemment, après la mort de Simon, les adversaires des principes enseignés par le Maître trouveront une grande facilité à dénaturer les annotations de Lévi. La Bonne Nouvelle sera rabaissée et, si quelqu'un demande qui était le Christ, d'ici à cinquante ans, il aura comme réponse que le Maître était un criminel ordinaire qui a expié sur la croix les erreurs de sa vie. Restreindre l'Évangile à Jérusalem serait le condamner à l'extinction, au foyer de tant de dissidences religieuses, sous la politique mesquine des hommes. Nous devons apporter la nouvelle de Jésus à d'autres peuples, lier les zones d'entente chrétienne, ouvrir de nouvelles routes... Il serait juste aussi de conserver ce que nous savons de Jésus et de son divin exemple. D'autres disciples, par exemple, pourraient écrire ce qu'ils ont vu et entendu, car avec la pratique, je remarque que Lévi n'a pas rapporté plus largement ce qui se savait du Maître. Il y a des situations et des faits qu'il n'a pas enregistrés. Il conviendrait aussi que Pierre et Jean notent leurs commentaires les plus personnels ? Je n'hésite pas à affirmer que ceux qui viendront, examineront minutieusement la tâche qui nous a été confiée.

Barnabe jubilait à des perspectives aussi séduisantes. Les conseils de Saûl étaient plus que justes. Il fallait transmettre l'information au monde.

Tu as raison - a-t-il dit admiratif -, nous devons penser à ces services, mais comment?

Voyons - a éclairci Saûl essayant de limiter les difficultés -, si tu veux faire des efforts en ce sens, tu peux compter sur ma coopération inconditionnelle. Notre plan serait développé dans le cadre de fidèles missions n'ayant d'autre objectif que de servir de manière absolue la diffusion de la Bonne Nouvelle du Christ. Nous commencerions, par exemple, dans des régions qui ne nous sont pas totalement inconnues, nous pourrions prendre l'habitude d'enseigner les vérités évangéliques aux regroupements les plus divers ; ensuite, une fois cette expérience terminée, nous nous dirigerions vers d'autres zones pour porter la leçon du Maître à d'autres peuples.

Caressant de sincères espoirs, son compagnon l'écoutait. Pris d'un nouvel enthousiasme, il dit au converti de Damas, esquissant la première étape du programme :

Depuis longtemps, Saûl, j'ai envie de retourner à ma terre natale, afin de résoudre certains problèmes de famille. Qui sait nous pourrions initier le service apostolique à travers les villages et les villes de Chypre ? En fonction du résultat, nous continuerions vers d'autres zones. Je sais que la région entre Antioche et Plsidie est habitée par des gens simples et généreux. Je suppose d'ailleurs que nous aurions de bons résultats.

Tu pourras compter sur moi - a répondu Saûl de Tarse, résolu. - La situation exige le concours de frères courageux et l'église du Christ n'a rien à gagner à s'accommoder de la situation. Je compare l'Évangile à un champ infini que le Seigneur nous a donné à cultiver.

Certains travailleurs doivent rester au pied des sources veillant à leur pureté, d'autres creusent la terre dans des zones déterminées ; mais la coopération de ceux qui doivent empoigner de rudes outils pour défricher l'épaisse broussaille, couper les épines pour Illuminer les chemins, ne peut être dispensée.

Barnabe reconnut l'excellence du projet, mais il lui dit :

Néanmoins, nous devons encore examiner la question d'argent. J'ai quelques moyens, mais Ils sont insuffisants pour répondre à toutes les dépenses. De plus, il ne sera pas possible de surcharger les églises...

Absolument ! - a avancé l'ex-rabbin - là où nous nous arrêterons, je pourrai exercer mon métier. Pourquoi pas, après tout ? Tout village très pauvre a toujours des métiers à tisser à louer. Je monterai donc une tente mobile !

Barnabe a trouvé cette idée originale et lui fit :

Tes sacrifices ne seront pas minces. Tu ne crains pas des difficultés imprévisibles ?

Pourquoi ? - a interrogé Saûl avec assurance. - A mon avis, si Dieu ne m'a pas permis d'avoir une vie de famille ce fut pour que je me consacre exclusivement à son service. Par où nous passerons, nous monterons notre modeste tente, et là où il n'y aura pas de tapis à réparer ou à tisser, il y aura des sandales.

Le disciple de Simon Pierre était enthousiaste. Le reste du voyage fut consacré aux projets de la future excursion. Il avait, néanmoins, une chose à considérer. Outre la nécessité de soumettre le plan à l'approbation de l'église d'Antioche, il devait penser au jeune Jean- Marc. Barnabe avait cherché à attirer l'attention de son neveu sur leurs conversations. Rapidement, le jeune fut convaincu qu'il devrait incorporer la mission au cas où l'assemblée antiochienne ne la désapprouve pas. Il s'est intéressé à tous les détails du programme tracé. Il suivrait l'oeuvre de Jésus où que ce soit.

Et s'il y a beaucoup d'obstacles ? - a demandé Saûl prévenant.

Je saurai les vaincre - a répondu Jean convaincu.

Mais il est possible que nous passions par de très grandes difficultés - continua l'ex- rabbin le préparant à cet état d'esprit - le Christ, qui était sans péché, a trouvé une croix entre les sarcasmes et les épreuves alors qu'il enseignait les vérités de Dieu ; à quoi ne devons-nous pas nous attendre dans notre condition d'âmes fragiles et indigentes ?

Je trouverai les forces nécessaires.

Saûl l'a dévisagé, il admirait la ferme résolution que ses paroles laissaient transparaître, et lui fit remarquer :

Si tu donnes un témoignage aussi grand que le courage que tu révèles, je n'ai pas de doutes de la grandeur de ta mission.

Entre de réconfortants espoirs, le projet finit par prendre de belles perspectives de travail pour tous trois.

A la première réunion, après avoir rapporté ses commentaires personnels concernant l'église de Jérusalem, Barnabe a exposé le projet à l'assemblée qui l'a écouté attentivement. Quelques anciens ont parlé du vide qui se ferait dans l'église et ont exposé leur désir de ne pas casser son ensemble harmonieux et fraternel. Néanmoins, l'orateur insista sur les nouveaux besoins de l'Évangile. Avec la plus grande fidélité, il a dépeint les tableaux perçus à Jérusalem, il a fait la synthèse de ses conversations avec Saûl de Tarse tout en soulignant l'utilité d'appeler de nouveaux travailleurs au service du Maître.

Quand il eut traité le problème avec toute la gravité qui lui était due, les chefs de la communauté ont changé d'attitude. Il y eut un accord général. En fait, la situation expliquée par Barnabe était très sérieuse. Son avis véhément était plus que juste. Si le marasme persévérait dans les églises, le christianisme était destiné à disparaître. A ce moment même, le disciple de Simon reçut l'approbation sans restriction et, à l'heure des prières, la voix du Saint- Esprit s'est fait entendre dans l'ambiance revêtue d'une pure simplicité, déclarant que Barnabe et Saûl seraient détachés à l'évangélisation des gentils.

Cette recommandation supérieure, cette voix qui venait des arcanes célestes, a résonné dans le cœur de l'ex-rabbin comme un cantique de victoire spirituelle. Il sentait qu'il venait de traverser un immense désert pour trouver à nouveau le doux message éternel du Christ. Pour conquérir la dignité spirituelle, il n'avait ressenti que des souffrances depuis sa pénible cécité de Damas. Il avait ardemment désiré Jésus. Il vécut une soif brûlante et terrible. Il avait demandé en vain la compréhension à ses amis, en vain il avait cherché la tendre douceur d'une famille. Mais, maintenant, que la parole du Plus-Haut l'appelait au service, il était plein de joies infinies. C'était le signe qu'il avait été considéré digne des efforts confiés aux disciples. Il se dit combien ses douleurs passées lui semblaient petites et infantiles, comparées à la joie immense qui inondait son âme, alors Saûl de Tarse a pleuré copieusement éprouvant de merveilleuses sensations. Aucun de ses frères qui étaient présents, pas même Barnabe, ne pouvait mesurer la grandeur des sentiments que ces larmes révélaient. Pris d'une profonde émotion, l'ex-docteur de la Loi reconnaissait que Jésus daignait accepter ses oblations de bonne volonté, ses luttes et ses sacrifices. Le Maître l'appelait et pour répondre à son appel, il irait aux confins du monde.

De nombreux compagnons collaborèrent aux premières mesures pour la bonne marche de cette entreprise.

Peu de temps après, pleins de confiance en Dieu, Saûl et Barnabe, suivis de Jean- Marc, saluaient leurs frères, en route vers Séleucie. Le voyage vers le littoral se fit dans un climat d'une très grande joie. De temps en temps, ils se reposaient aux bords de l'Oronte pour une collation salutaire. À l'ombre des chênes, dans la paix des forêts parsemées de fleurs, les missionnaires commentaient leurs premiers espoirs.

À Séleucie, l'attente pour prendre un bateau ne fut pas très longue. La ville était toujours pleine de pèlerins qui partaient pour l'Occident et était fréquentée par un grand nombre de navires de tous genres. Enthousiasmé par l'accueil que leurs frères de foi leur avaient réserve, Barnabe et Saûl embarquèrent pour Chypre sous l'impression d'émouvants et doux adieux.

Ils arrivèrent sur l'île avec le jeune Jean-Marc, saris grand incident. Ils s'arrêtèrent à Citiuni pendant plusieurs jours, là Barnabe résolut plusieurs problèmes d'ordre familial.

Avant de partir, un samedi, ils visitèrent la synagogue dans l'intention d'initier leur mouvement. Comme chef de mission, Barnabe prit la parole et chercha à conjuguer le texte de la Loi étudié ce jour avec les leçons de l'Évangile pour souligner la supériorité de la mission du Christ. Saûl remarqua que son compagnon exposait le sujet avec un respect légèrement excessif vis-à-vis des traditions judaïques. Il était évident qu'il désirait, avant tout, conquérir la sympathie de l'auditoire ; et en certains points, il semblait craindre d'initier le travail, d'entamer la lutte si contraire à son tempérament. Les Israélites furent surpris, mais satisfaits. Observant ce tableau, Saûl ne s'est pas senti entièrement convaincu. Faire des reproches à Barnabe serait une marque d'ingratitude et d'indiscipline ; être en accord avec le sourire des compatriotes qui persévéraient dans les erreurs de l'imposture pharisienne serait nier leur fidélité à l'Évangile.

Il chercha à se résigner et attendit.

La mission avait couvert de nombreuses localités où des vibrations de sympathie s'étaient largement manifestées. À Amathonte, les messagers de la Bonne Nouvelle s'arrêtèrent plus d'une semaine. La parole de Barnabe était profondément complaisante. Il cherchait avant tout à ne pas offenser les susceptibilités judaïques.

Après beaucoup d'efforts, ils arrivèrent à Neapuphos où habitait le proconsul. Le siège du gouvernement provincial était une belle ville pleine d'enchantements naturels qui se démarquait par de solides expressions culturelles. Le disciple de Pierre, néanmoins, était épuisé. Jamais, il n'avait eu de travail apostolique aussi intense. Connaissant l'insuffisance du talent oratoire de Saûl dans le cadre des services réalisés à l'église d'Antioche, il craignait de confier à l'ex-rabbin les responsabilités directes de leur enseignement. Bien que se sentant exténué, il prêcha dans la synagogue, le samedi suivant. En ce jour, néanmoins, il était divinement inspiré. La présentation de l'Évangile fut faite avec une éloquence rare. Saûl lui- même en fut profondément ému. Le succès fut inouï. À la deuxième assemblée, étaient réunis les éléments les plus brillants où s'étaient rassemblés avec empressement des Juifs et des Romains. L'ex-lévite avait fait une nouvelle apologie du Christ, révélant des idées d'une merveilleuse beauté spirituelle. L'ex-docteur de la Loi, quant à lui, dans le cadre des travaux d'information relatifs à leur mission, répondait avec amabilité à toutes les consultations, demandes ou renseignements. Aucune ville ne manifesta autant d'intérêt. En grand nombre, les Romains venaient solliciter des éclaircissements quant aux objectifs des messagers, ils recevaient des nouvelles du Christ, révélaient des joies et des espoirs, se distinguaient par des gestes spontanés de bonté. Enthousiasmés par leur succès, Saûl et Barnabe organisèrent des réunions chez des particuliers dont le foyer était spécialement cédé à ces fins par des sympathisants de la doctrine de Jésus, où ils commencèrent un beau mouvement de guérisons. Avec une Joie infinie, le tisserand de Tarse vit arriver la longue file des « enfants du Calvaire ». C'étaient des mères tourmentées, des malades déçus, des vieillards sans espoir, des orphelins souffrants qui maintenant venaient voir In mission. La nouvelle des guérisons jugées impossibles a rempli Neapaphos d'une grande stupeur. Les missionnaires imposaient leurs mains tout en faisant de ferventes prières au Messie nazaréen ; d'autres fois, ils distribuaient de l'eau pure en son nom. Extrêmement fatigué et se disant que le nouvel auditoire n'exigeait pas de plus grande érudition, Barnabe a donc chargé son compagnon de prêcher la Bonne Nouvelle ; mais à sa grande surprise, il constata que Saûl avait radicalement changé. Son verbe semblait enflammé d'une nouvelle lumière ; il tirait de l'Évangile des illations si profondes que l'ex-lévite l'écoutait maintenant sans dissimuler son étonnement. Il remarqua, plus particulièrement, la dévotion avec laquelle l'ex-docteur présentait les enseignements du Christ aux mendiants et aux malades. Il parlait comme quelqu'un qui aurait coexisté avec le Seigneur pendant de longues années. Il se rapportait à certains passages des leçons du Maître avec des larmes dans les yeux. De fabuleuses consolations se déversaient dans l'esprit des foules. Jour et nuit, il y avait des ouvriers et des studieux copiant les annotations de Lévi.

Ces événements agitèrent beaucoup l'opinion publique de la ville. Les résultats étaient des plus encourageants. Les missionnaires eurent bientôt une énorme surprise.

La matinée de ce jour était avancée et Saûl s'occupaient des nombreux nécessiteux quand un légionnaire romain s'est fait annoncer.

Barnabe et son compagnon laissèrent Jean-Marc s'occuper de leurs services pour entendre ce que le légionnaire avait à dire.

Le proconsul Serge Paul - a dit le messager, solennellement —vous invite à lui rendre visite dans son palais.

Le message était bien plus un ordre qu'une invitation. Le disciple de Simon comprit immédiatement et répondit :

Nous le remercions de tout cœur et nous viendrons aujourd'hui même.

L'ex-rabbin était confus, ce n'était pas seulement le contenu politique de cet événement qui le surprenait beaucoup. En vain, il cherchait à se rappeler quelque chose. Serge Paul ? Ne connaissait-il pas quelqu'un portant ce nom ? Il chercha à se souvenir des jeunes d'origine romaine de sa connaissance. Puis finalement, lui revint en mémoire la narration de

Pierre sur la personnalité d'Etienne et il en conclut que le proconsul ne pouvait être que le sauveur du frère d'Abigail.

Sans partager ses impressions personnelles avec Barnabe, il examina la situation en sa compagnie. Quels étaient les objectifs à cette délicate intimation ? Selon la rumeur publique, le chef politique souffrait d'une maladie tenace. Désirerait-il être soigné ou, peut-être, trouver un moyen de les expulser de l'île, induit à cela par les Juifs ? La situation, néanmoins, ne se résoudrait pas en conjectures.

Une fois qu'ils eurent chargé Jean-Marc de s'occuper de tous ceux qui s'intéressaient à la doctrine, concernant les informations à fournir, les deux amis se sont mis résolument en chemin.

Parcourant de longues galeries, ils se retrouvèrent devant un homme relativement jeune, allongé sur un large divan, qui laissait percevoir un abattement extrême. Maigre, pâle, il révélait un singulier désenchantement pour la vie. Le proconsul apparentait, néanmoins, une bonté immense dans la douce irradiation de son humble regard mélancolique.

Il reçut les missionnaires avec beaucoup de sympathie et leur présenta un mage juif du nom de Barjésus qui le soignait depuis longtemps. Prudemment, Serge Paul fit ordonner que les gardes et les serviteurs se retirent. Il ne restait plus qu'eux quatre, dans une certaine intimité, et le malade leur parla avec une amère sérénité :

Messieurs, de nombreux amis m'ont donné des nouvelles concernant vos succès dans la ville de Neapaphos. Vous avez guéri des maladies dangereuses, rendu la foi à un grand nombre, consolé de misérables souffrants... Depuis plus d'un an, je soigne ma mauvaise santé. Dans ces conditions, je suis presque inutile à la vie publique.

Indiquant Barjésus qui, à son tour, fixait de son regard malicieux les visiteurs, le chef romain a continué :

Depuis longtemps j'ai engagé les services de votre compatriote, soucieux et confiant en la science de notre temps, mais les résultats ont été insignifiants. J'ai ordonné de vous faire appeler, désireux d'expérimenter vos connaissances. Ne trouvez pas mon attitude étrange. Si je l'avais pu, je serais allé vous voir en personne car je connais les limites de mes prérogatives ; mais comme vous le voyez, Je ne suis avant tout qu'un nécessiteux.

Saûl écoutait ces déclarations, profondément ému par la bonté naturelle de l'illustre patient. Barnabe était stupéfait, sans savoir quoi dire. Mais l'ex-docteur de la Loi, maître de la situation et presque sûr que le personnage était le même que celui qui figurait dans l'existence du martyr victorieux, prit la parole et dit convaincu :

Noble proconsul, nous avons effectivement en nous le pouvoir d'un grand médecin. Nous pouvons guérir quand les malades sont prêts à le comprendre et à le suivre.

Mais qui est-il ? - a demandé le patient.

Il s'appelle le Christ Jésus. Sa parole est sacrée -continua le tisserand avec insistance - et cherche à traiter, avant tout, la cause de tous les maux. Comme nous le savons, tous les corps sur terre devront mourir. Ainsi, conformément aux lois naturelles inéluctables, jamais nous n'aurons en ce monde, la santé physique absolue. Notre organisme souffre de l'action de tous les processus ambiants. La chaleur dérange, le froid nous fait trembler, l'alimentation nous modifie, les actes de la vie déterminent le changement de nos habitudes. Mais le Sauveur nous enseigne à chercher une santé plus réelle et plus précieuse qui est celle de l'esprit. En la possédant, nous aurons transformé les causes d'inquiétude de notre vie, et nous serons habilités à jouir d'une relative santé physique que le monde peut offrir dans ses expressions transitoires.

Tandis que Barjésus, ironique et souriant, l'écoutait dans un premier temps, Serge Paul accompagnait la pensée de l'ex-rabbin, attentif et ému :

Mais alors comment trouver ce médecin ? - a demandé le proconsul, plus inquiet par sa guérison que par le sens métaphysique élevé des commentaires entendus.

Il est la bonté en personne - a déclaré Saûl de Tarse - et son action réconfortante est de toute part. Avant même que nous le comprenions, il nous entoure de l'expression de son amour infini !...

Observant l'enthousiasme avec lequel le missionnaire tarsien parlait, le chef politique de Neapaphos chercha l'approbation de Barjésus d'un regard interrogateur.

Le mage juif qui démontrait un profond dédain, s'exclama :

Nous pensions que vous étiez pourvus d'une nouvelle science... Je ne peux croire ce que j'entends. Supposeriez-vous que je suis ignorant concernant le faux prophète de Nazareth ? Vous osez franchir le palais d'un gouverneur, au nom d'un misérable charpentier ?

Saûl mesura toute l'extension de ces ironies et répondit sans s'intimider :

Ami, quand je portais le masque pharisien, moi aussi je pensais de cette manière ; mais maintenant que je connais la glorieuse lumière du Maître, le Fils du Dieu vivant !...

Ces mots furent prononcés avec une si grande conviction que le charlatan Israélite lui- même devin livide. Barnabe était pâle, tandis que le noble patricien observait le brûlant prédicateur avec un intérêt évident. Après une angoissante attente, Serge Paul a repris la parole :

Je n'ai pas le droit de douter de qui que ce soit tant que des preuves concluantes ne m'amènent pas à le faire.

Et cherchant à fixer le visage de Saûl qui affrontait son regard incisif, il poursuivit calmement :

Vous parlez de ce Christ Jésus et me remplissez d'étonnements. Vous alléguez que sa bonté nous assiste avant même que nous le connaissions. Comment avoir une preuve concrète d'une telle affirmation ? Si je ne comprends pas le Messie dont vous êtes les messagers, comment puis-je savoir si son assistance m'a un jour été donnée ?

D'un seul coup, Saûl se souvint des propos de Simon Pierre qui lui avait parlé des antécédents du martyr du christianisme. En quelques secondes, il alignait les moindres détails concernant cet épisode. Et profitant de toutes les occasions pour démontrer l'amour infini de Jésus, comme cela s'était produit lors de sa carrière apostolique, il a émis sur un ton singulier :

Proconsul, écoutez-moi ! Pour vous révéler, ou mieux, pour vous rappeler la miséricorde de Jésus de Nazareth, notre Sauveur, j'attirerai votre attention sur un événement important.

Pendant ce temps, Barnabe manifestait une profonde surprise face à la courageuse attitude de son compagnon qui aiguisait la curiosité de l'homme politique.

Ce n'est pas la première fois que vous passez par une grave maladie. Il y a presque dix ans, alors que vous faisiez vos premiers pas dans la vie publique, vous avez embarqué au port de Céphalonie en route vers cette île. Vous naviguiez vers Citium, mais avant que le navire n'ait accosté dans Corinthe, vous avez été attaqué par une terrible fièvre, votre corps était couvert de blessures venimeuses...

Une blancheur de cire couvrit le visage du chef de Neapaphos. Posant sa main sur sa poitrine comme pour retenir les pulsations accélérées de son cœur, il s'est levé extrêmement troublé.

Comme savez-vous tout cela ? - a-t-il murmuré atterré.

Ce n'est pas tout - a dit le missionnaire serein -, attendez le reste. Pendant plusieurs jours vous êtes resté entre la vie et la mort. En vain, les médecins à bord ont commenté votre maladie. Vos amis ont fui. Quand vous êtes resté abandonné de tous, malgré le prestige politique de votre position, le Messie nazaréen vous a envoyé quelqu'un dans le silence de sa miséricorde divine.

A l'éveil de ces vieux souvenirs, le proconsul se sentit profondément ému.

Qui pouvait bien être le messager du Sauveur ? -continua Saûl, tandis que Barnabe le dévisageait avec stupeur. - L'un de vos proches ? Un ami éminent ? L'un des illustres collègues qui étaient témoin de vos douleurs ? Non ! Seul un humble esclave, un serviteur anonyme des rames homicides. Jeziel a veillé sur vous, jour et nuit ! Et ce que la science du monde n'a pas réussi à faire, son cœur dominé par l'amour du Christ le fit ! Vous comprenez maintenant ? Votre ami Barjésus parle d'un charpentier sans-nom, d'un Messie qui a préféré la condition d'humilité suprême pour nous apporter les précieux dons de ses grâces !... Oui, Jésus aussi, comme cet esclave qui vous a rendu la santé que vous aviez perdue, s'est fait le serviteur de l'homme pour vous conduire à une vie meilleure !... Quand tous nous abandonnent, II est avec nous ; quand nos amis fuient, Sa bonté s'approche davantage. Pour nous protéger des misères contingentes à cette vie mortelle, il faut croire en lui et le suivre sans relâche !...

Devant les larmes convulsives du proconsul, Barnabe, abasourdi se demandait : Où son compagnon avait-il pu recueillir de si profondes révélations ? À son avis, à cet instant, Saûl de Tarse était illuminé par le don merveilleux de prophétie.

Seigneur, tout cela est la pure vérité I Vous m'avez apporté la sainte nouvelle d'un Sauveur !... - s'exclama Serge Paul.

Reconnaissant la capitulation du généreux patricien qui remplissait grassement sa bourse, le mage Israélite, bien que très surpris, s'exclama avec énergie :

Mensonge !... Vous êtes des menteurs ! Tout cela est l'œuvre de Satan ! Ces hommes sont porteurs des sortilèges infâmes du « Chemin » ! À bas la vile exploration !...

Sa bouche écumait, ses yeux irradiaient de colère. Saûl restait calme, impassible, presque souriant. Ensuite, sur un ton fort, il dit :

Calmez-vous, l'ami ! La furie n'est pas l'ami de la vérité et cache presque toujours des intérêts inavouables. Vous nous accusez de menteurs, mais nos paroles ne se sont pas déviées d'une ligne de la réalité des faits. Vous alléguez que notre effort procède de Satan, néanmoins, où a-t-on déjà vu une plus grande incohérence ? Où trouverions-nous un adversaire qui travaillerait contre lui-même ? Vous affirmez que nous sommes porteurs de sortilèges ; si l'amour constitue ce talisman, nous le portons dans notre cœur, désireux de communiquer à tous les êtres sa bénéfique influence. Finalement, vous nous accusez d'explorateurs sagaces alors que nous sommes venus ici à l'appel de celui qui nous a honorés avec sincérité et confiance et, à qui d'aucune manière, nous ne pourrions offrir les grâces du Sauveur à titre mercantile.

Il s'en suivit une discussion échauffée : Barjésus faisait son possible pour démontrer l'infériorité des intentions de Saûl, alors que celui-ci s'efforçait de répondre avec noblesse et cordialité.

En vain, le proconsul essaya de dissuader le Juif de continuer à débattre et sur ce ton. Barnabe, à son tour, qui se fiait davantage aux pouvoirs spirituels de son ami, accompagnait l'altercation sans cacher son admiration pour les infinis recours que le missionnaire tarsien révélait.

La polémique durait déjà depuis plus d'une heure, quand le mage a fait une allusion plus perverse à la personnalité et aux actes de Jésus-Christ.

Dans une attitude plus énergique, l'apôtre l'a réprouvé :

J'ai tout fait pour vous convaincre sans démonstration plus directe, de manière à ne pas blesser la partie respectable de vos convictions ; néanmoins, vous êtes aveugle et c'est dans ces conditions que vous pourrez voir la lumière. Comme vous, moi aussi j'ai déjà vécu dans les ténèbres et, à l'instant de ma rencontre personnelle avec le Messie, il a fallu que l'obscurité se fasse dans mon esprit pour que la lumière resurgisse plus brillamment.

Vous aurez également cette chance. La vision du corps se fermera à vous pour que vous puissiez voir la vérité en esprit !...

A cet instant, Barjésus a poussé un cri.

Je suis aveugle !

La confusion se fit dans l'enceinte. Barnabe s'est avancé, soutenant l'Israélite qui tâtonnait angoissé. Le tisserand et le gouverneur se sont approchés surpris. Quelques serviteurs furent appelés pour répondre aux besoins du moment, attentifs et pleins de sollicitude. Pendant quatre longues heures, Barjésus a pleuré, plongé dans l'ombre épaisse qui avait envahi ses yeux fatigués. À la fin, les missionnaires ont prié à genoux... Une douce sérénité s'est faite dans la grande pièce. Puis Saûl a imposé ses mains sur son front et, avec un soupir de soulagement, le vieil Israélite a retrouvé la vue, se levant confus et vaincu.

Vivement intéressé par les événements intenses de ce jour, le proconsul a appelé les missionnaires en particulier et leur dit aimablement :

Amis, je crois aux vérités divines que vous annoncez et je désire sincèrement partager le Royaume attendu. Toutefois, il faudrait que je sois informé de vos objectifs de travail, de vos plans. Je sais que vous ne négociez pas les dons spirituels dont vous êtes porteurs et je me propose de vous assister en tout ce qui sera à ma portée. Pourrais-je connaître les projets qui vous animent ?

Les deux missionnaires se regardèrent, surpris. Barnabe n'était pas encore sorti de l'étonnement que son compagnon lui avait causé. Saûl, à son tour, dissimulait mal son propre trouble face à l'aide spirituelle qu'il avait obtenue afin de confondre les malveillantes intentions de Barjésus.

Reconnaissant pourtant l'intérêt élevé et sincère du chef politique de la province, il a éclairci sur un ton joyeux :

Le Sauveur a fondé la religion de l'amour et de la vérité, une institution invisible et universelle où sont accueillis tous les hommes de bonne volonté. Notre objectif est de donner une face visible à l'œuvre divine en créant des temples qui s'unissent dans les mêmes principes, en son nom. Nous évaluons la délicatesse d'une telle tentative et nous croyons que de grandes difficultés vont surgirent sur notre chemin. Il est presque impossible de trouver la force humaine indispensable à cette entreprise ; mais nous devons faire avancer ce projet. Quand les éléments de l'institution visible manquent, nous espérons en l'église infinie, où, dans la lumière de l'universalité, Jésus sera le chef suprême de toutes les forces qui se consacrent au bien.

Il s'agit d'une sublime initiative - interrompit le proconsul démontrant un noble intérêt. - Oùavez-vous commencé la construction des sanctuaires ?

Notre mission commence précisément maintenant. Les disciples du Messie ont fondé les églises de Jérusalem et d'Antioche. Pour l'instant, nous n'avons pas d'autres noyaux éducatifs que ceux-là. Il y a beaucoup de chrétiens de toute part, mais leurs réunions se font chez des particuliers. Ils ne possèdent pas de temples à proprement parler qui leur permettent d'être plus efficaces dans leur effort d'assistance et de propagande.

Neapaphos aura alors sa première église, fille de votre travail direct.

Saûl ne savait pas comment traduire sa gratitude pour ce geste de générosité spontanée. Profondément ému, il s'est avancé et a remercié le citoyen chypriote du don qui venait honorer et faciliter l'œuvre apostolique.

Tous trois ont encore longuement parlé des entreprises en perspective. Serge Paul leur a demandé d'indiquer les personnes capables de construire le nouveau temple, tandis que Barnabe et son compagnon exposaient leurs espoirs.

Ce n'est que la nuit venue que les missionnaires ont pu retourner à leur humble tente de prêches.

Je suis impressionné ! - dit Barnabe se rappelant ce qui s'était passé. - Comment as-tu fait ? A mon avis aujourd'hui est le plus grand jour de ta vie. Ta parole avait un timbre sacré et différent ; tu es maintenant doté du don de prophétie... De plus, le Maître t'a récompensé du pouvoir de dominer les idées malignes. Tu as vu comme le charlatan a senti l'influence des puissantes énergies quand tu as fait ton appel ?

Saûl l'écoutait attentif et avec la plus grande simplicité il a souligné :

Je ne sais pas non plus comment traduire mon étonnement pour les grâces obtenues. C'est grâce au Christ que nous sommes devenus les instruments de conversion du proconsul, car la vérité est que nous-mêmes, nous ne sommes rien.

Jamais, je n'oublierai les événements d'aujourd'hui - a repris l'ex-lévite, admiratif.

Et après une pause, il lui demanda :

Saûl, quand Ananie t'a baptisé il n'a pas suggéré que tu changes de nom ?

Je ne m'en rappelle pas.

Et bien je suppose que, désormais, tu dois considérer ta vie comme nouvelle. Tu as été illuminé par la grâce du Maître, tu as eu ta pentecôte, tu as été sacré apôtre pour les travaux divins de la rédemption.

L'ex-docteur de la Loi n'a pas dissimulé son étonnement et finit par conclure :

C'est très significatif pour moi qu'un chef politique soit attiré par notre intermédiaire à Jésus, d'autant que notre tâche appelle les gentils au soleil divin de l'Évangile de salut.

En lui-même, il s'est souvenu des liens sublimes qui le rattachaient à la mémoire d'Etienne, la généreuse influence du patricien romain qui le libéra des durs travaux de l'esclavage et évoquant la mémoire du martyr dans un appel silencieux, il dit avec émotion :

Je sais, Barnabe, que de nombreux compagnons ont changé de nom quand ils se sont convertis à l'amour de Jésus ; ils ont ainsi voulu marquer une séparation avec les erreurs fatales du monde. Je n'ai vraiment pas voulu utiliser ce recours. Mais la transformation du gouverneur et la lumière de la grâce, qui nous a accompagnés au cours des événements d'aujourd'hui, m'amènent aussi à chercher un motif d'éternels souvenirs.

Après une longue pause, laissant comprendre combien il avait réfléchi à prendre cette décision, il dit :

Des raisons personnelles, tout à fait respectables, m'obligent à reconnaître désormais un bienfaiteur en ce chef politique. Sans changer formellement de nom je commencerai à me faire appeler à la romaine.

Très bien - a répondu son compagnon -, entre Saûl et Paul il n'y a aucune différence, si ce n'est d'écriture ou de prononciation. La décision sera un bel hommage rendu à notre premier triomphe missionnaire auprès des gentils, tout en faisant référence à l'agréable souvenir d'un esprit si généreux.

Sur ce fait fut basé le changement d'une lettre du nom de l'ex-disciple de Gamaliel. Aux portes du christianisme naissant, avec son caractère intègre et énergique, le rabbin de Jérusalem, même transformé en modeste tisserand, ne voulut altérer sa fidélité innée. S'il avait servi Moïse en tant que Saûl, c'est avec le même nom qu'il devait servir Jésus-Christ. S'il avait commis des erreurs et avait été pervers dans sa condition première, il profiterai! de l'occasion offerte par les cieux pour corriger son existence et devenir un homme bon et juste dans la seconde. Pour cela , il n'accepta aucune suggestion de la part de ses amis. Il fut le premier persécuteur de l'institution chrétienne, le bourreau implacable du prosélytisme naissant, mais il voulait rester Saûl pour se rappeler de tout le mal qu'il avait fait et redoubler d'efforts pour faire tout le bien à sa portée. À cet instant, le souvenir d'Etienne effleura doucement son cœur. Il avait été son plus grand exemple dans sa marche spirituelle. C'était le Jezlel bien-aimé d'Abigail. Pour se retrouver, sans lu moindre hésitation, tous deux s'étaient promis de se chercher où que ce soit. Le frère et la sœur de Corinthe étalent tellement vivants dans son âme sensible qu'il ne pouvait effacer de sa mémoire les moindres événements de leur vie. La main de Jésus l'avait mené au proconsul, le libérateur de Jeziel des chaînes de la captivité ; l'ex- esclave était parti pour Jérusalem pour devenir disciple du Christ ! L'ex-rabbin se sentait heureux d'avoir été aidé par les forces divines devenant à son tour le libérateur de Serge Paul, asservi à la souffrance et aux illusions dangereuses du monde. Il était juste d'enregistrer dans sa mémoire le souvenir indélébile de celui qui avait été sa victime à Jérusalem et qui était maintenant un frère béni qu'il ne pouvait oublier dans les plus fugaces instants de sa vie et de son ministère.

À partir de là, le converti de Damas, en mémoire à l'inoubliable prêcheur de l'Évangile qui avait succombé aux lapidations, se fit appeler Paul jusqu'à la fin de ses jours.

La nouvelle de la guérison et de la conversion du proconsul remplit Neapaphos d'un grand étonnement. Les missionnaires n'eurent plus de repos. En dépit des protestations étouffées des Israélites, la communauté prit énormément d'ampleur. Concerné par les questions de santé, le chef provincial fournit le nécessaire pour réaliser la construction de l'église. Le mouvement était extraordinaire. Et les deux messagers de l'Évangile ne cessaient de rendre grâce à Dieu.

Le triomphe les entourait d'une profonde considération quand Paul reçut la visite de Barjésus qui souhaitait lui parler en privé. L'ex-rabbin n'a pas hésité. C'était une bonne occasion de prouver au vieil Israélite leurs intentions généreuses et sincères. Il le reçut donc avec courtoisie.

Barjésus semblait pris d'un grand embarras. Après avoir salué le missionnaire respectueusement, il s'est exprimé avec une certaine gêne :

Après tout, je dois éclaircir le malentendu concernant le proconsul. Personne, plus que moi, ne désirait la santé du malade, et par conséquent, personne n'est plus reconnaissant que moi de votre intervention qui le libéra d'une si triste maladie.

Je vous remercie de votre considération et je me réjouis de votre compréhension - a dit Paul, avec bonté.

Néanmoins...

Le visiteur se demandait s'il devait ou non exposer ses véritables intentions. Attentif à ses réticences mais sans présumer de leur cause, l'ex-rabbin a avancé spontanément.

Que désirez-vous dire ? Parlez avec franchise. Ne faites pas de cérémonies !

Il se trouve - a-t-il rétorqué plus confiant - que je caresse l'idée de vous consulter concernant vos dons spirituels. Je pense qu'il n'est pas de plus grand trésor pour triompher dans la vie...

Paul était confus, il ne savait pas le cours que prendrait la conversation. Mais se concentrant sur le point le plus délicat de ses prétentions, Barjésus a continué :

Combien gagnez-vous dans votre activité ?

Je gagne la miséricorde de Dieu - a dit le missionnaire, comprenant alors tout la portée de cette visite inattendue -, je vis de mon travail de tisserand et il ne serait pas licite de marchander ce qui appartient au Père qui est aux cieux.

C'est presque Incroyable ! a murmuré le mage écarquillant les yeux. - J'étais convaincu que vous portiez sur vous certains talismans que j'étais prêt à acheter à tout prix.

Et tandis que l'ex-rabbin le dévisageait plein de commisération pour son ignorance, le visiteur a continué :

Mais, est-il possible que vous fassiez de telles œuvres sans faire appel à des sortilèges ?

Le missionnaire l'a fixé plus attentivement et a murmuré :

Je ne connais qu'un sortilège efficace.

Quel est-il ? - a interrogé le mage d'un regard étincelant et avide.

C'est la foi en Dieu avec le sacrifice de nous-mêmes.

Le vieil Israélite sembla ne pas comprendre toute la signification de ces mots, et objecta :

Oui, mais la vie a des besoins urgents. Il est nécessaire de prévoir et d'amasser des ressources.

Paul a réfléchi une minute et a dit :

En ce qui me concerne, je n'ai rien qui puisse vous éclairer. Mais Dieu a toujours une réponse pour nos préoccupations les plus simples. Consultez ses éternelles vérités. Voyons quel est le message destiné à votre cœur.

Il allait ouvrir l'Évangile comme à son habitude quand le visiteur fit observer :

Je ne connais pas ce livre. Pour moi, il ne pourra donc mettre d'aucun conseil.

Le missionnaire a compris sa réticence et a souligné :

Que connaissez-vous alors ?

Moïse et les prophètes.

Il prit un rouleau de parchemins où la Loi Antique pouvait être lue et il le donna au vieux malicieux pour qu'il l'ouvre sur un passage au hasard selon la coutume de l'époque. Cependant avec une évidente mauvaise volonté, Barjésus a dit :

Je ne lis les prophètes qu'à genoux.

Tu peux lire comme il te convient car le fait de comprendre est ce qui nous intéresse avant tout.

Démontrant sa fierté pharisienne, le charlatan s'est agenouillé et a ouvert solennellement le texte, sous le regard serein et incisif de l'ex-rabbin. Le vieil Israélite est devenu pâle. Il a esquissé un geste pour se soustraire à la lecture ; mais Paul perçut ce mouvement subtil et, s'approchant, il lui dit avec une certaine véhémence :

Lisons le message permanent des émissaires de

Dieu.

Il s'agissait d'un passage des Proverbes que Barjésus prononça à voix haute profondément désappointé :

« Je te demande deux choses : Ne me les refuse pas, avant que je ne meure ! Éloigne de moi la fausseté et la parole mensongère. Ne me donne ni pauvreté, ni richesse. Accorde- moi le pain qui m'est nécessaire, de peur que dans l'abondance, je ne te renie et ne dise : Qui est Jéhovah ? Ou que dans la pauvreté, je ne dérobe et n'attaque au nom de mon Dieu. »15

15 Proverbes, chapitre 30, versets 7 à 9.

Le mage s'est levé embarrassé, le missionnaire lui-même était surpris.

Tu vois, l'ami ? - a dit Paul - la parole de la vérité est très éloquente. Voilà un puissant talisman dans notre existence que de savoir vivre avec nos propres recours sans augmenter les besoins de notre enrichissement spirituel.

Effectivement - a répondu le charlatan - ce procédé de consultation est très intéressant. Je vais sérieusement méditer sur l'expérience d'aujourd'hui.

Juste après il se retirait, après avoir prononcé quelques monosyllabes qui cachaient mal son désappointement.

Impressionné, le tisserand consacré au Christ nota ses profondes exhortations pour consolider son programme d'activités spirituelles, dépourvu d'intérêts mesquins.

La mission est restée à Neapaphos encore quelques jours, surchargée de travail. Jean- Marc collaborait dans la mesure de ses possibilités ; néanmoins, de temps en temps, Barnabe le surprenait attristé à se plaindre. Il ne s'attendait pas à faire face à tant de travail.

Mais, c'est mieux ainsi - lui faisait remarquer Paul

le service du bien est le mur qui nous protège des tentations.

Le jeune se résignait, mais sa contrariété était évidente.

En outre, en fidèle observateur du judaïsme, malgré sa passion pour l'Évangile, le fils de Marie Marc ressentait beaucoup de scrupules vu la largeur de vues de son oncle* et du missionnaire à l'égard des gentils. Il désirait servir Jésus, oui, de tout son cœur, mais il ne pouvait éloigner le Maître des traditions du berceau.

Alors que les graines semées à Chypre commençaient à germer dans la terre des cœurs, les travailleurs du Messie abandonnaient Neapaphos, remplis d'espoirs.

Après avoir beaucoup discuté, Paul et Barnabe ont décidé d'élargir leur mission aux peuples de la Pamphylie, à la stupeur de Jean-Marc qui s'étonnait d'une telle nouvelle.

Mais qu'allons-nous faire avec ces gens si étranges ?

demanda le jeune garçon contrarié. - Nous savons, à Jérusalem, que ce pays est

peupl

é de créatures très ignorantes ; de plus il y a des voleurs de toute part.

Effectivement - acquiesça Paul convaincu -, je pense que c'est justement pour cela que nous devons voir cette région. Pour d'autres, un voyage à Alexandrie pourrait offrir un plus grand intérêt ; mais tous ces grands centres sont pleins de talentueux orateurs. Ils possèdent des synagogues importantes, des connaissances élevées, de grandes démonstrations de science et de richesse. S'ils ne servent pas Dieu, c'est par manque de bonne volonté ou parce que leur cœur est endurci. En Pamphylie, au contraire, c'est très pauvre, rudimentaire et sans lumière spirituelle. Avant d'enseigner à Jérusalem, le Maître a préféré se manifester à Capharnaûm et dans d'autres villages presque anonymes de la Galilée.

Devant cet argument inattaquable, Jean s'est abstenu d'insister.

Quelques jours plus tard, une modeste embarcation lés laissait à Âttalie où Paul et Barnabe trouvèrent un singulier enchantement aux paysages qui entouraient le Caystre.

Dans cette localité très pauvre, ils ont prêché la Bonne Nouvelle en plein air et eurent un immense succès. Observant chez son compagnon une expression supérieure, Barnabe avait presque livré la direction du mouvement à Tex-rabbin dont la parole savait maintenant éveiller de charmants enchantements L'humble peuple a accueilli le prêche de Paul avec un profond intérêt. Il parlait de Jésus comme d'un prince céleste qui avait visité le monde et attendait ses sujets aimés dans la sphère de là glorification spirituelle. L'attention que les habitants d'Attalié dispensaient au sujet était évidente. Quelques-uns demandèrent des copies des leçons de l'Évangile, d'autres cherchaient à gratifier les messagers du Maître avec ce qu'ils possédaient de mieux. Très émus, ils recevaient les aimables cadeaux de leurs nouveaux amis qui étaient presque toujours des assiettes de pain, des oranges' ou du poisson.

Leur séjour dans la localité généra de nouveaux problèmes. Il devait organiser l'activité culinaire. Délicatement, Barnabe avait désigné son neveu pour cela, mais le jeune ne réussissait pas à masquer sa contrariété. Le .remarquant, Paul lui dit instamment :

Ne nous impressionnons pas avec les problèmes d'ordre naturel. Cherchons à restreindre, désormais, nos besoins et nos besoins alimentaires. Nous ne mangerons que du pain, des fruits, du miel et du poisson. Ainsi le travail culinaire sera simplifié et restreint à la préparation des poissons cuits dont j'ai une grande pratique depuis que j'ai vécu au bord du Taurus. Que Jean ne se fasse pas de soucis car il est normal que cette partie me revienne.

Malgré l'attitude généreuse de Paul, le jeune continuait contrarié.

Bientôt, la mission loua un bateau et partit pour Pergé. Dans cette ville d'une certaine importance pour la région où elle se localisait, ils annoncèrent l'Évangile avec un immense dévouement. La petite synagogue se remplit ce samedi-là d'une grande agitation. Quelques juifs et de nombreux gentils en majorité des gens pauvres et simples ont accueilli les missionnaires avec une réelle joie. Les nouvelles du Christ ont éveillé une singulière curiosité et d'un certain enchantement. Le modeste édifice, loué par Barnabe, était plein de créatures soucieuses d'obtenir une copie des annotations de Lévi. Paul se réjouissait. Il ressentait une joie indéfinissable au contact de ces cœurs humbles et modestes qui donnaient à son esprit fatigué de casuistique la douce impression de virginité spirituelle. Quelques-uns cherchaient à connaître la position de Jésus dans la hiérarchie des dieux du paganisme ; d'autres désiraient savoir la raison pour laquelle ils avaient crucifié le Messie, sans considération pour ses titres de grandeur en tant que Messager de l'Éternel. La région était pleine de superstitions et de croyances. La culture judaïque se restreignait à l'environnement fermé des synagogues. Bien que la mission consacre son plus grand effort aux Israélites, prêchant dans le cercle de ceux qui suivaient la Loi de Moïse, elle s'intéressait aux couches les plus obscures du peuple en raison des guérisons et de l'invitation aimante à l'Évangile, mouvement qui suscitait tout l'engagement des travailleurs de Jésus.

Pleinement satisfaits, Paul et Barnabe décidèrent de se diriger à partir de là vers Antioche de Pisidie. Informé de ce projet, Jean-Marc ne réussit pas à calmer ses craintes plus longtemps et demanda :

En supposant que nous n'allions pas au-delà de Pamphylie. Comment arriver jusqu'à Antioche alors ? Nous n'avons pas comment traverser de tels précipices. Les forêts sont Infestées de bandits, le fleuve qui est plein de cascades ne facilite pas le passage des barques. Et les nuits ? Comment allons-nous dormir ? Ce voyage ne peut se faire sans animaux et sans serviteurs et nous n'en avons pas.

Paul a réfléchi une minute et dit :

Écoute, Jean, quand nous travaillons pour quelqu'un, nous devons le faire avec amour. Je pense qu'annoncer le Christ à ceux qui ne le connaissent pas, vu leurs nombreuses difficultés naturelles, est une gloire pour nous. L'esprit de service ne rejette jamais la partie la plus difficile sur les autres. Le Maître n'a pas donné sa croix à ses compagnons. Dans notre cas, si nous avions beaucoup d'esclaves et de chevaux, ne serait-ce pas eux les porteurs des responsabilités les plus lourdes en ce qui concerne les questions proprement matérielles ? Le travail de Jésus, néanmoins, est si grand à nos yeux que nous devons disputer aux autres chaque partie de son exécution dans notre propre intérêt.

Le jeune a semblé d'autant plus angoissé. L'énergie de Paul était déconcertante.

Mais ne serait-il pas plus prudent - a-t-il continué très pâle - de partir pour Alexandrie et de s'organiser au moins pour le faire dans des conditions plus faciles ?

Tandis que Barnabe accompagnait ce dialogue avec la sérénité qui le caractérisait, l'ex- rabbin a continué :

Tu donnes trop d'importance aux obstacles. As-tu déjà pensé aux difficultés que le Seigneur a certainement dû vaincre pour être parmi nous ? Même s'il pouvait traverser librement les abîmes spirituels pour arriver à notre cercle de perversité et d'ignorance, nous devons considérer la barrière de boue de nos misères viscérales... Et tu t'épouvantes à peine des quelques écarts de chemin qui nous séparent de Pisidie ?

Le jeune s'est tu, de toute évidence contrarié. L'argument était excessivement fort, à ses yeux, et ne laissait place à aucune autre objection.

Dans la soirée, Barnabe, visiblement inquiet s'est approché de son compagnon et lui exposa les intentions de son neveu. Le jeune avait décidé de retourner à Jérusalem. Paul a entendu calmement ces explications, mais ne put s'opposer à une telle décision.

Ne pourrions-nous pas l'accompagner un morceau, au moins, pour qu'il soit plus proche de sa destination ? -a demandé l'ex-lévite de Chypre, inquiet pour son neveu.

Une destination ? - a dit Paul surpris. - Mais nous avons déjà la nôtre. Depuis notre premier accord, nous avions programmé l'excursion à Antioche. Je ne peux t'empêcher de tenir compagnie au jeune ; moi, néanmoins, je ne dois pas modifier le parcours tracé. Au cas où tu déciderais de retourner avec lui, je continuerai seul. Je pense que les entreprises de Jésus ont leur juste moment de réalisation. Il faut en profiter. Si nous repoussons la visite à Pisidie au mois prochain, peut-être sera-t-il trop tard.

Barnabe réfléchit quelques minutes puis lui dit convaincu :

Ton commentaire est incontestable. Je ne peux rompre nos engagements. De plus, Jean est un homme et il pourra repartir seul. À ces fins, il a l'argent nécessaire donné par les soins maternels.

L'argent dont on ne fait pas bon usage - a conclu Paul calmement - dissout toujours les liens et les responsabilités les plus sacrés.

La conversation se finit ainsi, tandis que Barnabe retournait conseiller son neveu, franchement impressionné.

Deux jours avant de prendre la barque qui le mènerait à l'embouchure du Caystre, le fils de Marie Marc saluait l'ex-docteur de Jérusalem, un sourire embarrassé sur les lèvres.

Paul l'a étreint sans joie et lui dit sur un ton calme d'avertissement :

Que Dieu te bénisse et te protège. N'oublie pas que la marche vers le Christ est également faite de successions. Nous devons tous bien arriver ; néanmoins, ceux qui s'égarent doivent bien arriver par leur propre moyen.

Oui - a dit le jeune honteux -, je chercherai à travailler et à servir Dieu de toute mon

âme.

Tu fais bien et tu accompliras ton devoir en procédant ainsi - lui répondit l'ex- rabbin convaincu. -Souviens-toi toujours que David, tant qu'il était occupé, a été fidèle au Tout-Puissant, mais quand il s'est reposé, il s'est livré à l'adultère ; Salomon, pendant les durs services de la construction du Temple, a été pur dans sa foi, mais quand l'heure du repos fut venue, il fut vaincu par la débauche ; Judas a bien commencé et fut le disciple direct du Seigneur, mais l'impression triomphale de l'entrée du Maître dans Jérusalem a suffi pour qu'il cède à la trahison et à la mort. Il y a tant d'exemples devant nous, il serait bon que nous n'en venions jamais à nous reposer.

Le neveu de Barnabe est parti sincèrement touché par ces paroles qui le suivraient à l'avenir comme un appel constant.

Peu après l'incident, les deux missionnaires prirent à leur tour les routes impénétrables. Pour la première fois, ils furent obligés de passer la nuit à l'humidité, au sein de la nature. Triomphant des précipices, ils trouvèrent une grotte rocheuse dans laquelle ils se cachèrent pour reposer leur corps mortifié et douloureux. Le second jour de marche se passa avec le courage invincible de toujours. Leur alimentation était faite de quelques pains apportés de Pergé et de fruits sauvages ramassés ça et là. Résolus et de bonne humeur, ils affrontaient et triomphaient de tous les obstacles. De temps en temps, ils devaient regagner l'autre berge du fleuve, alors qu'ils se trouvaient face à des barrières infranchissables. Et les voilà à palper le fond des torrents, prudemment, avec de longs bâtons verts, ou à apprivoiser les chemins dangereux et inexplorés.

La solitude leur suggérait de belles pensées. Un optimisme sacré débordait de leurs moindres idées. Tous deux caressaient de tendres souvenirs du passé affectif et prometteur. En tant qu'hommes, ils ressentaient tous les besoins humains, mais la fidélité avec laquelle ils se livraient au Christ était profondément émouvante, confiant en son amour la réalisation des désirs sanctifiés d'une vie plus élevée.

Lors de la seconde nuit, peu après les dernières couleurs du crépuscule, ils se sont installés dans une petite caverne légèrement éloignée de l'étroit sentier. Après un repas frugal, ils se mirent à commenter avec entrain les faits de l'église de Jérusalem. Dans la nuit noire, leurs voix brisaient encore le grand silence. Multipliant les thèmes, ils se mirent à parler des excellences de l'Évangile, exaltant la grandeur de la mission de Jésus-Christ.

Si les hommes savaient... - disait Barnabe en faisant des comparaisons.

Tous se réuniraient autour du Seigneur et se reposeraient - conclut Paul plein de conviction.

C'est le Prince qui régnera sur tous.

Personne n'a apporté à ce monde une plus grande richesse.

Ah ! - commentait le disciple de Simon Pierre - le trésor dont il a été le messager grandira la terre pour toujours.

Et c'est ainsi qu'ils poursuivaient, profitant des précieuses images de la vie commune pour symboliser les biens éternels, quand un bruit singulier attira leur attention. Deux hommes armés se sont précipités sur eux deux à la faible lumière d'une torche allumée avec des résines.

La bourse ! - a crié l'un des malfaiteurs.

Barnabe est devenu légèrement pâle, mais Paul était calme et impassible.

Donnez-nous ce que vous avez ou vous mourrez -s'exclama l'autre bandit, levant un poignard.

Regardant fixement son compagnon, l'ex-rabbin a ordonné :

Donne-leur l'argent qu'il nous reste, Dieu répondra à nos besoins d'une autre manière.

Barnabe vida la bourse qu'il portait entre les plis de sa tunique, tandis que les malfaiteurs avides ramassaient la petite quantité.

Remarquant les parchemins de l'Évangile que les missionnaires consultaient à la lumière d'une torche improvisée, l'un des voleurs a interrogé méfiant et ironique :

Qu'est-ce que ces documents ? Vous parliez d'un riche prince... Nous vous avons entendu faire références à un trésor... Que signifie tout cela ?

Avec une admirable présence d'esprit, Paul a expliqué :

Oui, effectivement ces parchemins sont les manuscrits de l'immense trésor que nous a apporté le Christ Jésus qui régnera sur les princes de la terre.

L'un des bandits, très intéressé, a examiné le rouleau d'annotations de Lévi.

Celui qui trouvera ce trésor - continuait Paul, résolu -, ne sera plus jamais dans le

besoin.

Les voleurs gardèrent l'Évangile soigneusement.

Remerciez Dieu que nous ne vous ayons pas retiré la vie - a dit l'un d'eux.

Et éteignant la torche vacillante, ils ont disparu dans l'obscurité de la nuit. Quand ils se sont retrouvés seuls, Barnabe n'a pas réussi à dissimuler son étonnement.

Et maintenant ? - a-t-il demandé d'une voix tremblante.

La mission continue bien - a commenté Paul avec bonne humeur -, nous ne comptions pas sur l'excellente occasion de transmettre la Bonne Nouvelle aux voleurs.

Le disciple de Pierre resta admiratif face à une telle sérénité et reprit :

Mais, ils nous ont aussi pris les dernières galettes d'orge, ainsi que les couvertures...

Il y aura toujours quelques fruits en route - lui fit Paul, déterminé - quant aux couvertures, n'y faisons pas trop attention, car la mousse des arbres ne manquera pas.

Et, désireux de tranquilliser son compagnon, il a ajouté :

De fait, nous n'avons plus d'argent, mais je pense que ce ne sera pas difficile de trouver du travail avec les tapissiers d'Antioche de Pisidie. En outre, la région est très éloignée des grands centres et je peux apporter certaines nouveautés aux collègues de métier. Ces circonstances sont avantageuses pour nous.

Après avoir tissé de nouveaux espoirs, ils ont dormi sous la rosée en rêvant aux joies du Royaume de Dieu.

Le lendemain, Barnabe continuait inquiet. Interpellé par son compagnon, il reconnut d'un air affecté :

Je suis résigné par le manque absolu de recours matériels, mais je ne peux oublier que nous avons aussi perdu les annotations évangéliques que nous possédions. Comment reprendre notre tâche ? Si nous savons par cœur une grande partie des enseignements, nous ne pourrons conférer toutes les expressions...

Tu te trompes, Barnabe - a-t-il dit avec un sourire optimiste -, j'ai ici l'Évangile qui me rappelle la bonté de Gamaliel. C'est un cadeau de Simon Pierre à mon vieux mentor qui, à son tour, me l'a donné peu de temps avant de mourir.

Le missionnaire de Chypre a serré dans ses mains le trésor du Christ. La joie a illuminé à nouveau son cœur. Ils pouvaient dispenser tout le confort du monde, mais la parole de Jésus était indispensable. Triomphant des obstacles de toute sorte, ils sont arrivés à Antioche très affaiblis. Paul principalement, à certains moments de la nuit, il se sentait fatigué et fiévreux. Barnabe avait de fréquents accès de toux. Le premier contact avec la nature hostile avait causé aux deux messagers de l'Évangile de forts déséquilibres organiques.

Malgré sa santé précaire, le tisserand de Tarse chercha à s'informer, dès la matinée de leur arrivée, des ateliers d'artisans en cuir existants en ville.

Antioche de Pisidie comptait un grand nombre d'Israélites. Son mouvement commercial était plus que régulier, les rues exhibaient des magasins bien garnis et de petites industries variées.

Confiant en la providence divine, ils ont loué une chambre très simple, et tandis que Barnabe se reposait de sa fatigue extrême, Paul est allé voir l'un des ateliers indiqués par un commerçant de fruits.

Un Juif à l'aspect bienveillant, entouré de trois assistants, au beau milieu de nombreuses étagères avec des sandales, des tapis et bien d'autres produits de sa profession, dirigeait une grande boutique. Ayant été informé de son nom, compte tenu de sa recherche auprès du commerçant en question, l'ex-docteur de Jérusalem a demandé à voir Monsieur Ibrahim, alors qu'il était reçu avec une grande curiosité.

L'ami - a expliqué Paul, sans détours -, je suis un collègue de métier et j'ai des besoins urgents, je viens vous demander l'immense faveur de m'admettre dans le cadre des activités de votre commerce. Je dois faire un long voyage et, je ne possède plus rien, aussi je fais appel à votre générosité, et j'espère recevoir un accueil favorable.

Le tapissier le dévisagea avec sympathie, mais un peu méfiant. Il était étonné mais en même temps il appréciait sa franchise et son aisance. Après avoir un peu réfléchi, il répondit vaguement quelque chose :

Notre travail est très insuffisant et, pour être sincère, je ne dispose pas d'un capital suffisant pour rémunérer beaucoup d'employés. Tout le monde n'achète pas des sandales ; les équipements de troupe restent en attente des caravanes qui ne passent que de temps ni temps ; nous vendons peu de tapis, et sans les bâches ni cuir pour la confection de tentes improvisées, je suppose que nous ne serions pas en mesure de garder notre affaire. Comme vous voyez, ce ne sera pas facile de vous trouver du travail.

Néanmoins - a réagi l'ex-rabbin, touché par la sincérité de son interlocuteur -, j'ose insister dans ma demande. Ce ne sera que pour quelques jours... De plus, j'accepterais volontiers de travailler en échange d'un peu de pain et d'un toit pour moi et un compagnon malade.

Le bon Ibrahim fut sensible à cette confession. Après, une longue pause, pendant laquelle le tapissier d'Antioche hésitait encore à dire « oui » ou « non », Paul a conclu :

Mon besoin est si grand que j'insiste auprès de vous, au nom de Dieu.

Entre - a dit le commerçant, vaincu par cet argument.

Bien que malade, l'émissaire du Christ s'attela à la tâche avec empressement. Un vieux métier à tisser a été installé précipitamment près d'un panneau plein de couteaux, de marteaux et de pièces en cuir.

Paul se mit à travailler avec un regard amical et une bonne parole pour chacun des compagnons. Loin de s'imposer par les connaissances supérieures dont il disposait, il observait le système de travail des assistants d'Ibrahim et suggérait de nouvelles méthodes adaptées au service, avec bonté sans affectation.

Ému par ses déclarations sincères, le propriétaire de la maison fit envoyer un repas à Barnabe tandis que l'ex-rabbin triomphait gaillardement de ses premières difficultés, ressentant la joie d'une grande victoire..

Cette nuit-là, auprès de son compagnon de luttes, il a élevé à Jésus une prière pénétrée des plus grands remerciements. Tous deux commentèrent leur nouvelle situation. Tout allait bien, mais il fallait penser à l'argent nécessaire pour payer le loyer de la chambre.

Édifié par l'exemple de son ami, maintenant c'était Barnabe qui cherchait à le consoler:

- Peu importe, Jésus tiendra compte de notre bonne volonté, il ne nous laissera pas à l'abandon.

Le lendemain quand Paul revint de l'atelier, c'est un peu angoissé qu'il dut attendre son compagnon. Le coursier d'Ibrahim, qui avait apporté le repas de Barnabe, ne l'avait pas trouvé. Après un moment d'inquiétude, l'ex-rabbin lui a ouvert la porte et il eut une indicible surprise. Le disciple de Pierre semblait extrêmement abattu, mais une profonde joie débordait de son regard. Il lui expliqua que lui aussi avait trouvé un travail rémunérateur. Il serait employé chez un potier qui avait besoin d'ouvriers car il devait profiter du beau temps. Ils se sont étreints émus. S'ils avaient réussi à dominer le monde par les faits du hasard, ils n'auraient pas ressenti une plus grande joie. Mais un simple travail honnête suffisait à leur cœur illuminé par Jésus-Christ.

À leur premier samedi à Antioche, les hérauts de l'Évangile se sont dirigés vers la synagogue locale. Ibrahim, très satisfait de la coopération de son nouvel employé, lui avait donné deux vieilles tuniques que Paul et Barnabe ont enfilées avec joie.

Toute la population qui « craignait Dieu » s'était rassemblée dans l'enceinte. Paul et Barnabe se sont assis dans un coin réservé aux visiteurs ou aux étrangers. Une fois l'étude terminée et les commentaires de la Loi et des prophètes prononcés, le directeur des services religieux leur a demandé, à voix haute, s'ils désireraient dire quelques mots aux personnes présentes.

Immédiatement, Paul s'est levé et a accepté l'invitation. Il s'est dirigé vers la modeste tribune dans une attitude noble et se mit à parler de la Loi, pris d'une éloquence sublime. L'auditoire, qui n'était pas habitué à des raisonnements aussi élevés, suivait son discours fluide comme s'il s'agissait d'un prophète authentique qui semait des merveilles. Les Israélites ne dissimulaient pas leur contentement. Qui était cet homme dont le Temple de Jérusalem lui- même pouvait s'enorgueillir ? À un moment donné, néanmoins, les paroles de l'orateur devinrent presque incompréhensibles pour tous. Son verbe sublime annonçait un Messie qui était déjà venu au monde. Quelques juifs ont tendu l'oreille. Il s'agissait du Christ Jésus et par son intermédiaire les créatures devaient attendre la grâce et la vérité du salut. L'ex-docteur remarqua que de nombreuses physionomies se montrèrent contrariées, mais la majorité l'écoutait avec une Indéfinissable vibration de sympathie. Le rapport des faits concernant Jésus, son exemple divin, sa mort sur la croix, arrachaient des larmes à l'auditoire. Même le chef de la synagogue était profondément surpris...

Une fois sa longue oraison terminée, le nouveau missionnaire fut étreint par un grand nombre d'assistants. Ibrahim, qui venait de le connaître sous un nouvel aspect, le complimenta rayonnant.

Fortement impressionné, Eustache, le potier qui avait donné du travail à Barnabe, s'est approché pour les saluer. Cependant, les mécontents n'ont pas manqué. Le succès de Paul avait contrarié l'esprit pharisien de l'assemblée.

Le lendemain, Antioche de Pisidie était agitée par la rumeur. La tente d'Ibrahim et la poterie d'Eustache devinrent des lieux de grandes discussions et d'échanges. Paul leur a alors parlé des guérisons qui pouvaient être faites au nom du Maître. Une vieille tante de son employeur fut guérie d'une maladie persistante par la simple imposition des mains et des prières faites au Christ. Deux enfants du potier furent soignés par l'intervention de Barnabe. Les deux émissaires de l'Évangile furent bientôt très appréciés. Les gens simples venaient leur demander des prières, des copies des enseignements de Jésus, alors que de nombreux malades retrouvaient la santé. Si le bien grandissait, l'animosité contre eux aussi, elle venait de ceux qui étaient les plus hauts placés dans la ville. Un mouvement opposé au Christ s'est initié. En dépit des prêches prononcés par Paul, la persécution, la dérision et l'ironie, augmentait parmi les Israélites puissants. Les messagers de la Bonne Nouvelle n'étaient pas découragés pour autant. Consolés par les plus sincères, ils fondèrent leur église chez Ibrahim. Alors que tout allait bien, voici que l'ex-rabbin, souffrant encore des conséquences des vicissitudes vécues lors de leur passage dans les marais de Pamphylie, est tombé gravement malade et inquiéta tous ses frères. Pendant un mois, il resta sous l'influence maligne d'une fièvre dévorante. Barnabe et leurs nouveaux amis lui prodiguaient tous les soins possibles.

Analysant l'incident, les ennemis de l'Évangile partirent en campagne, ironisant sur la situation. Il y avait plus de trois mois que tous deux annonçaient le nouveau Royaume, reformulaient les notions religieuses du peuple, guérissaient les maladies les plus tenaces et, alors pour quelle raison le puissant prédicateur ne se guérissait-il pas lui-même ? Les propos cuisants et les idées mesquines bouillonnaient.

Ses confrères, néanmoins, témoignèrent d'un dévouement sans bornes. Paul fut soigné chez Ibrahim avec beaucoup de tendresse, comme s'il avait trouvé un nouveau foyer.

Après sa convalescence, le brave tisserand retourna aux prêches des nouvelles vérités, plus prometteur.

Observant son courage, rongés de dépit certains éléments judaïques conspirèrent son expulsion sans la moindre condescendance. Pendant plusieurs mois l'ex-docteur de Jérusalem dut lutter contre les coups du pharisianisme dominant en ville, se maintenant au-dessus des calomnies et des insultes. Mais, quand il révéla son pouvoir de résolution et de fermeté d'esprit, les Israélites mécontents menacèrent Ibrahim et Eustache de la suppression d'avantages et de leur bannissement. Les deux anciens habitants d'Antioche de Pisidie étaient accusés d'être des partisans de la révolte et du désordre. Hautement émus, ils reçurent la notification qui disait que seul le départ de Paul et de Barnabe pourrait les sauver de la prison et de la flagellation.

Devant la pénible situation de leurs amis, les missionnaires de Jésus décidèrent de partir. Ibrahim avait les yeux pleins de larmes. Eustache ne réussissait pas à cacher son découragement. Aux questions posées par Barnabe, l'ex-rabbin exposa le plan de leurs activités futures. Ils iraient vers Iconie. Ils prêcheraient là les vérités de Dieu. Le disciple de Simon Pierre approuva sans hésiter. En cette nuit mémorable, les frères se sont réunis avec tous ceux qui avaient partagé leurs profondes émotions, les messagers de la Bonne Nouvelle les quittaient. Pendant plus de huit mois, ils avaient enseigné l'Évangile. Ils avaient été confrontés à des plaisanteries et à des railleries, ils avaient connu des épreuves bien amères. Leurs travaux étaient salués dans le monde par le bannissement comme s'ils étaient des criminels ordinaires, mais l'église du Christ était fondée. Paul leur parla de cela, presque avec orgueil, malgré les larmes qui lui coulaient des yeux. Les nouveaux disciples du Maître ne devaient pas trouver étrange les incompréhensions du monde, le Sauveur lui-même n'avait pas échappé à la croix de l'ignominie et il ajouta que le mot « chrétien » signifiait partisan du Christ. Pour découvrir et connaître les sublimités du Royaume de Dieu il fallait travailler et souffrir sans repos.

L'assemblée amicale accueillit, à son tour, ses exhortations les larmes aux yeux.

Dans la matinée suivante, armés d'une lettre de recommandation rédigée par Eustache et chargés d'une grande provision de petits souvenirs de leurs compagnons de foi, ils se sont mis en route, intrépides et heureux.

Le parcours faisant plus d'une centaine de kilomètres fut difficile et pénible, mais les pionniers ne s'arrêtèrent pas à un tel obstacle.

Arrivés en ville, ils se sont présentés à l'ami d'Eustache qui portait le nom d'Onesiphore. Ils furent reçus avec une généreuse hospitalité le samedi suivant. Avant même de commencer leur travail professionnel, Paul exposa les objectifs de son passage dans la région. Leur premier jour dans la synagogue provoqua des discussions animées. Le courant politique de la ville était constitué de juifs riches et instruits dans la Loi de Moïse ; néanmoins, les gentils qui étaient en grand nombre constituaient la classe moyenne. Ces derniers reçurent le message de Paul avec beaucoup d'intérêt, mais les premiers réagirent vivement dès le début. Il y eut du tumulte. Les fiers enfants d'Israël ne pouvaient pas tolérer un Sauveur qui s'était livré sans résistance à la croix des voleurs. La parole de l'apôtre, néanmoins, fut si favorablement accueillie du public que les gentils d'Iconie lui offrirent un vaste salon pour qu'il puisse transmettre l'enseignement évangélique, tous les après-midi. Ils voulaient des nouvelles du nouveau Messie, s'intéressaient à ses moindres faits et à ses paroles les plus simples. Rempli de gratitude et de sympathie, l'ex-rabbin accepta la charge. Quotidiennement, une fois terminée sa tâche ordinaire, une foule compacte d'Iconiens s'agglomérait anxieuse pour entendre sa parole vibrante. A la tête de l'administration, les juifs n'ont pas tardé à réagir, mais toute tentative d'intimider le prédicateur avec les plus viles menaces était inutile. Intrépide, il continuait à prêcher courageusement. Onesiphore, à son tour, lui prêtait main forte et en peu de temps, ils avaient fondé l'église dans sa propre maison.

Les Israélites gardaient fermement en tête l'idée d'expulser les missionnaires, quand un incident se produisit et vint à leur secours.

Voilà qu'un beau jour, une jeune fiancée entendit occasionnellement les prêches de l'apôtre des gentils. Depuis, elle pénétrait quotidiennement dans le salon en quête de nouveaux enseignements. Émerveillée par les promesses du Christ et se sentant prise d'une forte passion pour le personnage saisissant de l'orateur, lamentablement, elle fut prise de fanatisme au point d'en oublier les devoirs qui l'attachaient à son fiancé et à la tendresse maternelle. Thècle, c'était son nom, ne s'occupait plus des liens sacrosaints qu'elle devait honorer dans son milieu domestique. Elle abandonna son travail de jour pour attendre le crépuscule avec anxiété. Théoclie, sa mère, et Tamiris, son fiancé, accompagnaient le cas avec une désagréable surprise. Ils attribuaient à Paul un tel déséquilibre. L'ex-docteur, à son tour, trouvait étrange l'attitude de la jeune femme qui, quotidiennement, Insinuait des questions, des regards et prenait de singulières expressions.

Une fois, alors qu'il était sur le point de retourner chez Onesiphore en compagnie de Barnabe, la jeune femme a demandé à lui parler en particulier.

Devant ses questions attentionnées, Thècle rougissait et bégayait :

-Je... je...

Parle, ma fille - a murmuré l'apôtre un peu inquiet -, tu dois te considérer en présence d'un père.

Seigneur - a-t-elle réussi à dire haletante -, je ne sais pas pourquoi, j'ai été très impressionnée par vos propos.

Ce que j'ai enseigné - a déclaré Paul - ne m'appartient pas, mais vient de Jésus qui désire notre bien à tous.

De toute façon - fit-elle avec une plus grande timidité -, je vous aime beaucoup !...

Paul en fut effrayé. Il ne comptait pas sur une telle déclaration. L'expression « je vous aime beaucoup » n'était pas prononcée sur un ton de fraternité pure, mais avec une marque personnelle qui laissa l'apôtre fortement impressionné. Après un moment de réflexion devant cette situation imprévisible, il répondit avec conviction :

Ma fille, ceux qui s'aiment en esprit, s'unissent dans le Christ pour l'éternité des émotions les plus sacrées ; mais qui sait si ce n'est pas la chair qui va mourir que tu aimes ?

J'ai besoin de votre affection - s'exclama la jeune fille, le regard larmoyant.

Oui - a répondu l'ex-rabbin -, mais tous deux nous avons besoin de l'affection du Christ. Ce n'est que soutenus en lui que nous pourrons ressentir de la force face à nos faiblesses.

Je ne pourrai pas vous oublier - pleurait la jeune femme, éveillant en lui de la compassion.

Paul restait pensif. Il s'est rappelé sa jeunesse. Il s'est rappelé les rêves qu'il avait tissés aux côtés d'Abigail. En une seconde, son esprit déversait en lui un monde de douces et angoissantes réminiscences ; et comme s'il revenait d'un mystérieux pays d'ombres, il s'exclama comme s'il se parlait à lui-même :

Oui, l'amour est sacré, mais la passion est toxique. Moïse a recommandé que nous aimions Dieu par-dessus tout ; et le Maître a ajouté que nous nous aimions les uns, les autres, en toutes circonstances dans la vie...

Et fixant ses yeux, maintenant très brillants dans ceux de la jeune fille qui pleurait, il lui dit très ému :

Ne tombe pas amoureuse d'un homme fait de boue et de péchés qui se destine à mourir !...

Thècle n'était pas encore revenue de sa surprise que son fiancé désolé a pénétré dans l'enceinte déserte. Tamiris fut le premier à pousser de grands cris, alors que le messager de la Bonne Nouvelle écoutait ses reproches avec une grande sérénité. La fiancée réagit avec mauvaise humeur. Elle réaffirma son affection pour Paul et exposa franchement ses intentions les plus intimes. Le jeune homme était scandalisé, l'apôtre attendait patiemment que le fiancé l'interroge. Et quand il fut convoqué à se Justifier, il lui expliqua sur un ton fraternel :

L'ami, ne sois pas contrarié, ni exalté en raison des événements qui donnent lieu à de profondes incompréhensions. Ta fiancée est simplement malade. Nous annonçons le Christ, mais le Sauveur a ses ennemis occultes de toute part, comme la lumière a pour ennemies les ténèbres permanentes. Mais la lumière triomphe des ténèbres de toute nature. Nous initions le travail missionnaire dans cette ville, sans grands obstacles. Les juifs nous ridiculisent, néanmoins, ils n'ont rien trouvé dans nos actes pour justifier une persécution déclarée. Les gentils nous étreignent avec amour. Notre effort se développe pacifiquement et rien ne nous induit au découragement. Les adversaires invisibles de la vérité et du bien se sont rappelé donc d'influencer cette pauvre enfant pour en faire un instrument perturbateur de notre tâche. Il est possible que tu ne me comprennes pas tout de suite ; néanmoins, la réalité est bien telle.

Tamiris, pourtant, laissant entrevoir qu'il souffrait de la même influence pernicieuse, s'est écrié enragé :

Vous n'êtes qu'un immonde sorcier ! Ça c'est la vérité. Mystificateur du peuple idiot et rude, vous n'êtes que de vils séducteurs de jeunes femmes impressionnables. Vous insultez une veuve et un honnête homme, ce que je suis, vous insinuant dans l'esprit fragile d'une orpheline de père.

Il écumait de colère. Paul a entendu ses injures avec une grande présence d'esprit.

Quand le jeune homme fut fatigué de sa rage, l'apôtre a pris son manteau, a fait un geste d'adieu et a ajouté :

Quand nous sommes sincères, nous sommes dans un repos invulnérable ; mais chacun accepte la vérité comme il peut. Pense et entends-le comme tu pourras.

Et il a abandonné l'enceinte pour retrouver Barnabe.

Les proches de Thècle, néanmoins, n'ont pas baissé les bras face à ce qu'ils considéraient comme une offense. La nuit même, profitant de cette excuse, les autorités judaïques d'Iconie ont ordonné l'emprisonnement de l'émissaire de la Bonne Nouvelle. La foule des mécontents a afflué à la porte d'Onesiphore, criant des injures. Malgré l'interférence de ses amis, Paul fut jeté en prison où lui fut affligé le supplice des trente-neuf coups de fouet. Accuse de séducteur et d'ennemi des traditions de la famille, ainsi que de blasphémateur et de révolutionnaire, il fallut beaucoup de dévouement de la part de ses confrères récemment convertis pour lui rendre sa liberté.

Après cinq jours de prison à supporter de sévères punitions, Barnabe l'a reçu exultant

de joie.

Le cas de Thècle avait pris les proportions d'un grand scandale, mais dès sa première nuit de liberté, l'apôtre a réuni l'église domestique fondée avec Onesiphore, et devant tous ceux qui étaient présents, il a éclairci la situation.

Barnabe se dit qu'il leur était impossible de rester là plus longtemps. De nouveaux accrochages avec les autorités pourraient nuire à leur tâche. Paul, néanmoins, se montrait très résolu. Si nécessaire, je retournerai prêcher l'Évangile sur la voie publique pour révéler la vérité aux gentils puisque les enfants d'Israël se complaisent dans des erreurs éclatantes.

Amené à donner son opinion, Qnesiphore a réfléchi à la situation de la pauvre jeune fille devenue l'objet de l'ironie populaire. Thècle était fiancée et orpheline de père. Tamiris avait répandu la rumeur que Paul n'était qu'un puissant sorcier. Si, en sa qualité de fiancée, elle était trouvée une fois de plus en compagnie de l'apôtre, la tradition voulait qu'elle fût condamnée au bûcher.

Conscient des superstitions régionales, l'ex-rabbin n'a pas hésité une minute. Il quitterait Iconie le lendemain. Non pas qu'il capitule devant l'ennemi invisible, mais parce que l'église était fondée et qu'il n'était pas juste de coopérer au martyre moral d'une enfant.

La décision de l'apôtre reçut l'approbation générale. Ils organisèrent les bases pour donner suite à l'apprentissage évangélique. Onesiphore et les autres frères assumèrent l'engagement de veiller aux semences reçues comme don céleste.

Au cours des conversations, Barnabe était pensif. Vers où iraient-ils ? Ne serait-il pas raisonnable de penser au retour ? Quotidiennement, les difficultés augmentaient et leur santé à tous les deux, depuis leur isolement sur les bords du Caystre, était très inconstante. Le disciple de Pierre, néanmoins, connaissant l'entrain et l'esprit de résolution de son compagnon, a attendu patiemment que le sujet soit abordé spontanément et naturellement.

Venant à son secours, l'un de leurs amis présents a interrogé Paul avec vivacité.

Quand prétendez-vous partir ?

Demain - a répondu l'apôtre.

Mais, ne vaudrait-il pas mieux vous reposer quelques jours ? Vous avez les mains gonflées et le visage blessé par les coups de fouet.

L'ex-docteur a souri et lui dit jovialement :

Le service est de Jésus et non le nôtre. Si nous faisons trop attention à nous-mêmes en ce qui concerne les souffrances, nous n'arriverons à rien ; et si nous nous arrêtons aux difficultés, nous resterons à trébucher et non avec le Christ.

Ses arguments originaux et convaincants répandirent une atmosphère de bonne humeur.

Vous retournerez à Antioche ? - a demandé Onesiphore avec bienveillance.

Barnabe a tendu l'oreille pour connaître exactement la réponse, alors que son compagnon leur dit :

Bien sûr que non : Antioche a déjà reçu la Bonne Nouvelle de la rédemption. Mais et la Lycaonie ?

Regardant maintenant l'ex-lévite de Chypre, comme pour solliciter son approbation, il souligna :

Nous irons de l'avant. Tu n'es pas d'accord, Barnabe ? Les peuples de la région ont besoin de l'Évangile. Si nous sommes si satisfaits par les nouvelles du Christ, pourquoi les nier à ceux qui ont besoin du baptême de la vérité et de la nouvelle foi ?...

Son compagnon a fait un signe affirmatif et fut d'accord, résigné :

Sans aucun doute. Nous irons de l'avant ; Jésus nous assistera.

Et ils se sont mis à commenter la position de Lystre ainsi que les coutumes intéressantes de ses gens simples. Onesiphore y avait une sœur qui était veuve et portait le nom de Loïde. Il donnerait une lettre de recommandation aux missionnaires. Ils seraient les hôtes de sa sœur pendant le temps qu'il leur faudrait.

Les deux prêcheurs de l'Évangile se réjouissaient. Surtout Barnabe qui ne retenait pas sa satisfaction voyant la triste idée de se retrouver complètement isolés s'éloigner.

Le lendemain, après d'émouvants adieux, les missionnaires reprenaient la route qui les conduirait vers de nouveaux combats.

Après un laborieux voyage, ils sont arrivés au crépuscule grisâtre dans la petite ville. Ils étaient épuisés.

La sœur d'Onesiphore, néanmoins, fut prodigue de gentillesses. Loïde qui était veuve d'un Grec aisé, vivait en compagnie de sa fille Eunice également veuve, et de son petit-fils Timothée dont l'intelligence et les généreux sentiments étaient le plus grand enchantement de ces deux femmes. Les messagers de la Bonne Nouvelle furent reçus dans ce foyer avec d'évidentes preuves de sympathie. L'indicible affection de cette famille fut un baume réconfortant pour eux deux. Comme à son habitude, à la première occasion Paul s'est rapporté à son désir immense de travailler, pendant le temps de sa permanence à Lystre, de sorte à ne pas se rendre passible de médisance ou de critique, mais la propriétaire de la maison s'y est fermement opposée. Ils étaient ses hôtes. La recommandation d'Onesiphore suffisait pour qu'ils soient tranquilles. De plus, expliqua-t-elle : Lystre était une ville très pauvre, il n'y avait que deux humbles commerces où l'on ne faisait jamais de tapis.

Paul était très sensible à cet aimable accueil. Le soir de leur arrivée, il observa la tendresse avec laquelle Timothée, qui avait à peine plus de treize ans, prenait les parchemins de la Loi de Moïse et les Saintes Écritures des prophètes. L'apôtre laissa les deux dames commenter les révélations en compagnie du garçon, jusqu'à ce qu'il soit amené à intervenir. Quand le moment fut venu, il profita de l'occasion pour faire la première présentation du Christ au cœur transporté de ses auditeurs. Dès qu'il se mit à parler, il observa la profonde impression des deux femmes dont les yeux brillaient de ferveur ; mais le petit Timothée l'écoutait avec tant d'intérêt que plusieurs fois il caressa son front songeur.

Les parents d'Onesiphore reçurent la Bonne Nouvelle avec des joies infinies. Le lendemain, ils ne parlèrent pas d'autre chose. Le jeune garçon posait des questions de toute sorte. L'apôtre lui répondait avec joie et un intérêt fraternel.

Pendant trois jours, les missionnaires se livrèrent au doux repos de leur corps. Paul profita de l'occasion pour parler longuement avec Timothée, près de la grande étable où les chèvres se reposaient.

Ce n'est que le samedi qu'ils cherchèrent à se rapprocher de la population. Lystre était pleine de légendes et de croyances les plus étranges. Les familles judaïques étalent très rares et le peuple simple acceptait comme des vérités tous les symboles mythologiques. La ville n'avait pas de synagogue, mais un petit temple consacré à Jupiter que les paysans acceptaient comme le père absolu des dieux de l'Olympe. Il y avait un culte organisé. Les réunions s'effectuaient périodiquement, les sacrifices étaient nombreux.

Sur une place nue, un petit marché avait lieu dans la matinée.

Paul comprit qu'il ne trouverait pas un meilleur local pour un premier contact direct avec le peuple.

Du haut d'une tribune improvisée de pierres entassées là, il se mit à prêcher d'une voix forte et émouvante. La foule se rassembla immédiatement. Quelques-uns apparaissaient des maisons calmes pour vérifier la raison d'un tel rassemblement. Personne ne se souvint d'acheter de la viande, des fruits, des légumes. Tous voulaient entendre l'étranger inconnu.

L'apôtre parla, premièrement, des prophéties qui avalent annoncé l'arrivée du Nazaréen, puis il se mit à exposer ce que Jésus avait fait parmi les hommes. Il a dépeint le paysage de Galilée avec les couleurs les plus brillantes de son génie descriptif, a parlé de l'humilité et de l'abnégation du Messie. Alors qu'il se rapportait aux guérisons prodigieuses que le Christ avait réalisées, U remarqua qu'un petit groupe d'assistants lui adressait des railleries. Enflammé de ferveur dans son éloquence, Paul se souvint du jour où il vit Etienne guérir une jeune muette, au nom du Seigneur.

Certain que le Maître ne l'abandonnerait pas, il a promené son regard parmi la foule nombreuse. À une distance de quelques mètres, il vit un mendiant misérable qui se traînait laborieusement. Impressionné par le discours évangélique, l'estropié de Lystre s'est approché se traînant par terre et s'asseyant avec difficulté, il a fixé ses yeux dans ceux du prêcheur qui l'observait grandement ému.

Renouvelant les valeurs de sa foi, Paul l'a dévisagé avec énergie et a parlé avec autorité :

- Ami, au nom de Jésus, lève-toi !

Les yeux fixés sur l'apôtre, le misérable s'est levé avec facilité, tandis que la multitude jetait des cris d'effarement. Certains reculèrent atterrés. D'autres se rapprochaient de Paul et de Barnabe, les dévisageant, fascinés et satisfaits. L'infirme se mit à sauter de joie. Connu dans la ville, depuis longtemps, la guérison prodigieuse ne laissait pas le moindre doute.

Nombreux furent ceux qui s'agenouillèrent. D'autres coururent aux quatre coins de Lystre pour annoncer que le peuple avait reçu la visite des dieux. La place se remplit en quelques minutes. Tous voulaient voir le mendiant qui avait retrouvé la liberté de ses mouvements. Le succès s'est répandu rapidement. Barnabe et Paul étaient Jupiter et Mercure descendus de l'Olympe. Les apôtres, jubilaient des dons prodigués par Jésus, mais profondément surpris par l'attitude des lycaoniens, ils comprirent bientôt leur malentendu. Au beau milieu du respect général, Paul est à nouveau monté à la tribune improvisée pour expliquer que lui et son compagnon n'étaient que de simples créatures mortelles et soulignaient la miséricorde du Christ qui avait daigné ratifier la promesse de l'Évangile en cet Instant inoubliable. En vain, néanmoins, il multiplia ses clarifications. Tous écoutaient ses propos agenouillés dans une attitude statique. Ce fut là qu'un vieux prêtre, portant les habits de l'époque, est apparu inopinément conduisant deux bœufs ornés de fleurs, faisant des manières et des gestes solennels. À voix haute, le ministre de Jupiter invita le peuple au cérémonial du sacrifice aux dieux vivants.

Paul perçut le mouvement populaire et descendit immédiatement au milieu de la place où il cria de toute la force de ses poumons en ouvrant sa tunique à la hauteur de sa poitrine :

Ne commettez pas de sacrilèges !... Nous ne sommes pas des dieux... Voyez !... Nous ne sommes que de simples créatures de chair !...

Suivi de près par Barnabe, il ravit des mains du vieux prêtre la délicate tresse en cuir qui retenait les animaux, libérant les deux taureaux pacifiques qui se mirent à dévorer leurs couronnes vertes.

Le ministre de Jupiter voulut protester, puis se tut, très déçu. Et face aux commentaires les plus extravagants, les missionnaires battirent en retraite, soucieux de trouver un lieu de prière où ils pourraient élever à Jésus leurs vœux de joie et de reconnaissance.

Grand triomphe ! - a dit Barnabe presque fier. - Les dons du Christ ont été nombreux, le Seigneur se souvient de nous !...

Paul était pensif et répliqua :

Quand on reçoit beaucoup de faveurs, nous devons penser aux nombreux témoignages. Je pense que nous passerons par de grandes épreuves. D'ailleurs, nous ne devons pas oublier que la victoire de l'entrée du Maître à Jérusalem a précédé les supplices de la croix.

Considérant le sens élevé de ces affirmations, son compagnon se mit à méditer dans un profond silence.

Loïde et sa fille étaient rayonnantes. La guérison de l'infirme conférait aux messagers de la Bonne Nouvelle une situation singulière notoire. Paul profita de l'occasion pour établir le premier noyau du christianisme dans la petite ville. Des mesures initiales furent prises dans la résidence de la généreuse veuve qui mit à la disposition des missionnaires tous les recours à sa portée.

Tout comme à Neapaphos, ils ont établi dans un abri très humble le siège des activités d'informations et de soutien. À la place de Jean-Marc, il y avait le petit Timothée qui les aidait en tout. De nombreuses personnes copiaient l'Évangile pendant le jour, tandis que les malades accouraient de toute part, désireux de recevoir une assistance immédiate.

Malgré ce succès, l'animosité grandissait également parmi ceux qui étaient contre la nouvelle doctrine.

Les quelques Juifs de Lystre décidèrent de consulter les autorités d'Iconie, concernant les deux inconnus. Et cela suffit pour que les horizons s'assombrissent. Les commissaires revinrent avec une quantité de nouvelles ingrates. Le cas de Thècle était peint sous de noirs aspects. Paul et Barnabe étaient accusés de blasphémateurs, de sorciers, de voleurs et de séducteurs de femmes honnêtes. Paul, principalement, était présenté comme un terrible révolutionnaire. À Lystre, le sujet fut discuté « intramuros », les administrateurs de la ville invitèrent le prêtre de Jupiter à entrer en campagne contre les imposteurs et avec la même facilité avec laquelle ils avaient cru en sa condition de dieux, ils sont tous passé à attribuer aux prédicateurs les plus grandes perversions. Des mesures criminelles furent étudiées. Depuis l'arrivée des deux inconnus qui parlaient au nom d'un nouveau prophète, Lystre était assaillie par des idées différentes. Il fallait contrôler les abus. La parole de Paul était audacieuse et exigeait une punition efficace. Finalement, ils décidèrent que le fougueux prédicateur serait lapidé à la prochaine occasion qu'il parlerait en public.

Ignorant ce qui se tramait, l'apôtre des gentils, laissa Barnabe alité par excès de travail et se fit accompagner du petit Timothée, le samedi suivant dans la soirée jusqu'à la place publique où, une fois de plus, il annonça les vérités et les promesses de l'Évangile du Royaume de Jésus.

Ce jour-là, l'agitation était peu habituelle sur la place. Le prédicateur remarqua la présence de nombreuses physionomies suspectes qui lui étaient tout à fait inconnues. Ils accompagnaient tous ses moindres gestes avec une évidente curiosité.

Avec la plus grande sérénité, il est monté à la tribune et se mit à parler des gloires éternelles que le Seigneur Jésus avait apportées à l'humanité souffrante. Mais à peine avait-il initié son sermon évangélique, qu'aux cris furieux venant des plus exaltés, se mirent à pleuvoir des pierres en abondance.

Paul se souvint soudainement de la figure inoubliable d'Etienne. De toute évidence, le Maître lui réservait le même type de mort pour qu'il se rachète du mal infligé au martyr de l'église de Jérusalem. Les cailloux durs et petits tombaient à ses pieds, atteignant sa poitrine, son front. Il sentit le sang couler de sa tête blessée et s'agenouilla sans la moindre plainte, il supplia Jésus de le fortifier en cet instant angoissant.

Atterré Timothée s'est aussitôt mis à crier demandant de l'aide ; mais un homme aux bras athlétiques s'est approché prudemment et lui a soufflé à l'oreille :

- Tais-toi si tu veux être utile !...

Tu es Gaio ? - s'exclama le petit les yeux larmoyants, ressentant un certain réconfort à reconnaître un visage ami au beau milieu de cette confusion.

Oui - a dit l'autre tout bas -, je suis là pour aider l'apôtre. Je ne peux oublier qu'il a guéri ma mère.

Et regardant l'agitation de la foule criminelle, il a ajouté :

Nous n'avons pas de temps à perdre. Ils ne tarderont pas à le jeter à la décharge. Si c'est le cas, cherche à nous suivre avec un peu d'eau. Si le missionnaire ne succombe pas, tu lui apporteras les premiers secours, jusqu'à ce que je réussisse à prévenir ta mère !...

Ils se sont immédiatement séparés. Rongé d'affliction, le jeune garçon a vu le prédicateur agenouillé, les yeux levés au ciel dans une attitude inoubliable. Des filets de sang descendaient de son front fracturé. À un moment donné, sa tête a lâché et son corps s'est renversé à l'abandon. La foule semblait prise d'étonnement. Profitant de la situation, et comme aucun ordre préalable n'avait été donné, Gaio s'est insinué et s'est approché de l'apôtre inerte. Il fit un geste significatif au peuple et s'écria :

Le sorcier est mort !...

Sa figure gigantesque éveilla la sympathie de la foule inconsciente qui explosa d'applaudissements. Ceux qui avaient provoqué l'infâme attentat disparurent de suite. Gaio comprit que personne n'osait assumer cette responsabilité individuellement. Pris d'une étrange vibration, les plus pervers hurlaient :

Dehors. Dehors !... Sorcier à la décharge !... Sorcier à la déch... ar... ge ! ...

Feignant la commisération avec des gestes d'ironie, l'ami de Paul dit à la foule satisfaite :

Je porterai les restes du sorcier !

La foule a poussé un hurlement assourdissant et Gaio se mit à traîner le missionnaire avec le plus de précautions possibles. Ils ont traversé de longues ruelles en criant jusqu'à ce qu'ils aient atteint un lieu désert, un peu éloigné des enceintes de Lystre et y laissèrent Paul à demi mort sur le tas de déchets.

Le costaud s'est baissé comme pour vérifier la mort du lapidé et remarquant qu'il vivait encore, il s'est écrié :

Laissons-le aux chiens qui se chargeront du reste ! Il faut célébrer cela avec un verre de vin !...

Et suivant le meneur de la soirée, la foule a battu en retraite, alors que Timothée s'approchait du lieu, profitant des ombres de la nuit qui commençait à poindre. Il accourut à un puits tout proche, d'utilité publique, et le petit a rempli son bonnet imperméable d'eau pure, apportant les premiers secours au blessé. Baigné de larmes, il remarqua que Paul respirait avec difficulté, comme s'il était plongé dans une profonde torpeur. Le jeune de Lystre s'est assis à ses côtés, a baigné son front blessé avec une extrême tendresse. Quelques minutes de plus et l'apôtre revenait à lui pour examiner à nouveau la situation. Timothée l'a informé de tout ce qui s'était passé. Profondément affligé, Paul a remercié Dieu, car il reconnaissait que seule la miséricorde du Très-Haut pouvait avoir opéré un tel miracle en le ravissant aux intentions criminelles de la foule inconsciente.

Au bout de deux heures, trois ombres calmes s'approchèrent. Très angoissé, Barnabe avait quitté le lit malgré son état fiévreux pour accompagner Loïde el Eunlce qui, informées par Gaio, accouraient avec les premiers secours.

Tous rendirent grâce à Jésus, tandis que Paul prenait une petite dose de vin réconfortant. Doté d'une organisation spirituelle puissante, malgré les mauvais traitements physiques subis, le tisserand de Tarse s'est levé et est reparti avec ses amis, légèrement soutenu par Barnabe qui lui avait offert son bras fraternel.

Le reste de la soirée s'est passé à des conversations amicales. Les deux émissaires de la Bonne Nouvelle craignaient que l'agressivité du peuple touche les généreuses dames qui les avaient logés et aidés. Ils devaient partir pour éviter de plus grands dérangements et complications.

En vain, Loïde protesta cherchant à dissuader les prédicateurs publics du Christ ; en vain Timothée a baisé les mains de Paul et lui a demandé de ne pas partir. Craignant de plus tristes conséquences, après avoir donné les Instructions nécessaires à l'église naissante, ils ont passé les portes de la ville à l'aube en direction de Derbé qui était un peu plus loin.

Après une laborieuse randonnée, ils ont atteint leur nouveau secteur de travail où ils allaient séjourner pendant plus d'une année. Bien que livrés au travail manuel grâce auquel ils gagnaient le pain de tous les jours, les deux compagnons eurent besoin de six mois pour retrouver la santé. En tant que tisserand et potier anonymes, Paul et Barnabe restèrent à Derbé pendant longtemps sans éveiller la curiosité publique. Ce n'est qu'après s'être remis des préjudices soufferts qu'ils ont repris la diffusion de la Bonne Nouvelle du Royaume de Jésus. En visitant les alentours, ils provoquèrent beaucoup d'intérêt chez les gens simples pour l'Évangile de la rédemption. Des petites communautés chrétiennes furent fondées dans une ambiance de grande Joie.

Après plusieurs années de labeur, Ils décidèrent de retourner au noyau original de leur effort. Triomphant des étapes difficiles, ils avalent visité et encouragé tous les frères se trouvant dans les diverses réglons du Lycaonie, de Pisidie et de Pamphylie.

De Pergé, ils étaient descendus à Attalie où ils avaient embarqué à destination de Séleucie et de là ils avaient regagné Antioche.

Tous deux avaient vécu les difficultés des services les plus rudes. Combien de fois étalent-ils restés perplexes face à des problèmes complexes de société. En échange de leur dévouement fraternel, ils avalent reçu des railleries, des coups de fouets et des accusations perfides ; néanmoins, à travers leur abattement physique et leurs cicatrices rayonnaient les ondes invisibles d'une intense joie spirituelle. Car parmi les épines de la route scabreuse, les deux courageux compagnons avalent gardé bien droite la croix divine et consolatrice, répandant à pleine poignée les semences bénies de l'Évangile de Rédemption.

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LUTTES POUR L'ÉVANGILE

Le retour de Paul et de Barnabe fut annoncé dans Antioche avec une immense joie. La communauté fraternelle, profondément émue, était admirative quant au fait que les frères aient apporté à des régions aussi pauvres et lointaines les semences divines de la vérité et de l'amour.

Pendant plusieurs nuits consécutives, tous deux ont présenté un rapport verbal de leurs activités sans omettre un seul détail. L'église antiochienne vibrait de joie et rendait grâce au ciel.

Les deux missionnaires dévoués étaient revenus à l'heure où l'institution passait par une phase de grandesdifficultés. Ils purent le constater attristés. Les conflits de Jérusalem s'étendaient à toute la communauté antiochienne, les luttes de la circoncision étaient déclenchées. Les chefs les plus éminents eux-mêmes étaient partagés face aux affirmations des dogmatique». Les discriminations avaient atteint un degré si élevé que les voix du Saint- Esprit ne se manifestaient plu». Manahen, dont les efforts dans l'église étaient indispensables, se maintenait à distance au vu des discussions stériles et envenimées. Les frères étaient extrêmement confus. Certains étaient partisans de la circoncision obligatoire, d'autres se battaient pour l'indépendance sans restriction de l'Évangile. Éminemment inquiet, le prédicateur tarsien observa les furieuses polémiques concernant les aliments purs et impurs.

Voulant établir l'harmonie générale autour des enseignements du divin Maître, Paul prenait inutilement la parole, expliquant que l'Évangile était libre et que la circoncision n'était qu'une caractéristique classique de l'intolérance judaïque. En dépit de son autorité incontestée qui était auréolée de prestige dans la communauté toute entière étant donné les grandes valeurs spirituelles conquises lors de sa mission, les malentendus persistaient.

Quelques éléments venant de Jérusalem compliquèrent encore davantage la situation. Les moins rigides parlaient de l'autorité absolue des apôtres galiléens. Mais on commentait furtivement que la parole de Paul et de Barnabe, bien que très inspirée par les leçons de l'Évangile, n'avait pas suffisamment d'autorité pour parler au nom de Jésus.

L'église d'Antioche oscillait dans une position d'une immense perplexité. Elle avait perdu ce sens de l'unité qui la caractérisait à ses débuts. Chacun prêchait son point de vue personnel. Les gentils étaient traités avec railleries ; des mouvements en faveur de la circoncision s'organisaient.

Fortement impressionnés par la situation, Paul et Barnabe prirent une résolution extrême. Ils décidèrent d'inviter Simon Pierre pour une visite personnelle à l'institution d'Antioche. Connaissant son esprit libre de tous préjugés religieux, les deux compagnons lui adressèrent une longue lettre expliquant que les travaux de l'Évangile avaient besoin de ses bons offices, tout en insistant sur sa prestigieuse performance.

Le porteur remis la lettre avec soin et à la grande surprise des chrétiens antiochiens, l'ex-pêcheur de Capharnaum est arrivé en ville, éprouvant une grande joie en raison de la période de repos physique que lui procurait cette excursion.

Paul et Barnabe ne cessaient de montrer leur satisfaction. En compagnie de Simon, il y avait Jean-Marc qui n'avait pas complètement abandonné les activités évangéliques. Le groupe vécut alors de belles heures d'échanges et de confidences relatives aux voyages missionnaires racontés intelligemment par l'ex-rabbin, et concernant les faits qui s'étaient déroulés à Jérusalem depuis la mort du fils de Zébédée, que Simon Pierre leur narra avec une singulière expression.

Après avoir été bien informé de la situation religieuse à Antioche, l'ex-pêcheur ajouta :

À Jérusalem, nos luttes sont les mêmes. D'un côté l'église qui est tous les jours pleine de nécessiteux ; de l'autre les persécutions sans trêves. Au centre de toutes les activités, il y a Jacques avec les plus âpres exigences. Parfois, je suis tenté de combattre pour rétablir la liberté des principes du Maître, mais comment faire ? Quand la tempête religieuse menace de détruire le patrimoine que nous réussissons à offrir aux affligés du monde, le pharisaïsme vient heurter le respect rigoureux de notre compagnon et l'oblige à paralyser l'action dite criminelle commencée depuis longtemps. Si je travaille pour annihiler son influence, je précipiterai l'institution de Jérusalem dans l'abîme de la destruction des tempêtes politiques de la grande ville. Et c'est le programme du Christ ? Et les nécessiteux ? Serait-il juste de nuire aux plus démunis pour une question de point de vue personnel ?

Devant l'attention profonde de Paul et de Barnabe, le bon compagnon continuait :

Nous savons que Jésus n'a pas laissé de véritable solution quant au problème des incirconcis, mais il nous a enseigné que ce ne serait pas par la chair que nous pourrions atteindre le Royaume des Cieux, mais par le raisonnement et par le cœur. Connaissant, cependant, l'action de l'Évangile sur l'âme populaire, le pharisaïsme autoritaire ne nous perd pas de vue et fait son possible pour exterminer l'arbre de l'Évangile qui naît parmi les simples et les pacifiques. Il est indispensable donc que nous soyons prudents afin de ne pas porter préjudices, de quelque nature que ce soit, à la plante divine.

Ses compagnons faisaient de grands gestes d'approbation. Révélant son immense capacité à orienter une idée et à réconcilier les nombreux prosélytes en divergence, Simon Pierre trouvait les mots adaptés à chaque situation, une clarification juste au problème le plus simple.

La communauté antiochienne se réjouissait. Les gentils ne cachaient pas la joie qu'ils éprouvaient. Le généreux apôtre rendait visite à chacun d'eux personnellement, sans distinction ou préférence. 11 affichait toujours un bon sourire face aux appréhensions de ses amis qui craignaient l'alimentation « impure » et avaient l'habitude de demander où étaient les substances qui n'étaient pas bénies de Dieu. Paul suivait ses pas sans dissimuler sa profonde satisfaction. Dans un louable effort de réconciliation, l'apôtre des gentils faisait en sorte de l'amener là où il y avait des frères perturbés par les idées de la circoncision obligatoire. Il s'est établi ainsi, rapidement, un mouvement notable de confiance et d'unité d'opinion. Tous les confrères exultaient de contentement.

Mais voilà qu'arrivèrent de Jérusalem trois émissaires de Jacques. Ils apportaient des lettres pour Simon qui les reçut avec un grand respect. Dès lors, l'ambiance ne fut plus la même. L'ex-pécheur de Capharnaûm, si porté à la simplicité et à l'indépendance du Christ Jésus, se mit immédiatement en retrait. Il ne répondit plus aux invitations des incirconcis. Les festivités familières et amicales organisées en son honneur, ne comptaient plus maintenant sur sa présence joyeuse et conviviale. Dans l'église, il modifia ses moindres attitudes. Toujours en compagnie des messagers de Jérusalem, qui ne le quittaient jamais, il semblait austère et triste. Jamais plus il ne se rapporta à la liberté que l'Évangile avait accordée à la conscience humaine.

Paul remarqua cette transformation, pris d'un profond chagrin. Pour son esprit habitué sans restriction aucune à la liberté d'opinion, le fait était choquant et pénible. Il était d'autant plus grave qu'il s'agissait justement d'un croyant comme Simon qui était à tous les niveaux hautement respectable et distingué. Comment interpréter cette attitude en complet désaccord avec ce à quoi il pouvait s'attendre ? Réfléchissant à la grandeur de sa tâche auprès des gentils, la moindre question de ses amis à ce sujet le laissait confus. Dans sa passion pour les attitudes franches, il n'était pas de ceux qui pouvaient attendre. Et après deux semaines d'anxieuse expectative, désireux de donner satisfaction aux nombreux éléments incirconcis d'Antioche, quand il fut invité à parler à ses compagnons à la tribune, il se mit à exalter l'émancipation religieuse du monde depuis l'arrivée de Jésus-Christ. Il passa en revue les généreuses démonstrations que le Maître avait données aux publicains et aux pécheurs. Pierre l'écoutait, hanté par tant d'érudition et de ressources herméneutiques pour enseigner aux auditeurs les principes les plus difficiles. Les messagers de Jacques aussi étaient surpris, l'assemblée écoutait l'orateur attentivement.

À un moment donné, le tisserand de Tarse a regardé fixement l'apôtre galiléen et s'exclama :

Frères, en défendant notre sentiment d'unification en Jésus, je ne peux déguiser notre peine face aux derniers événements. Je veux me rapporter à l'attitude de notre hôte très aimé, Simon Pierre, que nous devrions appeler « maître », si ce titre ne revenait pas de fait et de droit à notre Sauveur16.

(16) Les commentaires Paul dans l'Épître aux Calâtes (chapitre 2, versets 11 et 14) se rapportent à un fait antérieur à la réunion des disciples. - (Note d'Emmanuel)

La surprise fut grande et l'étonnement général. L'apôtre de Jérusalem le fut aussi mais restait très calme. Les émissaires de Jacques révélaient un profond malaise. Barnabe était livide. Et Paul continuait courageusement :

Simon est la personnification pour nous d'un exemple vivant. Le Maître nous l'a laissé comme un roc de foi immortelle. Dans son cœur généreux nous avons déposé les plus grands espoirs. Comment interpréter son attitude en s'éloignant des frères incirconcis depuis l'arrivée des messagers de Jérusalem ? Avant cela, il comparaissait à nos réunions intimes, il mangeait le pain à notre table. Si Je cherche ainsi à éclaircir la question, ouvertement, ce n'est pas par désir de scandaliser qui que ce soit, mais parce que je ne crois qu'en un Évangile libre de tous préjugés erronés du monde, considérant que la parole du Christ n'est pas enchaînée aux intérêts inférieurs de la prêtrise de quelque nature qu'elle soit.

L'ambiance devint agitée. Attendris et reconnaissants, les gentils d'Antioche regardaient l'orateur. Les sympathisants du pharisaïsme, au contraire, ne cachaient pas leur rancœur en raison de ce courage presque audacieux. À cet instant, les yeux enflammés par des sentiments indéfinissables, Barnabe a pris la parole, tandis que l'orateur faisait une pause, et fit remarquer :

Paul, je suis de ceux qui déplorent ton attitude en cet instant. De quel droit peux-tu attaquer la vie pure du continuateur du Christ Jésus ?

Il posait cette question sur un ton profondément ému, la voix saisie de larmes. Paul et Pierre étaient ses meilleurs et ses plus chers amis.

Loin de se sentir impressionné par cette question, l'orateur a répondu avec la même franchise :

Oui, nous avons un droit : - celui de vivre avec la vérité, d'abominer l'hypocrisie, et, ce qui est plus sacré -de sauver le nom de Simon des luttes pharisiennes dont je connais les détours, et qui sont le baromètre obscure dont j'ai pu sortir pour trouver les clartés de l'Évangile de la rédemption.

La conférence de l'ex-rabbin se poursuivit rude et franche. De temps en temps, Barnabe faisait un aparté, rendant la controverse plus libre.

Néanmoins, pendant tout le cours de la discussion, la figure de Pierre était la plus impressionnante par l'auguste sérénité de son visage tranquille.

En ces cours instants, l'apôtre galiléen a considéré la sublimité de sa tâche dans le cadre de la bataille spirituelle pour les victoires de l'Évangile. D'un côté se trouvait Jacques qui accomplissait une grande mission avec le judaïsme, de ses attitudes conservatrices surgissaient d'heureux incidents qui aidaient à la manutention de l'église de Jérusalem qui s'érigeait comme un point initial à la christianisation du monde ; de l'autre, il y avait la puissante figure de Paul, l'ami courageux des gentils qui œuvrait à l'exécution d'une tâche sublime, de ses actes héroïques découlait un torrent d'illumination pour les peuples idolâtres. Quel était le plus grand à ses yeux de compagnon qui avait coexisté avec le Maître, de qui il avait reçu les leçons les plus élevées ? En cette heure, l'ex-pêcheur a supplié Jésus de lui accorder l'inspiration nécessaire pour le fidèle respect de ses devoirs. Il ressentit l'épine de sa mission enfoncée en pleine poitrine, incapable de se justifier par la seule intention de ses actes sans provoquer un plus grand scandale pour l'institution chrétienne qui naissait à peine au monde. Les yeux humides, tandis que Paul et Barnabe se débattaient, il eut l'impression de revoir le Seigneur, le Jour du Calvaire. Personne ne l'avait compris. Pas même ses disciples aimés. Ensuite, il lui a semblé le voir expirant sur la croix du martyre. Une force occulte l'amenait à réfléchir à la poutre avec attention. La croix du Christ lui semblait, maintenant, un symbole de parfait équilibre. Une ligne horizontale et une ligne verticale, Juxtaposées, formaient des figures absolument droites. Oui, l'instrument du supplice lui envoyait un message silencieux. Il fallait être juste, sans partialité ou fausse inclination, le Maître les aimait tous, indistinctement. Il avait réparti les biens éternels entre toutes les créatures. A son regard compatissant et magnanime, les gentils et les juifs étaient des frères. Il éprouvait, maintenant, une singulière acuité pour examiner consciencieusement les circonstances. Il devait aimer Jacques pour ses soins généreux envers les Israélites, tout comme Paul de Tarse par son dévouement extraordinaire pour tous ceux qui ne connaissaient pas le concept du Dieu juste.

L'ex-pêcheur de Capharnaum remarqua que l'assemblée dans sa majorité lui adressait de curieux regards. Les compagnons de Jérusalem laissaient percevoir leur colère profonde à l'extrême pâleur de leur visage. Tous semblaient le convoquer au débat. Barnabe avait les yeux rouges de pleurs et Paul semblait de plus en plus franc, réprimandant l'hypocrisie avec sa logique foudroyante. L'apôtre préférerait le silence, afin de ne pas déranger la foi brûlante de ceux qui se rassemblaient dans l'église sous la lumière de l'Évangile, il mesura l'extension de sa responsabilité en cette minute inoubliable. S'irriter serait nier les valeurs du Christ et perdre ses œuvres ; s'incliner pour Jacques serait faire preuve de partialité ; donner entièrement raison aux arguments de Paul ne serait pas juste. Il repassa dans son esprit les enseignements du Maître et se souvint de l'inoubliable jugement : - que celui qui désire être le plus grand, soit le serviteur de tous. Cette règle lui apporta une immense consolation et une grande force spirituelle.

La polémique était de plus en plus ardue. Les partis s'exaltaient. L'assemblée était pleine de murmures étouffés. Il était naturel de prévoir une franche explosion.

Simon Pierre s'est levé. La physionomie calme, mais les yeux pleins de larmes qui n'arrivaient pas à couler.

Il profita d'une pause plus longue pour hausser la voix qui bientôt apaisa le tumulte :

Frères ! - a-t-il dit noblement - j'ai commis beaucoup d'erreur en ce monde. Ce n'est un secret pour personne que j'en suis arrivé à nier le Maître à l'instant le plus pénible de l'Évangile. J'ai mesuré la miséricorde du Seigneur à la profondeur de l'abîme de mes faiblesses. SI j'ai failli envers les frères très aimés d'Antioche, J'en demande pardon. Je me soumets à votre jugement et Je vous prie de vous soumettre au jugement du Très-Haut.

La stupéfaction fut générale. Comprenant l'effet produit par ses propos, l'ex-pêcheur a. conclu sa justification en disant :

Je reconnais l'extension de mes besoins spirituels et je me recommande à vos prières, passons, mes frères, aux commentaires de l'Évangile d'aujourd'hui.

L'assistance était perplexe face au résultat inattendu. Ils pensaient que Simon Pierre allait faire un long discours en représailles. Personne n'arrivait à se remettre de sa surprise. L'Évangile devait être commenté par l'apôtre galiléen conformément à ce qui avait été préalablement prévu, mais avant de se rasseoir, l'ex-pêcheur leur dit très calmement :

Je demande à notre frère Paul de Tarse la faveur de consulter et de commenter les annotations de Lévi.

Malgré sa gêne bien naturelle, l'ex-rabbin a considéré la portée élevée de cette demande, en une seconde il fit abstraction de tous sentiments catégoriques de son cœur ardent et c'est dans une belle improvisation qu'il a parlé de la lecture des parchemins de la Bonne Nouvelle.

L'attitude prudente de Simon Pierre avait sauvé l'église naissante. Prenant en considération les efforts de Paul et de Jacques, à leur juste valeur, il avait évité le scandale et le tumulte dans l'enceinte du sanctuaire. Au prix de son abnégation fraternelle, l'incident était resté presque imperceptible dans l'histoire de la chrétienté primitive, et pas même la légère référence faite par Paul dans l'épître aux Galates, malgré la rigidité d'expression de l'époque, ne peut donner une idée du danger imminent de scandale qui avait plané sur l'institution chrétienne en ce jour mémorable.

La réunion s'acheva sans nouveaux accrochages. Simon s'est approché de Paul et l'a félicité pour la beauté et l'éloquence de son discours. Il évoqua délibérément l'incident pour y faire référence sur un ton amical. Le problème des gentils, disait-il, méritait effectivement que l'on s'y arrête avec intérêt. Comment déshériter de la lumière du Christ ceux qui étaient nés loin des communautés judaïques, si le Maître lui-même avait affirmé que les disciples viendraient de l'Occident et de l'Orient ? La douce et généreuse causerie rapprocha Paul et Barnabe, tandis que l'ex-pêcheur intentionnellement parlait tout en calmant les esprits.

L'ex-docteur de la Loi ne cessait de défendre sa thèse avec des arguments solides. Gêné au début, en raison de la bienveillance du Galiléen, il s'est naturellement expliqué retrouvant sa profonde sérénité. Le problème était complexe. Transposer l'Évangile dans le judaïsme n'est-ce pas asphyxier ses possibilités divines ? - demandait-il à Paul en renforçant son point de vue. Mais et l'effort millénaire des juifs ? - interrogeait Pierre, avertissant qu'à son avis si Jésus avait affirmé que sa mission était l'exact accomplissement de la Loi, il n'était pas possible d'éloigner la nouvelle de l'ancienne révélation. Procéder différemment reviendrait à arracher du tronc vigoureux la brindille verdoyante destinée à fructifier.

Examinant ces arguments pondérés, Paul de Tarse s'est dit alors qu'il serait raisonnable de promouvoir à Jérusalem une assemblée de coreligionnaires les plus dévoués pour réfléchir à ce sujet avec une plus grande ampleur de vues. Les résultats, à son avis, seraient bénéfiques car ils présenteraient une norme d'action juste, sans latitude possible laissée à des sophismes si prisés des coutumes pharisiennes.

Comme quelqu'un qui se serait senti ravi d'avoir trouver la clé à un problème difficile, Simon Pierre a volontiers approuvé la proposition, assurant qu'il s'intéresserait personnellement à ce que la réunion se fasse dans les meilleurs délais. Intimement, il se dit que ce serait une très bonne occasion pour les disciples d'Antioche d'observer les difficultés grandissantes à Jérusalem.

Dans la soirée, tous les frères comparurent à l'église pour les adieux de Simon et pour les prières habituelles. Pierre a prié avec une ferveur sanctifiée et la communauté s'est sentie pénétrée de bénéfiques vibrations de paix.

L'incident avait laissé tout le monde empreint d'une certaine perplexité, mais les attitudes prudentes et affables du pêcheur réussirent à maintenir la cohésion générale autour de l'Évangile pour la bonne continuation des tâches sanctifiantes.

Après avoir observé la complète réconciliation de Paul et de Barnabe, Simon Pierre est retourné à Jérusalem avec les messagers de Jacques.

À Antioche, la situation a continué instable. Les discussions stériles restaient vives. L'influence judaïsante combattait les gentils et les chrétiens libres opposaient une résistance formelle au conventionnalisme préconçu. L'ex-rabbin, néanmoins, ne resta pas inactif. À la première occasion, il convoqua des réunions où il clarifia les finalités de l'assemblée que Simon leur avait promise à Jérusalem. Combattant actif, il multiplia ses énergies pour soutenir l'indépendance du christianisme et prou il I publiquement qu'il apporterait des lettres de l'église des apôtres galiléens, qui garantiraient la position des gentils dans la doctrine consolatrice de Jésus, se déchargeant des impositions absurdes, dans le cas de la circoncision.

Ses mesures et promesses embrasèrent de nouvelles luttes. Les observateurs rigoureux des règles anciennes doutaient de telles concessions venant de Jérusalem.

Paul ne se laissait pas décourager. Au fond, il idéalisait son arrivée à l'église des apôtres, il passait en revue dans son imagination surexcitée tous les puissants arguments à employer, et se voyait vainqueur de la question qui se présentait à ses yeux comme d'une importance fondamentale pour l'avenir de l'Évangile. Il chercherait à démontrer la capacité élevée des gentils pour le service de Jésus. Il raconterait les succès obtenus lors de ses longues excursions de plus de quatre ans à travers les régions pauvres et presque inconnues où les gentils avaient reçu les nouvelles du Maître avec une joie intense et une plus grande compréhension que les frères de sa race. Les généreux projets grandissants, il décida de prendre le jeune Tite avec lui qui, bien que de descendance païenne et ayant à peine vingt ans, dans l'église d'Antioche était doté d'une intelligence les plus lucides au service du Seigneur. Depuis l'arrivée de Tarse, Tite s'était pris d'affection pour lui comme un frère généreux.

Remarquant sa nature travailleuse, Paul lui avait enseigné le métier de tapissier et il le remplaça dans son humble tente pendant tout le temps que dura sa première mission. Le jeune garçon serait un exposant du pouvoir rénovateur de l'Évangile. Certainement que lorsqu'il parlerait à la réunion, il surprendrait les plus érudits par ses arguments d'une haute teneur exégétique.

Caressant ces espoirs, Paul de Tarse prit toutes les mesures pour s'assurer du succès de ses plans.

Au bout de quatre mois, un émissaire de Jérusalem apportait la nouvelle attendue de Pierre concernant l'assemblée. Assisté de Barnabe, l'ex-rabbin a accéléré les mesures indispensables. À la veille de partir, il est monté à la tribune et a renouvelé sa promesse des concessions espérées des gentils, insensible au sourire ironique que quelques Israélites déguisaient prudemment.

Le lendemain matin, la petite caravane est partie. Elle se composait de Paul et de Barnabe, de

Tite et de deux autres frères qui les accompagnaient comme assistants.

Ils firent un voyage lent, s'arrêtant à tous les villages pour prêcher la Bonne Nouvelle, apportant la guérison et la consolation chez les populations.

Après plusieurs jours, ils arrivèrent à Jérusalem où ils furent reçus par Simon avec une indicible satisfaction. En compagnie de Jean, le généreux apôtre leur a offert un accueil fraternel. Tous séjournèrent là où se trouvaient de nombreux nécessiteux et malades. Paul et Barnabe examinèrent les modifications introduites dans la maison. Bien que modestes, d'autres pavillons s'étendaient et couvraient maintenant tout un secteur.

Les services ne cessent d'augmenter - expliquait Simon avec bonté - ; les malades, qui frappent à nos portes, se multiplient tous les jours. Il a fallu construire de nouvelles dépendances.

La rangée de lits paraissait sans fin. Des blessés et des petits vieux se distrayaient au soleil entre les arbres amis du potager.

Paul était admiratif quant à la grandeur des œuvres réalisées. Peu après, Jacques et d'autres compagnons vinrent saluer les frères de l'institution antiochienne. L'ex-rabbin a fixé l'apôtre qui commandait les prétentions du judaïsme. Le fils d'Alphée lui semblait, maintenant. radicalement transformé. Ses manières étaient celles d'un « maître d'Israël », avec toutes les caractéristiques indéfinissables des usages pharisiens. Il ne souriait pas. Ses yeux laissaient percevoir une présomption de supériorité qui frisait l'indifférence. Ses gestes étaient mesurés comme ceux d'un prêtre du Temple, lors des actes cérémoniaux. Le tisserand de Tarse fit abstraction de ses déductions personnelles et a attendu la soirée, heure à laquelle s'initieraient les discussions préparatoires. À la clarté de quelques torches, s'assirent autour d'une grande table différents participants que Paul ne connaissait pas. Il s'agissait de nouveaux coopérateurs de l'église de Jérusalem, expliqua Pierre, avec bonté. À première vue, l'ex-rabbin et Barnabe n'eurent pas une bonne impression. Les inconnus ressemblaient davantage à des personnages du Sanhédrin, dans leur position hiérarchique conventionnelle.

Une fois arrivés dans l'enceinte, le converti de Damas éprouva sa première déception.

Observant que les représentants d'Antioche étaient accompagnés d'un jeune garçon, Jacques s'est avancé et a demandé :

Frères, il est juste que nous sachions qui est ce jeune qui vous accompagne à ce discret cénacle. Notre préoccupation se base sur des règles conforment à la tradition qui ordonne d'examiner d'où vient ce jeune, afin que les services de Dieu ne soient pas perturbés.

Il s'agit de notre valeureux collaborateur d'Antioche - a expliqué Paul, avec fierté et satisfaction -, il s'appelle Tite et représente l'un de nos plus grands espoirs dans la récolte de Jésus-Christ.

L'apôtre l'a fixé sans surprise et poursuivit ses questions :

Est-il le fils du peuple élu ?

Il est descendant de gentils - a affirmé l'ex-rabbin, presque avec hauteur.

Circoncis ? - a interrogé le fils d'Alphée méfiant.

Non.

Ce non, de Paul, fut dit avec le même ennui. Les exigences de Jacques l'énervaient. À ce refus, l'apôtre galiléen a expliqué sur un ton ferme :

Je pense, alors, qu'il ne serait pas juste de l'admettre à cette assemblée puisqu'il ne répond pas encore à toutes ses règles.

Nous faisons appel à Simon Pierre - dit Paul, convaincu. - Tite est représentatif de notre communauté.

L'ex-pêcheur de Capharnaum était livide. Placé entre deux grands représentants du judaïsme et des gentils, il devait décider à brûle-pourpoint de l'impasse inattendue.

Comme son intervention directe tardait à venir, le tisserand tarsien a continué :

D'ailleurs, la réunion devra décider de ces questions palpitantes, afin que s'établissent les droits légitimes des gentils.

Simon, néanmoins, connaissant les deux rivaux, s'est empressé de donner son opinion, s'exclamant sur un ton conciliateur :

Oui, ce sujet fera l'objet de notre examen attentif lors de l'assemblée. - Et adressant intentionnellement son regard à l'ex-rabbin, il continua son explication : - Tu fais appel à moi et j'accepte ta demande ; néanmoins, nous devons étudier l'objection de Jacques plus attentivement. Il s'agit d'un chef dévoué de cette maison et il ne serait pas juste de mépriser ses qualités. Effectivement, le conseil discutera de ce cas, mais cela signifie que le sujet n'est pas encore décidé. Je propose alors que le frère Tite soit circoncis demain pour participer aux débats avec l'inspiration supérieure que je lui connais. Et ce n'est qu'une fois que cette mesure sera prise que les horizons seront dûment élucidé pour la bonne tranquillité de tous les disciples de l'Évangile.

La subtilité de l'argument retira toute objection possible. S'il ne satisfit pas Paul, il avait contenté la majorité et alors que le jeune d'Antioche retournait à l'intérieur de la maison, l'assemblée initia les discussions préliminaires. L'ex-rabbin était taciturne et abattu. L'attitude de Jacques, les nouveaux participants étrangers à l'Évangile qui devaient voter à la réunion, le geste conciliateur de Simon Pierre, le contrariaient profondément. Cette imposition dans le cas de Tite était à ses yeux un crime. Il avait envie de retourner à Antioche, d'accuser d'hypocrites et de « pharisiens » les frères judaïsants. Mais, et les lettres d'émancipation qu'il avait promises aux compagnons des gentils ? Ne valait-il pas mieux avaler sa susceptibilité blessée par amour pour ses frères d'idéal ? Ne serait-il pas plus juste d'attendre les délibérations définitives et s'humilier ? Le souvenir de ses amis qui comptaient sur ses promesses, le calma. Profondément déçu, le converti de Damas a accompagné attentif les premiers débats. Les questions initiales donnaient une idée des grandes modifications qu'ils cherchaient à introduire dans l'Évangile du Maître.

L'un des frères présents en arrivait à dire que les gentils devaient être considérés comme le « bétail » du peuple de Dieu : des barbares qui devaient être soumis de force afin d'être employés aux travaux les plus lourds des élus. Un autre cherchait à savoir si les païens étaient semblables aux autres hommes convertis à Moïse ou à Jésus. Un vieillard aux traits sévères en arrivait à l'absurdité d'assurer que l'homme n'arrivait à se compléter qu'une fois circoncis. En marge du thème relatif aux gentils, d'autres sujets futiles furent évoqués. Il y eut ceux qui rappelaient que l'assemblée devait réglementer les devoirs concernant les aliments impurs, ainsi que le mode le plus approprié du lavage des mains. Jacques faisait valoir son opinion et discourait comme un profond connaisseur de toutes les règles. Pierre l'écoutait avec une grande sérénité. Jamais il ne répondait quand l'opinion prenait le caractère de la conversation, et attendait le moment opportun pour se manifester. Il ne prit une attitude plus énergique que lorsque l'un des composants du conseil demanda à. ce que l'Évangile de Jésus soit incorporé au livre des prophètes, tout en restant subordonné à la Loi de Moïse à toutes fins utiles. Ce fut là, la première fois que Paul de Tarse a remarqué l'ex-pêcheur intransigeant et presque sévère expliquer l'absurdité d'une telle suggestion.

Les travaux s'arrêtèrent tard dans la nuit, en phase de pure préparation. Jacques rassembla les parchemins avec des annotations, pria agenouillé et l'assemblée s'est dispersée pour une nouvelle réunion le lendemain.

C'est en compagnie de Paul et de Barnabe que Simon se dirigea vers sa chambre pour se reposer.

Le tisserand de Tarse était consterné. La circoncision de Tite lui apparaissait comme la défaite de ses principes intransigeants. Il ne pouvait s'y résigner et faisait sentir à l'ex-pêcheur toute l'extension de ses contrariétés.

Mais qu'y a-t-il de si grave à une si petite concession - interrogeait l'apôtre de Capharnaum, toujours affable -face à ce que nous prétendons réaliser ? Nous avons besoin d'un environnement pacifique pour éclaircir le problème de l'obligation de la circoncision. N'as-tu pas fait des promesses aux gentils d'Antioche ?

Paul s'est rappelé la promesse qu'il avait faite aux frères et acquiesça :

Oui, c'est vrai.

Nous savons donc combien nous devons garder notre calme pour arriver à des solutions précises. Les difficultés, en ce sens, ne concernent pas seulement l'église antiochienne. Les communautés de Césarée, de Joppé, ainsi que d'autres régions sont tourmentées par ces cas transcendants. Nous savons bien que toutes les cérémonies externes sont d'une évidente inutilité pour l'âme ; mais étant donné les principes respectables du judaïsme, nous ne pouvons pas déclarer la guerre et la mort de ces traditions, d'un jour à l'autre. Il est donc juste de combattre avec beaucoup de prudence sans offenser durement qui que ce soit.

L'ex-rabbin a écouté les admonestations de l'apôtre et, se rappelant les luttes auxquelles il avait lui-même assisté dans l'environnement pharisien, il se mit à méditer calmement.

Quelques pas encore et ils avaient atteint la salle de Pierre et Jean transformée en dortoir. Ils sont entrés. Comme Barnabe et le fils de Zébédée se livraient à une conversation animée, Paul s'est assis aux côtés de l'ex-pêcheur, se plongeant dans de profondes pensées.

Après quelques instants, l'ex-docteur de la Loi, sortant de ses réflexions, dit à Pierre, en murmurant :

Il me coûte d'être d'accord avec la circoncision de Tite, mais je ne vois pas d'autre solution.

Attirés par cette confession, Barnabe et Jean aussi se sont mis à l'écouter attentivement.

Mais, en me pliant à cette mesure - a-t-il continué avec une indicible franchise -, je ne peux m'empêcher de reconnaître à ce fait l'une des plus hautes démonstrations d'imposture. Je serai d'accord avec ce que je n'accepte d'aucune manière. Je me repentis presque d'avoir assume des engagements avec nos amis d'Antioche ; je ne pensais pas que la politique abominable des synagogues avait totalement envahi l'église de Jérusalem.

Le fils de Zébédée a fixé le converti de Damas de ses yeux très lucides, au point que Simon lui répondit calmement :

La situation est effectivement très délicate. Surtout depuis le sacrifice des quelques compagnons les plus aimés et les plus chers, les difficultés religieuses à Jérusalem se multiplient tous les jours.

Et balayant de son regard la pièce comme s'il voulait traduire fidèlement sa pensée, il a continué :

Quand la situation s'est aggravée, j'ai examiné la possibilité d'intégrer une autre communauté ; ensuite, j'ai pensé accepter la lutte et réagir ; mais, une nuit, aussi belle que celle-ci alors que je priais dans cette chambre, J'ai perçu la présence de quelqu'un qui approchait doucement. J'étais à genoux quand la porte s'est ouverte à ma grande surprise. C'était le Maître ! Son visage était le même que celui des beaux jours de Tibériades. Il m'a regardé grave et tendre, et a dit : - « Pierre occupe toi des « fils du Calvaire », avant de penser à tes caprices ! ». La merveilleuse vision n'a duré qu'une minute, mais juste après, je me suis souvenu des petits vieux, des nécessiteux, des ignorants et des malades qui frappent à notre porte. Le Seigneur me recommandait de m'occuper des porteurs de la croix. Dès lors, je n'ai plus désiré qu'une chose : les servir.

L'apôtre avait les yeux humides et Paul se sentait très Impressionné car il se rappelait qu'il avait entendu l'expression « fils du Calvaire » des lèvres spirituelles d'Abigail, lors de sa glorieuse vision dans le silence de la nuit, alors qu'il se trouvait à proximité de Tarse.

Effectivement, grande est la lutte - acquiesça le converti de Damas qui semblait plus tranquille.

Et se montrant convaincu de la nécessité d'examiner le réalisme de la vie commune, malgré la beauté des fabuleuses manifestations du plan invisible, il dit encore :

Néanmoins, nous devons trouver un moyen de libérer les vérités évangéliques du conventionnalisme humain. Quelle est la raison principale de la supériorité pharisienne dans l'église de Jérusalem ?

Simon Pierre a répondu sans hésitations :

Les plus grandes difficultés tournent autour de la question monétaire. Cette maison nourrit plus de cent personnes, quotidiennement, en plus des services d'assistance aux malades, aux orphelins et aux abandonnés. Pour la manutention des travaux, il faut beaucoup de courage et beaucoup de foi car les dettes contractées avec nos sauveteurs en ville sont inévitables.

Mais les malades - a interrogé Paul, attentif - ne travaillent pas une fois qu'ils vont mieux ?

Si - a expliqué l'apôtre -, j'ai organisé des services de plantation pour les convalescents et ceux qui sont dans l'impossibilité de s'absenter rapidement de Jérusalem. Grâce à cela, la maison n'a pas besoin d'acheter des fruits et des légumes. Quant à ceux qui sont rétablis, ils deviennent les infirmiers des plus malades. Cette providence a permis de dispenser deux hommes rémunérés qui nous aidaient à nous occuper des fous incurables ou des guérisons les plus difficiles. Comme tu vois, ces détails n'ont pas été oubliés et malgré tout l'église est pleine de dépenses et de dettes que seule la coopération du judaïsme peut atténuer ou résoudre.

Paul comprit que Pierre avait raison. Néanmoins, soucieux d'apporter une certaine indépendance aux efforts de ses frères d'idéal, il a considéré :

J'en conclus alors que nous devons mettre en place ici des modes de fonctionnement qui permettent à la maison de vivre de ses propres recours. Les orphelins, les vieux et les hommes valides pourraient trouver des activités en plus des travaux agricoles et produire quelque chose qui apporterait un revenu bien utile. Chacun travaillerait selon ses forces, sous la direction des frères les plus expérimentés. La production du service garantirait la manutention générale. Comme nous le savons, là où il y a du travail, il y a de la richesse, et où il y a de la coopération, il y a la paix. C'est le seul moyen d'émanciper l'église de Jérusalem des impositions du pharisaïsme dont je connais les astuces depuis le début ma vie.

Pierre et Jean étaient émerveillés. L'idée de Paul était excellente. Elle venait à la rencontre de leurs anxieuses préoccupations face aux difficultés qui semblaient ne pas avoir de fin.

Le projet est extraordinaire - a dit Pierre - et viendrait résoudre de grands problèmes dans notre vie.

Le fils de Zébédée, qui avait les yeux rayonnants de Joie, à son tour, a attaqué le sujet, en objectant :

Mais, l'argent ? Où trouver les fonds nécessaires à la grandiose entreprise ?...

L'ex-rabbin est entré dans une profonde réflexion et a expliqué :

Le Maître assistera nos bonnes intentions. Barnabe et moi entreprenons de longues excursions au service de l'Évangile et vivons pendant tout ce temps du fruit de notre travail. Moi comme tisserand, lui comme potier, réalisant une activité provisoire partout où nous passons. Cette première expérience passée, nous pourrions retourner maintenant dans ces mêmes régions et en visiter d'autres, demandant de l'aide pour l'église de Jérusalem. Nous prouverions notre désintérêt personnel en vivant au prix de notre effort et nous rassemblerions des dons de toute part, conscients du fait que si nous avons travaillé pour le Christ, il est tout aussi juste de demander par amour au Christ. La collecte apporterait la liberté de l'Évangile à Jérusalem, car elle serait l'outil indispensable à des constructions définitives sur le plan du travail rémunérateur.

Le programme que le généreux apôtre des gentils aurait à se soumettre pour le reste de ses jours était ainsi esquissé. Pour sa réalisation, il aurait à souffrir des plus cruelles accusations ; mais au sanctuaire de son cœur dévoué et sincère, de paire avec les services apostoliques grandioses, Paul apporterait sa collecte en faveur de Jérusalem jusqu'à la fin de son existence sur terre.

En entendant ses plans, Simon s'est levé et l'a étreint, lui disant ému :

Oui, mon ami, ce ne fut pas en vain que Jésus est allé te chercher personnellement aux portes de Damas.

Un fait assez rare dans sa vie, Paul avait les yeux pleins de larmes. Il a regardé l'ex- pêcheur d'une manière significative, considérant intimement ses dettes de gratitude envers le Sauveur, et a marmonné :

Je ne ferai rien de plus que mon devoir. Jamais je ne pourrai oublier qu'Etienne est sorti des grabats de cette maison, qui m'ont aussi déjà servi.

Ils étaient tous extrêmement émus. Barnabe a commenté cette idée avec enthousiasme et a enrichi le plan de nombreux détails.

En cette nuit, les dévoués disciples du Christ ont rêvé de l'indépendance de l'Évangile à Jérusalem ; de l'émancipation de l'église, sauvée des impositions absurdes de la synagogue.

Le lendemain, ils ont procédé solennellement à la circoncision de Tite, sous la soigneuse direction de Jacques et à la profonde répugnance de Paul de Tarse.

Les assemblées nocturnes ont continué pendant plus d'une semaine. Lors des premières nuits, à préparer le terrain pour préconiser ouvertement la cause des gentils, l'ex- pêcheur de Capharnaum a demandé aux représentants d'Antioche d'exposer leur impression lors des visites aux païens de Chypre, de Pamphylie, de Pisidie et de Lycaonie. Paul, qui était profondément contrarié par les exigences appliquées à Tite, a demandé à Barnabe de parler en son nom.

L'ex-lévite de Chypre a fait un rapport complet de tous les événements, provoquant l'immense surprise de ceux qui écoutaient les références faites à l'extraordinaire pouvoir de l'Évangile, parmi les populations qui n'avaient pas encore épousé une croyance pure. Ensuite, répondant encore aux commentaires de Paul, Tite a parlé, profondément ému, de l'interprétation des enseignements du Christ et démontrant posséder un beau don de prophétie, il éveilla l'admiration de Jacques lui-même qui l'a étreint plus d'une fois.

Au terme des travaux, l'obligation de la circoncision pour les gentils était encore en discussion. L'ex-rabbin suivait les débats, silencieux, admirant le pouvoir de résistance et la tolérance de Simon Pierre.

Lorsque l'ex-pêcheur reconnut que les divergences continueraient indéfiniment, il s'est levé et a demandé la parole, faisant la généreuse et sage exhortation fourme par les Actes des apôtres (chapitre 15, versets 7 à 11) :

Frères - a commencé Pierre, énergique et serein -, vous savez bien que depuis longtemps Dieu nous a élus pour que les gentils entendent les vérités de l'Évangile et croient en son Royaume. Le Père, qui connaît les cœurs, a donné aux circoncis et aux incirconcis la parole du Saint-Esprit. Au jour glorieux de la Pentecôte les voix ont parlé sur la place publique de Jérusalem pour les enfants d'Israël et des païens. Le Tout-Puissant a résolu que les vérités seraient annoncées indistinctement. Jésus a affirmé que les coopérateurs du Royaume arriveraient de l'Orient et de l'Occident. Je ne comprends pas pourquoi tant de controverses quand la situation est si claire à nos yeux. Le Maître a donné l'exemple du besoin d'harmonisation constante : il parlait avec les docteurs du Temple ; il fréquentait la maison des publicains ; il était l'expression de la bonne humeur pour tous ceux qui manquaient d'espoir ; il a accepté l'ultime supplice parmi les voleurs. Pour qu'elle raison devrions-nous maintenir un droit d'isolement sur ceux qui sont dans le plus grand besoin ? Un autre argument que nous ne devons pas oublier est l'arrivée de l'Évangile dans le monde alors que nous possédions déjà la Loi. Si le Maître nous l'a apporté, plein de son amour, avec les plus lourds sacrifices, serait-il juste de le renfermer dans les traditions conventionnelles, oubliant le travail à réaliser ? Le Christ ne nous a-t-il pas demandé de prêcher la Bonne Nouvelle à toutes les nations ? Bien sûr que nous ne pourrons pas mépriser le patrimoine des Israélites. Nous devons aimer, fils de la Loi que nous sommes, l'expression de profonde souffrance et d'expériences élevées qui nous vient du cœur à travers ceux qui ont précédé le Christ dans la tâche millénaire de préserver la foi en un seul Dieu ; mais cette reconnaissance doit induire notre âme à l'effort de rédemption de toutes les créatures. Abandonner les gentils à leur sort reviendrait à créer une dure captivité, plutôt que de pratiquer cet amour qui efface tous les péchés. C'est du fait de bien comprendre les juifs et de beaucoup estimer les desseins divins, que nous devons établir la plus grande fraternité avec les gentils en les convertissant en élément de fructification divine. Nous croyons que Dieu purifie notre cœur par la foi et non par les ordonnances du monde. Si aujourd'hui nous rendons grâce au triomphe glorieux de l'Évangile qui a institué notre liberté, comment imposer aux nouveaux disciples un joug que nous ne pouvons supporter nous-mêmes ? Je pense, alors, que la circoncision ne doit pas être un acte obligatoire pour ceux qui se convertissent à l'amour de Jésus-Christ, et je crois que nous ne nous sauverons que par la faveur divine du Maître qui s'étend généreusement à nous et à eux aussi.

Les paroles de l'apôtre tombèrent dans l'ébullition des opinions comme une douche froide. Paul était rayonnant, alors que Jacques ne réussissait pas à cacher sa déception.

L'exhortation de l'ex-pêcheur laissait place à de nombreuses interprétations ; s'il parlait du respect aimant aux juifs, il se rapportait aussi à un joug qu'il ne pouvait supporter. Personne, néanmoins, n'osa nier sa prudence et son indubitable bon sens.

Une fois terminée la prière, Pierre demanda à Paul de parler de ses impressions personnelles concernant les gentils. Avec plus d'espoir, pour la première fois l'ex-rabbin A pris la parole devant le conseil et invita Barnabe au Commentaire général, tous deux firent appel à l'assemblée pour qu'elle accorde la nécessaire indépendance aux païens A qui la circoncision se rapportait.

Une note de satisfaction générale régnait maintenant. Les commentaires de Pierre avaient fait taire tous les compagnons. C'est alors que Jacques a pris la parole, et se reconnaissant presque seul de son point de vue, il a expliqué que Simon avait été très bien inspiré dans son appel ; mais il demanda trois amendements pour que la situation reste bien claire. Les païens étaient exemptés de la circoncision, mais ils devaient assumer l'engagement de fuir l'idolâtrie, d'éviter la luxure et de s'abstenir des chairs d'animaux étouffés.

L'apôtre des gentils était satisfait. Le plus grand obstacle n'était plus.

Le lendemain les travaux prenaient fin et les résolutions furent inscrites sur des parchemins. Pierre fit en sorte que chaque frère prenne avec lui une lettre, comme preuve des délibérations, en vertu de la sollicitation de Paul qui désirait exhiber le document comme message d'émancipation des gentils.

Interpellé par l'ex-pêcheur, alors qu'ils étaient seuls, sur ses impressions personnelles concernant les travaux, l'ex-docteur de Jérusalem a clarifié avec un sourire :

En somme, je suis satisfait. Le plus difficile des problèmes a été résolu. L'obligation de la circoncision pour les gentils représente un crime à mes yeux. Quant aux amendements de Jacques, ils ne m'impressionnent pas, parce que l'idolâtrie et la luxure sont des actes détestables pour la vie privée de tout être ; quant aux repas, je suppose que tout chrétien pourra manger comme bon lui semble dès lors que les excès seront évités.

Pierre a souri et a expliqué à l'ex-rabbin ses nouveaux plans. Il a commenté, avec espoir, l'idée de la collecte générale pour l'église de Jérusalem, et démontrant une certaine prudence, il lui a dit inquiet :

Ton projet d'excursion et de propagande de la Bonne Nouvelle, en cherchant à collecter des fonds pour résoudre nos dépenses les plus sérieuses, me cause une Juste satisfaction ; néanmoins, je réfléchis aussi à la situation de l'église antiochienne. D'après ce que j'ai pu observer, j'en ai conclu que l'institution avait besoin de serviteurs dévoués qui se substitueraient aux travaux constants de chaque jour. Ton absence et celle de Barnabe provoqueront des difficultés si nous ne prenons pas des mesures précises. Voilà pourquoi je t'offre la coopération de deux compagnons dévoués qui m'ont remplacé ici dans les fonctions les plus lourdes. Il s'agit de Silas et de Barsabas, deux disciples amis des gentils et de principes libéraux. De temps en temps, ils entrent en désaccord avec Jacques, comme c'est naturel, et comme je le crois, ce seront de très bons auxiliaires à ton programme.

Paul vit dans cette nouvelle la mesure qu'il désirait. Avec Barnabe qui participait à la conversation, il a remercié l'ex-pêcheur, profondément ému. L'église d'Antioche aurait le soutien nécessaire que les travaux évangéliques exigeaient. L'idée proposée lui plaisait beaucoup d'autant qu'immédiatement il avait eu pour Silas une grande sympathie, pressentant en lui un compagnon loyal, actif et dévoué.

Les missionnaires d'Antioche s'attardèrent encore trois jours dans la ville après la fermeture du conseil, le temps nécessaire pour que Barnabe en profite pour se reposer chez sa sœur. Paul, néanmoins, avait décliné l'invitation de Marie Marc et était resté à l'église, étudiant la situation future en compagnie de Simon Pierre et de ses deux nouveaux collaborateurs.

Dans une atmosphère de grande harmonie, les travailleurs de l'Évangile ont examiné toutes les conditions du projet.

Un fait digne d'être mentionné fut la réclusion de Paul auprès des apôtres galiléens, il n'était jamais sorti dans la rue pour ne pas entrer en contact avec le scénario vivant de son passé tumultueux.

Finalement, tout était prêt et en place, la mission s'apprêtait à repartir. Il y avait sur toutes les physionomies un signe de gratitude et d'espoir sanctifié pour les jours à venir. Néanmoins, on pouvait remarquer un détail curieux qu'il est indispensable de souligner. A la demande de sa sœur, Barnabe avait accepté la contribution de Jean-Marc dans sa nouvelle tentative d'adaptation au service de l'Évangile. Étant donné la bonne volonté avec laquelle il avait accédé à la requête de sa sœur, l'ex-lévite de Chypre avait pensé qu'il était inutile de consulter le compagnon de ses efforts quotidiens. Paul, néanmoins, n'en fut pas blessé. Il accueillit la résolution de Barnabe, un peu étonné, a étreint le jeune garçon affectueusement et a attendu que le disciple de Pierre se prononce quant à l'avenir.

Le groupe au complet avec Silas, Barsabas et Jean-Marc se mit en route pour Antioche dans les meilleures dispositions d'harmonie.

Se relayant à la tâche de prédication des vérités éternelles, ils annonçaient le Royaume de Dieu et faisaient des guérisons partout où ils passaient.

Une fois arrivés à leur destination, à la grande joie des gentils, ils ont organisé un plan adéquat pour obtenir une efficacité immédiate. Paul a exposé son intention de retourner aux communautés chrétiennes déjà fondées en élargissant l'excursion évangélique à d'autres régions où le christianisme n'était pas connu. Ce plan reçut l'approbation générale. L'institution antiochienne serait sous la coopération directe de Barsabas et de Silas, les deux compagnons dévoués qui, jusque là, avaient été deux fortes colonnes de travail à Jérusalem.

Une fois le rapport verbal des efforts en perspective présenté, Paul et Barnabe entrèrent pour réfléchir aux dernières dispositions particulières.

Maintenant - a dit l'ex-lévite de Chypre -, j'espère que tu seras d'accord avec ce que J'ai décidé à l'égard de Jean.

Jean-Marc ? - a Interrogé Paul surpris.

Oui, Je désire l'emmener avec nous afin de lui donner goût à la tâche.

À la façon qu'il avait de le faire quand il était contrarié, l'ex-rabbln a froncé les sourcils et s'est exclamé :

Je ne suis pas d'accord ; ton neveu est encore très jeune pour cette entreprise.

Mais j'ai promis à ma sœur de l'accueillir dans nos travaux.

Cela ne peut se faire.

Surgit alors entre eux deux un conflit où Barnabe laissait percevoir son mécontentement.

L'ex-rabbin cherchait à se justifier alors que le disciple de Pierre alléguait l'engagement assumé et réfutait, avec telle ou telle marque d'amertume, l'attitude de son compagnon. Mais l'ex-docteur ne s'est pas laissé convaincre. La réadmission de Jean-Marc, disait-il, n'était pas juste. Il pourrait leur faire encore défaut, fuir les engagements supposés, mépriser l'occasion du sacrifice. Il rappelait les persécutions d'Antioche de Pisidie, les maladies Inévitables, les douleurs morales éprouvées à Icône, la lapidation cruelle sur la place de Lystre. Le jeune serait-il préparé en si peu de temps pour comprendre la portée de tous ces événements où l'âme était obligée de se réjouir du témoignage ?

Les yeux larmoyants, Barnabe était meurtri.

Après tout, a-t-il dit sur un ton émouvant, aucun de ces arguments ne me convainc et éclaire ma conscience. D'abord, je ne vois pas pourquoi détruire nos liens affectifs...

L'ex-rabbin ne l'a pas laissé finir et a conclu :

Cela jamais. Notre amitié est bien au-dessus de ces considérations. Nos liens sont

sacrés.

Et bien alors - lui fît remarquer Barnabe -, comment interpréter ton refus ? Pourquoi nier au jeune garçon une nouvelle expérience de travail régénérateur ? Ne serait-ce pas un manque de charité que de mépriser une occasion peut-être providentielle ?

Paul a longuement fixé son ami et a ajouté :

Mon intuition, en ce sens, est différente de la tienne. Presque toujours, Barnabe, l'amitié en Dieu est incompatible avec l'amitié au monde. lui nous levant pour l'exécution fidèle du devoir, les notions du monde se lèvent contre nous. Nous semblons mauvais et ingrats. Mais écoute-moi : personne ne trouvera les portes de l'opportunité fermées, parce que c'est le Tout-Puissant qui nous les ouvre. L'occasion est la même pour tous, niais les chemins doivent être différents. Dans le cadre du travail proprement humain, les expériences peuvent être renouvelées tous les jours. Cela est juste. Mais je considère qu'au service du Père, si nous interrompons la tâche commencée, c'est le signe que nous n'avons pas encore toutes les expériences indispensables à l'homme complet. Si la créature n'a pas encore connaissance de toutes les notions les plus nobles, relatives à sa vie et aux devoirs terrestres, comment peut-elle se consacrer avec succès au service1 divin ? Naturellement que nous ne pouvons pas juger si celui-ci ou celui-là a déjà fini le cours de ses démonstrations humaines et qu'à partir d'aujourd'hui, il est apte au service de l'Évangile, parce que dans ce cas chacun se révèle de lui-même. Je crois vraiment que ton neveu atteindra cette position avec quelques luttes de plus. Nous, néanmoins, nous sommes forcés de considérer que nous n'allons pas tenter une expérience, mais un témoignage. Tu comprends la différence ?

Barnabe a compris l'immense portée de ces raisons concises, irréfutables, et s'est tu pour dire quelques minutes plus tard :

Tu as raison. Cette fois, je ne pourrai donc aller avec toi.

Paul a senti toute la tristesse qui débordait de ces mots et après avoir réfléchi pendant un long moment, il a ajouté :

Ne soyons pas tristes. Je réfléchis à la possibilité de ton départ avec Jean-Marc pour Chypre. Il trouvera là-bas un terrain approprié aux travaux qui lui sont nécessaires et, en même temps, il s'occupera de l'organisation que nous avons fondée sur l'île. Dans un tel contexte, nous continuerons en parfaite coopération, même en ce qui concerne la collecte pour l'église de Jérusalem. Il est inutile de parler de l'utilité de ta présence à Neapaphos et à

Salamine. Quant à moi, je prendrai Silas et je m'enfoncerai dans le Taurus, et l'église d'Antioche restera avec la coopération de Barsabas et de Tite.

Barnabe fut très content. Le projet lui a semblé admirable. Paul restait, à ses yeux, le compagnon des solutions opportunes.

Et quelques jours plus tard, en route vers Chypre où il servirait Jésus jusqu'à ce qu'il quitte l'ile pour se rendre plus tard à Rome, Barnabe est parti avec son neveu pour la Séleucie, après s'être étreint, lui et Paul, comme deux frères très aimés que le Maître appelait à différentes destinations.

PÈLERINAGES ET SACRIFICES

En compagnie de Silas qui était en harmonie avec ses aspirations de travail, l'ex- rabbin a quitté Antioche et s'enfonça dans les montagnes pour finalement atteindre sa ville natale après d'énormes difficultés. Bientôt, le compagnon indiqué par Simon Pierre s'habituait à sa méthode de travail. Silas était d'un tempérament pacifique enrichi de remarquables qualités spirituelles vu son dévouement absolu au divin Maître. Paul, à son tour, était vraiment satisfait de sa collaboration. Parcourant de longs et impénétrables chemins, ils se nourrissaient frugalement, presque uniquement de fruits sauvages éventuellement trouvés. Le disciple de Jérusalem, néanmoins, révélait une joie égale en toutes circonstances.

Avant d'atteindre Tarse, tout le long du voyage, ils ont prêché la Bonne Nouvelle. Des soldats romains, des esclaves misérables, d'humbles caravaniers ont reçu de leurs lèvres les réconfortantes nouvelles de Jésus. Et ils ne furent pas rares ceux qui. bien que rapidement, copièrent l'une ou l'autre des annotations de Lévi, donnant la préférence à celles qui s'ajustaient le mieux à leur cas particulier. Grâce à ce procédé, l'Évangile se diffusait de plus en plus, remplissant les cœurs d'espoirs.

Dans la ville de sa naissance, plus maître de ses propres convictions, le tisserand qui se consacrait à Jésus répandit largement les joies de l'Évangile de la Rédemption. Beaucoup admiraient leur compatriote singulièrement transformé ; alors que d'autres poursuivaient leur tâche ingrate faite d'ironie et de lamentable oubli de soi-même. Plus que jamais, Paul se sentait fort dans sa foi. Il est allé voir la vieille maison où il était né, il a revu le doux site où il jouait les premiers temps de son enfance ; il a contemplé le terrain de sports où il conduisait sa bige romaine ; mais tous ces souvenirs furent exhumés sans souffrir d'aucune influence dépressive parce qu'il livrait tout cela au Christ en guise de patrimoine pour plus tard, une fois qu'il aurait accompli son divin mandat.

Après une courte permanence dans la capitale de la Cilicie, Paul et Silas partirent pour les hauteurs du Taurus, entreprenant une nouvelle étape de rude pèlerinage.

Des nuits passées sous la rosée, de nombreux sacrifices, la menace des malfaiteurs, maints dangers furent affrontés par les missionnaires qui, chaque nui!, livraient au divin Maître les résultats de leur récolte et. an petit matin, priaient que sa miséricorde ne leur manqua pas à la réalisation de la précieuse opportunité do travail qui leur était donnée, quelle que soit la difficulté de leur tâche quotidienne.

Pleins de cette confiance active, ils arrivèrent à Derbé où l'ex-rabbin très ému a étreint les amis qu'il s'était faits après sa pénible convalescence, lors de la première excursion.

L'Évangile ne cessait de répandre son rayon d'action dans tous les secteurs. Dans le cours naturel de ses travaux, c'est profondément ému que le converti de Damas reçut des nouvelles des activités de Timothée. Le jeune fils d'Eunice, d'après ce qu'on lui disait, avait su enrichir de manière fabuleuse les connaissances acquises. La petite chrétienté de Derbé lui devait déjà de grands bienfaits. Plus d'une fois, le nouveau disciple avait accouru pour des missions actives. Il disséminait des guérisons et apportait la consolation. Son nom était béni de tous. Rempli de joie, après la fin de sa tâche dans cette petite ville, l'ex-rabbin s'est dirigé vers Lystre avec une douce anxiété.

Loïde le reçut, ainsi que Silas, avec la même satisfaction de la première fois. Tous voulaient des nouvelles de Barnabe que Paul ne cessait de fournir, serviable et avec plaisir. Dans l'après-midi de ce jour, le converti de Damas a étreint Timothée avec une immense joie qui débordait de son âme. Le jeune homme arrivait de sa besogne quotidienne auprès des troupeaux. En quelques minutes, Paul prenait connaissance de l'extension de ses progrès et de ses conquêtes spirituelles. La communauté de Lystre était riche de grâces. Le jeune chrétien avait réussi à rénover les convictions d'un bon nombre : deux juifs des plus influents dans l'administration publique, qui s'étaient démarqués pour avoir approuvé la lapidation de l'apôtre, étaient maintenant de fidèles adeptes de la doctrine du Christ. Il s'occupait de la construction d'une église où les malades étaient soutenus et où les enfants abandonnés trouvaient un nid accueillant. Paul s'en réjouit.

Cette nuit-là, Il y eut dans Lystre une grande assemblée. L'apôtre des gentils trouva une atmosphère hospitalière qui lui prodiguait un grand réconfort. Il exposa l'objectif de son voyage, leur révéla ses Inquiétudes à la diffusion de l'Évangile et ajouta le point concernant l'église de Jérusalem. Comme à Derbé, tous les compagnons ont contribué dans la mesure du possible. Alors qu'il observait le triomphe tangible de l'effort de Timothée sur les couches populaires, Paul ne cachait pas sa satisfaction.

Profitant de son passage par Lystre, la gentille Loïde lui parla de ses besoins particuliers. Elle et Eunice avaient des parents en Grèce, du côté du père de son petit-fils, qui réclamaient leur présence personnelle pour qu'ils ne manquent pas de secours affectifs. Les ressources qui leur restaient à Lystre étaient sur le point de s'épuiser. D'autre part, elle désirait que Timothée se consacre au service de Jésus, Illuminant son cœur et son intelligence. La généreuse petite vieille et sa fille projetaient, alors, le changement définitif et consultaient l'apôtre quant à la possibilité d'accepter la compagnie du jeune homme, pour le moins pendant quelque temps, non seulement pour qu'il acquière de nouvelles valeurs sur le terrain de la pratique, mais aussi parce que cela faciliterait leur transfert dans un lieu aussi éloigné.

Paul acquiesça volontiers. Il accepterait la coopération de Timothée avec un réel plaisir. En apprenant la nouvelle, le jeune, à son tour transporté de joie, ne savait pas comment traduire sa profonde reconnaissance.

La veille de leur départ, Silas a abordé prudemment le sujet et demanda à l'apôtre s'il ne vaudrait pas mieux circoncire le jeune homme, afin que le judaïsme ne dérange pas les travaux apostoliques. Pour soutenir cet argument, il invoquait les obstacles et les luttes acerbes de Jérusalem. Paul y réfléchit longuement et s'est souvenu du besoin de répandre l'Évangile sans scandale pour personne et fut d'accord avec la mesure évoquée. Timothée devrait prêcher publiquement. Il coexisterait avec les gentils, mais plus particulièrement avec les Israélites, seigneurs des synagogues et de bien d'autres centres où la religion était enseignée au peuple. Il était juste de prendre des mesures pour que le jeune homme ne soit pas dérangé en leur compagnie.

Le fils d'Eunice a obéi sans hésitation. Quelques jours plus tard, faisant leurs adieux à leurs frères et aux généreuses femmes qui restaient à supplier des vœux de paix en Dieu, les missionnaires se sont dirigés vers Iconie, pleins d'un courage invincible et de la ferme intention de servir Jésus.

Les disciples visitèrent ainsi tous les petits villages de Galatie pleins de cet esprit aimant de prédication et de fraternité que le pouvoir de l'Évangile rédempteur dilatait dans les âmes et sans jamais oublier l'aide apportée à l'église de Jérusalem. Ils s'attardèrent quelque temps à Antioche de Pisidie où ils travaillèrent pour leur compte afin de répondre à leurs besoins.

Paul était très satisfait. Ses efforts, en compagnie de Barnabe, n'avaient pas été vains. Dans les lieux les plus éloignés, quand il s'y attendait le moins, voici qu'apparaissaient des nouvelles des églises qu'ils avaient précédemment fondées. Il s'agissait de bienfaits rendus à des nécessiteux, d'améliorations ou de guérisons de malades, de consolations apportées à ceux qui se trouvaient dans un désespoir extrême. L'apôtre ressentait la satisfaction du semeur qui se trouve devant les premières fleurs comme de radieuses promesses du champ cultivé.

Les émissaires de la Bonne Nouvelle ont traversé la Phrygie et la Galatie sans persécutions de grande ampleur. Le nom de Jésus était maintenant prononcé avec plus de respect.

L'ex-rabbin poursuivait sa franche activité pour la diffusion de l'Évangile en Asie, lorsqu'une nuit, après les prières habituelles, il a entendu une voix qui lui disait sur un ton aimant :

Paul, va de l'avant.... Apporte la lumière du ciel à d'autres ombres, d'autres frères t'attendent sur la route infinie !...

C'était Etienne, l'ami de tous les instants qui, représentant le Maître divin auprès de l'apôtre des gentils, l'incitait à semer la Bonne Nouvelle dans d'autres endroits.

Le valeureux émissaire des vérités éternelles a compris que le Seigneur lui réservait de nouveaux champs à défricher. Le lendemain, il en informa Silas et Timothée et conclut inspiré:

J'ai l'impression que le Maître m'appelle à de nouvelles tâches. Ce qui est d'autant plus juste que je reconnais que ces régions ont déjà reçu la semence divine.

Et il souligna après une pause :

Cette fois, nous n'avons pas rencontré de grandes difficultés. Avant, avec Barnabe, nous avons vécu les expulsions, la prison, les coups de fouets, la lapidation... Maintenant, cependant, rien de tout cela ne nous cm! arrivé. Cela veut dire qu'ici il existe déjà des bases sûres pour la victoire du Christ. Il faut donc aller là où se trouvent les obstacles et les vaincre pour que le Maître soit connu et glorifié, car nous sommes dans une bataille dont il ne faut pas mépriser les fronts.

Les deux disciples l'écoutaient et réfléchissaient à la grandeur de tels concepts.

Au bout d'une semaine, ils repartirent à pied vers Mysie. Malgré tout intuitivement, Paul perçut que ce n'était pas encore là que se trouvait leur nouveau terrain d'actions. Il a pensé se diriger vers la Bithynie, mais une voix que le généreux apôtre interprétait comme étant celle de l'« Esprit de Jésus »17, lui a suggéré de modifier son parcours l'induisant à descendre vers Troas. Une fois arrivés à destination, ils se sont arrêtés très fatigués dans une modeste auberge. Paul, dans une vision marquante de l'esprit, a vu un homme de Macédoine, qu'il a identifié à ses vêtements caractéristiques comme tel, lui faire anxieusement des signes tout en s'exclamant : - « Venez et aidez-nous ! » L'ex-docteur a interprété ce fait comme une injonction venant de Jésus quant à ses nouvelles tâches. Il en informa ses compagnons le matin même, non sans réfléchir à l'extrême difficulté d'un voyage en mer, manquant de recours.

(17) Actes, chapitre 16, verset 7. - (Note d'Emmanuel)

Néanmoins, conclut-il, je crois que le Maître nous donnera là-bas ce dont nous aurons besoin.

Respectueusement, Silas et Timothée se sont tus.

En sortant dans la rue pleine du soleil de la matinée, voilà que l'apôtre fixa du regard un commerce et s'y dirigea avec une vive joie. C'était Luc qui semblait faire des achats.

L'ex-rabbin s'est approché de lui avec les disciples et lui a tapé affectueusement sur l'épaule :

Par ici ? - a dit Paul, avec un grand sourire.

Ils se sont joyeusement étreints. Le prédicateur de l'Évangile présenta au médecin ses nouveaux compagnons, lui parla des objectifs de son excursion en ces lieux. Luc, à son tour, leur expliqua que depuis deux ans, il était chargé des services médicaux à bord d'un grand bateau ancré là, en transit vers Samothrace.

Paul prit note de ces informations avec beaucoup d'intérêt. Très impressionné par cette rencontre, il lui a parlé de la révélation auditive de leur parcours, ainsi que de sa vision de la veille.

Convaincu de l'assistance du Maître en cet instant, il lui parla avec assurance :

Je suis sûr que le Maitre nous envoie les recours nécessaires en ta personne. Nous devons faire le voyage vers la Macédoine, mais nous sommes sans argent.

Quant à cela - a répondu Luc avec franchise -, ne t'inquiète pas. Si je n'ai pas de fortune, j'ai des délais. Nous serons compagnons de voyage et je payerai tout avec satisfaction.

La conversation se poursuivit animée alors que l'ancien hôte d'Antioche leur raconta ses conquêtes pour Jésus. Lors de ses voyages, il avait profité de toutes les occasions pour diffuser l'Évangile, transmettant à tous ceux qui s'en approchaient les trésors de la Bonne Nouvelle. Quand il leur raconta qu'il était seul au monde, depuis le départ de sa chère mère pour la sphère spirituelle, Paul lui fit une nouvelle remarque en disant :

Et bien, Luc, si tu te trouves sans engagements immédiats, pourquoi ne te consacres- tu pas entièrement aux travaux du Maître divin ?

La question produisit une certaine émotion chez le médecin comme s'il s'agissait d'une révélation. Une fois la surprise passée, Luc a ajouté, un peu indécis :

Oui, mais il faut prendre en considération les devoirs de la profession.

Mais, qui a été Jésus sinon le divin médecin du monde ? Jusqu'à présent tu as guéri des corps qui, de toute façon, viendront à mourir tôt ou tard. Traiter l'esprit ne serait-ce pas un effort plus juste ? À cela je ne veux pas dire que tu doives mépriser la médecine du monde proprement dite ; mais cette tâche resterait pour ceux qui ne possèdent pas encore les valeurs spirituelles que tu portes en toi. J'ai toujours cru que la médecine du corps est un ensemble d'expériences sacrées dont l'homme ne pourra se passer jusqu'à ce qu'il se décide à faire l'expérience divine et immuable de la guérison spirituelle.

Luc a médité sérieusement à ces paroles et a répondu :

Tu as raison.

Veux-tu coopérer avec nous à l'évangélisation de la Macédoine ? - a interrogé l'ex- rabbin sentant l'avoir convaincu.

J'irai avec toi - a conclu Luc.

Les quatre disciples du Christ partagèrent une grande joie.

Le lendemain, la mission naviguait vers la Samothrace. Luc s'expliqua comme il le put et demanda à son chef l'autorisation de s'éloigner pendant une année des services à sa charge. Et comme il lui présentait un remplaçant, il réussit facilement à obtenir ce qu'il demandait.

À bord, comme il le faisait de toute part, Paul profita de toutes les occasions qui s'offraient à lui pour prêcher.

Les moindres sujets devenaient de grands thèmes évangéliques dans son raisonnement supérieur. Le commandant lui-même, un romain de bonne trempe, s'abandonnait volontiers à l'entendre.

C'est lors de ces voyages que Paul de Tarse est entré en relation avec un grand nombre de sympathisants de l'Évangile, se faisant de nombreux amis cités dans ses futures épîtres.

Une fois débarqués, les missionnaires, riches de la coopération de Luc, se sont reposés pendant deux jours à Néapolis, puis ils se sont dirigés vers Philippes. Presque aux portes de la ville, Paul a suggéré que Luc et Timothée prennent d'autres chemins et se rendent à Thessalonique où us se retrouveraient tous les quatre plus tard. Grâce à ce programme, aucun village ne serait oublié et les semences du Royaume de Dieu seraient éparpillées dans les milieux les plus humbles. L'idée fut approuvée avec satisfaction.

Luc n'oublia pas de demander si Timothée était circoncis. Il connaissait les intrigues des juifs et il ne désirait pas de frictions dans ses tâches initiales.

Ce problème - a expliqué l'apôtre des gentils - a déjà été traité. Les deux humiliations infligées à un jeune confrère que j'avais amené avec moi à Jérusalem, non pas au conseil de la synagogue mais à une réunion de l'église, m'amenèrent à réfléchir à la situation de Timothée qui aura très souvent besoin des faveurs des Israélites au cours de ses prédications. Jusqu'à ce que Dieu opère la circoncision de tant de cœurs endurcis, il est indispensable que nous sachions agir avec prudence, sans heurts qui annihilent nos efforts.

Le sujet réglé, ils sont entrés dans la ville où le médecin et le jeune de Lystre se reposèrent un peu, avant de se rendre à Thessalonique par des routes différentes, afin de multiplier les fruits de leur mission.

Ils logèrent dans une auberge presquemisérable que la population de la ville réservait aux étrangers. Après trois nuits passées à la belle étoile, les amis de Jésus se sont dirigés de bon cœur vers cet abri qui se trouvait au bord du fleuve Gangas. Philippes ne possédait pas de synagogue et le sanctuaire destiné aux prières, bien que portant le nom de « maison », n'était rien d'autre qu'un coin tranquille dans la nature, entouré de murs en ruines.

Informé de la situation religieuse de la ville, Paul s'y est rendu avec ses compagnons. Très surpris, les missionnaires n'y trouvèrent que des femmes et des jeunes filles en prière. L'ex-rabbin a pénétré résolument dans le cercle féminin et a parlé des objectifs de l'Évangile, comme il l'aurait fait devant un grand public. Elles étaient toutes magnétisées par ses paroles ardentes et sublimes. Elles séchaient discrètement leurs larmes qui affluaient sur leur visage en recevant des nouvelles du Maître. L'une d'elles, appelée Lydie, une veuve digne et généreuse, s'est approchée des missionnaires se disant convertie au Sauveur promis, elle leur offrit sa propre maison pour fonder la nouvelle église.

Paul de Tarse l'a dévisagée les yeux larmoyants. En écoutant sa voix débordante d'une cristalline sincérité, il s'est souvenu qu'en Orient, le jour inoubliable du Calvaire, seules les femmes avaient accompagné Jésus dans ses pénibles angoisses, et avaient été les premières créatures à le voir dans sa glorieuse résurrection ; c'étaient encore elles qui, lors d'une douce réunion spirituelle, étaient venues recevoir la parole de l'Évangile en Occident pour la première fois. Dans une silencieuse contemplation, l'apôtre des gentils a fixé le grand nombre de jeunes filles qui étaient agenouillées à la douce ombre des arbres. Observant leurs vêtements très clairs, il eut l'impression qu'il avait devant lui une gracieuse bande de colombes très blanches, prêtes à prendre le glorieux envol des enseignements du Christ sous les merveilleux cieux de l'Europe.

C'est pour cela que contre toute attente, l'énergique prédicateur répondit à Lydie sur un ton très aimable.

Nous acceptons votre hospitalité.

Dès cet instant, est née entre Paul de Tarse et la chaleureuse église de Philippes la plus belle amitié.

Lydie, dont la maison était aisée vu le courant commercial de la pourpre, accueillit les disciples du Messie avec une Joie indicible. Entretemps, Luc et Tlmothcc continuaient leur voyage. Silas et l'ex-docteur de Jérusalem se consacraient au service de l'Évangile parmi les généreux habitants.

La ville se distinguait par son esprit romain. Il y avait dans les rues plusieurs temples dédiés aux dieux antiques. Et comme il n'y avait que les femmes qui pénétraient dans l'enceinte de la maison de prières, Paul, avec l'intrépidité qui le caractérisait, décida de prêcher l'Évangile sur la place publique.

À cette époque, Philippes avait une pythie qui était devenue célèbre dans les alentours. Comme dans les traditions de Delphes, sa parole était interprétée comme un oracle infaillible. Il s'agissait d'une jeune fille dont les employeurs cherchaient à marchander ses pouvoirs psychiques. Sa médiumnité était utilisée par des Esprits moins évolués qui se complaisaient à lui donner des intuitions sur des questions d'ordre temporel. La situation était hautement rentable pour ceux qui l'exploraient sans pitié. Il se trouva que la jeune fille était présente à la première prédication de Paul qui fut reçue par le peuple avec un succès inouï. Une fois l'exposition évangélique terminée, les missionnaires remarquèrent la jeune femme qui poussait des cris qui impressionnèrent le public et se mit à s'exclamer :

Recevez les envoyés du Dieu suprême !... Ils annoncent le salut !...

Paul et Silas restèrent un peu perplexes, mais ils ne réagirent pas à cet incident conservant une attitude discrète. Le lendemain, néanmoins, le fait se répéta et, pendant une semaine, les disciples de l'Évangile entendirent, après les prédications, l'entité qui prenait possession de la jeune fille leur lancer des compliments et des titres pompeux.

Mais l'ex-rabbin dès la première manifestation avait cherché à savoir qui était la jeune fille anonyme et fut informé de ses antécédents. Stimulés par le profit facile, ses patrons avaient installé un cabinet où la pythie donnait des consultations. Elle, à son tour, de victime était devenue partenaire de la société aux abondants revenus. Paul, qui n'avait jamais accepté le marchandage des biens célestes, perçut le mécanisme occulte des événements et, en possession de toutes les informations sur le sujet, a attendu que le visiteur de l'invisible se manifeste à nouveau.

Une fois son prêche terminé sur la place publique, la jeune fille se mit à crier : « Recevez les messagers de la rédemption ! Ce ne sont pas des hommes, mais des anges du Très-Haut !... »

Le converti de Damas est descendu de la tribune d'un pas ferme et, s'est approché de l'oratrice dominée par une étrange influence. Il a alors intimé l'entité manifestante sur un ton impératif :

Esprit pervers, nous ne sommes pas des anges, nous sommes des travailleurs en lutte contre nos propres faiblesses par amour pour l'Évangile. Au nom de Jésus-Christ, je t'ordonne de te retirer pour toujours ! Au nom du Seigneur, je t'interdis d'établir la confusion parmi les créatures en stimulant les intérêts mesquins du monde au détriment des intérêts sacrés de Dieu!

Immédiatement, la pauvre jeune fille a récupéré ses énergies et s'est sentie libérée de l'influence malfaisante.

Le fait provoqua l'admiration populaire.

Silas lui-même qui, d'une certaine manière, se complaisait à entendre les affirmations de la pythie, les interprétant comme un réconfort spirituel, était bouche bée.

Une fois seuls, il voulut connaître les raisons qui avaient amené Paul à avoir une telle attitude, et lui demanda :

Mais ne parlait-elle pas elle au nom de Dieu ? Sa propagande n'était-elle pas pour nous une aide précieuse ?

L'Apôtre a souri et a répondu :

Par hasard, Silas, peut-on sur terre juger de la valeur d'un travail avant qu'il ne soit conclu ? Cet Esprit pouvait parler de Dieu, mais ne venait pas de Dieu. Qu'avons-nous fait pour recevoir des éloges ? Jour et nuit, nous combattons les imperfections de notre âme. Jésus nous a conseillé de nous isoler pour que nous apprenions plus durablement. Tu n'ignores pas comme je vis à lutter face à l'épine de mes désirs inférieurs. Alors ? Serait-il juste d'accepter des titres que nous ne méritons pas quand le Maître a rejeté le qualificatif de « bon » ? Bien sûr que si cet Esprit venait de Jésus, toutes autres seraient ses paroles. Il stimulerait notre effort en comprenant nos faiblesses. De plus, j'ai cherché à m'informer concernant la jeune fille et je sais qu'elle est aujourd'hui la clé d'un grand mouvement commercial.

Silas était impressionné par ces clarifications plus que justes. Mais laissant entrevoir ses difficultés à les comprendre intégralement, il ajouta :

Alors, l'incident serait une leçon pour que nous n'entretenions pas de relations avec le plan invisible ?

Comment peux-tu en arriver à une telle conclusion ? - a répondu l'ex-rabbin très

surpris.

Le christianisme sans la prophétie serait un corps sans âme. Si nous fermons la porte de communication avec la sphère du Maître, comment recevoir ses enseignements ? Les prêtres sont des hommes, les temples sont des pierres. Qu'en serait-il de notre tâche sans la lumière du plan supérieur ? Du sol pousse beaucoup d'aliments, mais rien que pour le corps ; pour la nutrition de l'esprit il faut ouvrir les possibilités de notre âme au Très-Haut et compter sur le soutien divin. Pour autant, toute notre activité repose sur les dons reçus. As-tu déjà pensé au Christ sans la résurrection et sans l'échange avec les disciples ? Personne ne pourra fermer les portes qui nous mettent en communication avec le ciel. Le Christ est vivant et jamais il ne mourra. Il a coexisté avec ses amis, après le Calvaire, à Jérusalem et en Galilée; il a apporté une pluie de lumière et une sagesse aux coopérateurs galiléens à la Pentecôte ; il m'a appelé aux portes de Damas ; il a envoyé un émissaire pour la libération de Pierre quand le généreux pêcheur pleurait en prison...

À ces profondes évocations, la voix de Paul avait des intonations merveilleuses. Silas a compris et s'est tu, les yeux pleins de sanglots.

L'incident, néanmoins, allait avoir de plus grandes répercussions, bien au-delà de ce que les apôtres du Maître pouvaient attendre. La pythie ne reçut plus la visite de l'entité qui distribuait des impressions de toute sorte.

En vain, les consultants viciés ont frappé à sa porte. Se voyant privés d'un revenu facile, ceux qui étaient lésés ont fomenté un grand mouvement de révolte contre les missionnaires. La rumeur se répandait que Philippes. en vertu de l'audace du prédicateur révolutionnaire, était privée de l'assistance des Esprits de Dieu. Les fanatiques s'exaltaient. Trois jours plus tard, Paul et Sllas étalent surpris, en pleine place publique, par une attaque du peuple et furent attachés à des troncs très lourds et flagellés sans la moindre compassion. Sous les huées de la foule ignorante, ils se sont soumis avec humilité an supplice. Alors qu'ils saignaient sous les coups de fouet impitoyables, les autorités intervinrent et ils furent conduits en prison, abattus et chancelants. Dans la nuit obscure et pénible, incapables de dormir à cause de leurs cruelles douleurs, les disciples de Jésus sont restés en prières empreintes d'une lumineuse ferveur. Dehors, hurlait l'orage avec des coups de tonnerre terribles et des vents sibilants. Philippes toute entière semblait ébranlée dans ses fondations par la bruyante tempête. Il était plus de minuit et les deux apôtres priaient à voix haute. Les prisonniers voisins, les voyant prier, à l'expression de leur visage semblaient les accompagner. À travers les grilles, Paul les a dévisagés et s'en est difficilement approché. Il se mit alors à prêcher le Royaume de Dieu. Et tout en commentant la tempête imprévue qui s'était abattue sur l'esprit des disciples tandis que Jésus dormait dans la barque, un fait merveilleux toucha les yeux des incarcérés. Les lourdes portes des nombreuses cellules s'ouvrirent sans bruit. Silas est devenu livide. Paul a compris et est sorti à la rencontre de ses compagnons. Il continuait à prêcher les vérités éternelles du Seigneur avec un air impressionnant ; et voyant des dizaines d'hommes à la poitrine hirsute avec de longues barbes, la physionomie taciturne comme s'ils étaient complètement oubliés du inonde, l'apôtre des gentils se mit à parler avec d'autant plus d'enthousiasme de la mission du Christ et demanda que personne n'essaie de fuir. Ceux qui se reconnaissent coupables remercient le Père des bienfaits de la correction ; ceux qui se jugent innocents qu'ils expriment leur joie, car seuls les martyrs du juste peuvent sauver le monde. Les arguments de Paul retenaient l'attention de toute l'assemblée étrange et restreinte. Personne ne chercha à atteindre la porte de sortie et c'est réunis autour de cet inconnu, qui savait si bien parler aux malheureux, que plusieurs parmi eux se sont agenouillés en sanglots se convertissant au Sauveur qu'il annonçait avec bonté et énergie.

À l'aube, une fois la tempête atténuée, le geôlier s'est levé, dérangé par un brouhaha singulier. Voyant les portes ouvertes et craignant pour sa responsabilité, instinctivement, il essaya de se tuer. Mais Paul s'est avancé et l'empêcha de commettre ce geste extrême, lui expliquant ce qui s'était passé. Tous les incarcérés sont retournés humblement à leur cellule. Lucain, le geôlier, se convertit à la nouvelle doctrine. Avant que la clarté diurne n'ait envahi le paysage, plus ému que jamais, il apporta aux apôtres les secours les plus urgents, pensant leurs blessures. Comme il habitait sur les lieux, il conduisit les disciples dans son intérieur domestique, ordonna qu'on leur serve des aliments et du vin réconfortant. Bientôt aux premières heures, les juges de Philippes furent informés des faits. Pleins de crainte, ils ordonnèrent de libérer les prédicateurs ; mais Paul, qui désirait offrir des garanties au service chrétien qui s'initiait dans l'église établie chez Lydie, allégua sa condition de citoyen romain, inspirant plus de respect aux préteurs de Philippes pour les idées du prophète nazaréen. Il refusa l'ordre d'acquittement pour exiger la présence des juges qui comparurent méfiants. L'apôtre leur annonça le Royaume de Dieu et, exhibant ses titres, il les obligea à écouter son discours relatif à Jésus. Ils prenaient ainsi connaissance des travaux évangéliques qui naissaient dans la ville grâce à la coopération de Lydie et il commenta le droit des chrétiens de part le monde. Les préteurs lui présentèrent des excuses, ils garantirent le respect de la paix pour l'église naissante, et, alléguant l'extension de leurs responsabilités devant le peuple, ils demandèrent à Paul et Silas de quitter la ville pour éviter de nouveaux troubles.

L'ex-rabbin était satisfait et une fois de retour à la résidence de la généreuse vendeuse de pourpre, en compagnie de Silas qui reconnaissait sa force sans dissimuler son grand étonnement, il s'est encore attardé quelques jours pour tracer le programme des travaux du nouvel ensemencement de Jésus. Ensuite, il s'est dirigé vers Thessalonique, escaladant tous les coins où il y avait des sites ou des villages dans l'attente de la nouvelle du Sauveur.

Dans ce nouveau centre de débats, ils ont retrouvé Luc et Timothée qui les attendaient inquiets. Les travaux se sont poursuivis très activement. De toute part, les mêmes heurts. Des juifs aux idées préconçues, des hommes de mauvaise foi, des ingrats et des indifférents s'unissaient contre l'ex-docteur de Jérusalem et ses dévoués compagnons.

Paul restait fort et supérieur dans ces moindres affrontements. Des déceptions survenaient, des angoisses sur la place publique, des accusations injustes, des calomnies cruelles, de puissantes menaces tombaient parfois, inopinément, sur le désintérêt divin de leurs oeuvres ; mais le valeureux disciple continuait toujours, serein et ferme à travers les tempêtes, vivant strictement de son travail et obligeant ses amis à en faire autant. Il était indispensable que Jésus triomphe dans les cœurs, là résidait l'essentiel de son programme. Il négligeait tout caprice, faisait passer cette réalité avant tout et la mission se poursuivait entre les douleurs et les terribles obstacles, plus forte et plus victorieuse dans sa divine finalité.

Après d'innombrables combats avec les juifs à Thessalonique, l'ex-rabbin décida de partir pour Bérée. De nouveaux travaux, de nouveaux dévouements et de nouveaux martyres. Les travaux missionnaires, toujours initiés dans la paix, continuaient au prix de luttes extrêmes.

Les juifs rigides de Thessalonique ne manquaient pas dans Bérée. La ville s'agita contre les disciples de l'Évangile, les esprits s'exaltèrent. Luc, Timothée et Silas furent obligés de s'éloigner, déambulant dans les villages avoisinants. Paul fut arrêté et battu. Au prix de grands sacrifices de la part des sympathisants de Jésus, ils lui rendirent sa liberté à condition qu'il se retire dans les plus brefs délais.

L'ex-rabbin a immédiatement accepté. Il savait que derrière lui et à travers ses efforts insensés, il resterait toujours une église domestique qui grandirait à l'infini, encouragée par la miséricorde du Maître afin de proclamer l'excellence de la Bonne Nouvelle.

Il faisait nuit quand ses frères d'idéal réussirent à le transférer de la prison à la voie publique. L'apôtre des gentils voulut savoir comment allaient ses compagnons et fut informé des vicissitudes qui les assaillaient. Il s'est souvenu que Silas et Luc étaient malades, que Timothée devait retrouver sa mère dans le port de Corinthe. Il valait mieux offrir à ses amis une trêve dans le tourbillon des activités rénovatrices. Il ne serait pas juste d'exiger leur coopération quand lui-même ressentait le besoin de se reposer.

Les frères de Bérée insistèrent pour qu'il parte. Ce aérait de la témérité que de provoquer de nouveaux heurts. Ce fut là que Paul décida de mettre en pratique un vieux plan. Il visiterait Athènes satisfaisant un vieil idéal. De nombreuses fois impressionné par la culture hellénique reçue à Tarse, il nourrissait le désir de connaître ses monuments glorieux, ses temples magnifiques, son esprit sage et libre. Quand il était encore très jeune, il avait songé visiter la magnifique ville des anciens dieux, disposé à lui apporter les trésors de sa foi gardés à Jérusalem : il assisterait à des assemblées cultivées et indépendantes et parlerait de Moïse et de sa Loi. Pensant, maintenant, à la réalisation d'un tel projet, il se disait qu'il apporterait une lumière bien plus riche à l'esprit athénien : il annoncerait à la célèbre ville l'Évangile de Jésus. Bien évidemment quand il parlerait sur la place publique, il n'affronterait pas les tumultes si prisés des Israélites. Il savourait déjà le plaisir de parler à la foule sensible aux sujets d'ordre spirituel. Indubitablement, les philosophes attendaient des nouvelles du Christ avec impatience. Ils trouveraient dans ses prêches évangéliques le vrai sens de la vie.

Enthousiasmé par ces espoirs, l'apôtre des gentils se décida à voyager accompagné de quelques amis très fidèles. Arrivés aux portes d'Athènes, ceux-ci prirent le chemin du retour le laissant complètement seul.

Paul pénétra dans la ville pris d'une grande émotion. Athènes exhibait encore de nombreuses beautés extérieures. Les monuments de ses vénérables traditions étaient presque tous debout ; de douces harmonies vibraient au ciel très bleu ; des vallées charmantes étaient tapissées de fleurs et exhalaient des parfums. La grande âme de l'apôtre s'est extasiée à la contemplation de la nature. Il s'est rappelé les nobles philosophes qui avaient respiré ces mêmes airs. Il s'est souvenu des fastes glorieux du passé athénien, se sentant transporté dans un merveilleux sanctuaire. Néanmoins, le passant des rues ne pouvait voir son âme, et de Paul ils ne voyaient à peine que son corps grossier que les privations avaient rendu exotique. Beaucoup de gens le prirent pour un mendiant, un déchet humain perdu dans la grande masse qui arrivait en flux constant de l'Orient déserté. L'émissaire de l'Évangile, dans l'enthousiasme de ses généreuses intentions, ne pouvait percevoir les opinions malencontreuses le concernant. Plein de bonnes intentions, il décida de prêcher sur la place publique, l'après-midi de ce même jour. Il prétendait affronter l'esprit athénien comme il avait déjà affronté les grandeurs matérielles de la ville.

Mais ses efforts furent suivis d'un pénible échec. D'innombrables personnes se sont approchées dans un premier temps ; mais quand ils ont entendu ses références faites à Jésus et à la résurrection, une grande partie des assistants a éclaté d'un rire d'une irritante ironie.

Ce philosophe serait-il un nouveau dieu ? -demanda un passant d'un air moqueur.

Il est bien mal en point pour cela - répondit l'interpellé.

Où a-t-on déjà vu un dieu de la sorte ? - demandait un autre. - Voyez comme ses mains tremblent ! Il semble malade et affaibli. Sa barbe est sauvage et il est plein de cicatrices!...

C'est un fou - s'exclama un ancien avec de grandes présomptions de sagesse. - Ne perdons pas de temps.

Paul a tout entendu, a remarqué la file des désintéressés, indifférents et endurcis qui s'éloignaient, et ressentit un grand froid dans son cœur. Athènes était très loin de ses espoirs. L'assemblée populaire lui avait donné l'impression d'un énorme assemblage de créatures empoisonnées par une fausse culture. Pendant plus d'une semaine, il persévéra à prêcher en public sans résultats appréciables. Personne ne s'intéressait à Jésus et, encore moins, à lui offrir un logement pour une simple question de sympathie. C'était la première fois, depuis qu'il avait initié sa tâche missionnaire qu'il quittait une ville sans avoir fondé une église. Dans les villages les plus rustiques, il apparaissait toujours quelqu'un pour copier les annotations de Lévi, pour commencer le travail évangélique au sein d'un humble foyer. À Athènes personne ne semblait intéressé à la lecture des textes évangéliques. Néanmoins, à force d'insister auprès de quelques personnages importants, il fut conduit à Aréopage pour prendre contact avec les hommes les plus sages et les plus intelligents de l'époque.

Les composants du noble conclave reçurent sa visite avec plus de curiosité que d'intérêt.

L'apôtre pénétrait là grâce à Denys, un homme cultivé et généreux, qui répondait à ses demandes afin d'observer jusqu'où allait son courage dans la présentation de la doctrine inconnue.

Paul commença à impressionner son auditoire aristocratique en faisant allusion au « Dieu inconnu », honoré sur les autels athéniens. Sa parole vibrante présentait de singulières nuances ; les images étaient plus riches et belles que celles enregistrées par l'auteur des Actes. Denys lui-même était admiratif. L'apôtre se révélait très différent de celui qu'il avait vu sur la place publique. Il parlait avec une grande noblesse, avec emphase, les images se revêtaient de couleurs extraordinaires ; mais quand il se mit à parler de la résurrection, il y eut un murmure fort et prolongé. L'assistance riait ouvertement, les moqueries acerbes pleuvaient. L'aristocratie intellectuelle athénienne ne pouvait faire abstraction de ses préjugés scientifiques.

Les plus ironiques quittaient l'enceinte avec des éclats de rire sarcastiques, tandis que les plus modérés, par considération pour Denys, se sont approchés de l'apôtre avec des sourires intraduisibles, déclarant qu'ils l'entendraient volontiers une autre fois quand il ne se permettrait pas de commenter des sujets de fiction.

Paul en fut bien naturellement désolé. À ce moment-là, il ne pouvait en conclure que la fausse culture trouverait toujours, dans la véritable sagesse, une expression des choses imaginaires et sans aucun sens. L'attitude d'Aréopage ne lui permettait pas d'aller jusqu'au bout. Bientôt la somptueuse enceinte était presque silencieuse, l'apôtre se dit qu'il serait préférable d'affronter le tumulte des juifs. Là où il y avait de la lutte, il y aurait toujours des fruits à récolter. Les discussions et les heurts représentaient très souvent l'effervescence de la terre spirituelle pour la semence divine. Alors qu'en ces lieux, il avait trouvé la froideur de la pierre. Le marbre des colonnes magnifiques lui avait immédiatement donné une image de la situation. La culture athénienne était belle et très soignée, elle impressionnait par son aspect extérieur magnifique, mais elle était froide et portait la rigidité de la mort intellectuelle.

Seul Denys, une jeune femme du nom de Damaris et quelques serviteurs du palais étaient restés à ses côtés, extrêmement contrariés, bien qu'enclins à sa cause.

Malgré sa déception, Paul de Tarse faisait son possible pour dissiper le nuage de tristesse qui planait sur tout le monde, en commençant par lui-même. Il a esquissé un sourire de résignation et fit quelques remarques avec bonne-humeur. L'admiration de Denys pour les puissantes qualités spirituelles de cet homme d'une apparence fragile, aussi énergique et soucieux de ses convictions, s'en est encore sentie davantage renforcée.

Avant de se retirer, Paul a parlé de la possibilité de fonder une église, même dans le cadre d'un humble sanctuaire domestique où serait étudié et commenté l'Évangile. Mais ceux qui étaient là n'ont pas été avares d'excuses et de prétextes. Denys a affirmé qu'il déplorait ne pas être en mesure de soutenir un tel engagement, étant donné l'angoisse régnante de l'époque; Damaris a allégué des empêchements domestiques ; les serviteurs d'Aréopage, un à un, ont manifesté des difficultés extrêmes. L'un était très pauvre, l'autre incompris, et Paul reçut tous ces refus en gardant une singulière expression physionomique, comme le semeur qui ne se voit entouré que de pierres et d'épines.

L'apôtre des gentils est reparti avec sérénité. Mais dès qu'il fut seul, il pleura copieusement. À qui attribuer ce pénible échec ? Il ne put comprendre sur le coup qu'Athènes souffrait d'empoisonnements intellectuels séculaires, et, se supposant abandonné par les énergies du plan supérieur, l'ex-rabbin a laissé libre cours à son terrible découragement. Il ne pouvait se résoudre à la froideur générale, d'autant que la nouvelle doctrine ne lui appartenait pas mais était celle du Christ. Quand il ne pleurait pas pour sa propre douleur, il pleurait pour le Maître, se disant que lui, Paul, n'avait pas su correspondre à l'attente du Sauveur.

Pendant plusieurs jours, il ne réussit pas à se défaire du nuage d'inquiétudes qui avait assombri son âme, mais s'en remettait finalement à Jésus et suppliait sa protection pour les grandes tâches de sa vie.

Dans cette nuée d'incertitudes et d'amertumes, l'aide du Maître est apparue à l'apôtre bien-aimé. Timothée est arrivé de Corinthe, chargé de lui apporter de bonnes nouvelles.

LES ÉPÎTRES

Le petit-fils de Loïde apportait à l'ex-rabbin plusieurs nouvelles réconfortantes. Il avait déjà installé les deux femmes en ville et était porteur de quelques ressources. Il lui parla du développement de la doctrine chrétienne dans la vieille capitale de l'Achaïe. Paul lui fut plus particulièrement reconnaissant de l'informer que Timothée avait rencontré Aquiles et Prisca. Deux êtres qui lui furent solidaires lors des difficultés extrêmes vécues dans le désert et qui travaillaient maintenant à Corinthe pour la gloire du Seigneur. Il en était vraiment enchanté. En plus des nombreuses raisons personnelles qui l'appelaient en Achaïe - comme les souvenirs indélébiles de Jeziel et d'Abigail - le désir d'étreindre le couple ami était aussi un motif décisif à son départ immédiat.

Le valeureux prêcheur quittait Athènes plutôt déçu. L'échec dû à la culture grecque obligeait son esprit curieux à des analyses plus désolantes. Il commençait à comprendre pourquoi le Maître avait préféré la Galilée avec ses coopérateurs humbles et simples de cœur ; il appréhendait mieux la raison de la parole franche du Christ sur le salut et s'expliquait sa prédilection naturelle pour les désertés par la chance.

Timothée remarqua sa singulière tristesse et chercha en vain à le convaincre de l'utilité de continuer par la mer car ce serait plus facile par le Pirée. Mais il voulut à tout prix partir à pied et visiter les sites isolés en chemin.

Pourtant. J'ai l'impression que vous êtes malade -objecta le disciple, essayant de l'en dissuader. - Ne serait-il pas plus raisonnable de vous reposer ?

Se rappelant les découragements éprouvés, l'apôtre souligna :

Tant que nous pouvons travailler, nous devons voir dans le travail un élixir à tous les maux. De plus, il est juste de profiter du temps et de l'occasion.

Je pense néanmoins - lui dit son jeune ami - , que vous pourriez repousser un peu...

Repousser pourquoi ? - a répliqué l'ex-rabbin faisant son possible pour se défaire des peines d'Athènes. - J'ai toujours eu la conviction que Dieu est pressé de voir le service bien fait. Si cela est une caractéristique de nos activités mesquines dans les choses de ce monde, comment reporter ou manquer aux devoirs sacrés de notre âme envers le Tout- Puissant ?

Le jeune homme a réfléchi à l'exactitude de ces allégations, puis se tut. Ils ont parcouru ainsi plus de soixante kilomètres en quelques jours de marche qui furent interrompus de prêches. À cette tâche parmi les humbles populations, Paul de Tarse se sentait un peu consolé. Les hommes de la campagne reçurent la Bonne Nouvelle avec une plus grande joie et plus de compréhension et c'est ainsi que de petites églises domestiques furent fondées non loin du golfe de Saron.

Porté par les doux souvenirs d'Abigail, il a traversé l'isthme et a pénétré dans la ville mouvementée et bruyante. Après avoir étreint Loïde et Eunice qui vivaient dans une maisonnette du port de Cenchrées, il voulut voir ses vieux amis de F« oasis de Dan ».

Leurs retrouvailles furent empruntes d'une joie infinie. Aquiles et sa compagne ont longuement parlé des services évangéliques auxquelles ils avaient été appelés pour la miséricorde de Jésus. Les yeux brillants comme s'ils avaient vaincu une grande bataille, ils ont raconté à l'apôtre qu'ils avaient pu réaliser leur souhait de rester à Rome pendant quelques temps. Comme d'humbles tisserands, ils avaient habité une vieille demeure en ruine à Trastevere et avaient d'abord prêché l'Évangile dans l'ambiance même des pompes césariennes. Les juifs avaient vraiment déclaré la guerre aux nouveaux principes. Depuis la première attaque de la Bonne Nouvelle, ils avaient produit de grands tourments dans le « ghetto » du quartier pauvre et abandonné. Prisca raconta comment un groupe d'Israélites violents avaient brusquement envahi sa chambre pendant la nuit avec des instruments de flagellation et de punition. Son mari s'était attardé à l'atelier et n'avait pu l'empêcher de souffrir des impitoyables coups de fouet. Ce ne fut que bien plus tard qu'elle fut secourue par Aquiles qui la trouva baignée de sang. L'apôtre tarsien exultait. Il raconta à son tour les douleurs vécues de toute part au nom de Jésus-Christ. Tels des titres éternels de gloire, ces martyres étaient présentés comme des faveurs offertes à Jésus, car celui qui aime est anxieux de donner quelque chose et ceux qui aiment le Maître se sentent extrêmement heureux de souffrir par dévouement en son nom.

Désireux de retrouver la sérénité de ses réalisations actives et d'oublier la froideur athénienne, Paul évoqua avec Aquiles et sa femme son projet de fonder une église à Corinthe. Immédiatement, ceux-ci se mirent à sa disposition. Acceptant leur offre généreuse et pour s'occuper quotidiennement de cette mission, l'ex-rabbin vint habiter en leur compagnie.

Corinthe était une suggestion permanente de souvenirs chers à son cœur. Sans informer ses amis des réminiscences qui bouillonnaient dans son âme sensible, il voulut revoir les sites auxquels Abigail se rapportait toujours avec enthousiasme. Discrètement, il localisa la région où devait avoir existé le petit site du vieux Jochedeb, maintenant incorporé à l'immense quantité de propriétés des héritiers de Licinius Minucius. Puis, il alla voir la vieille prison d'où sa fiancée avait pu échapper aux criminels qui avalent assassiné son père et asservi son frère. Dans le port de Cenchrées d'où Abigail était partie un jour pour conquérir son cœur sous les desseins supérieurs et immuables de l'Éternel, il médita longuement.

Paul se livra corps et âme aux rudes services. Le labeur actif des mains lui apportait le doux oubli d'Athènes. Comprenant le besoin d'une période de calme, il induit Luc à se reposer à Troas puisque Timothée et Silas y avaient trouvé un travail comme caravaniers.

Mais avant de reprendre les prédications, des émissaires venus de Thessalonique, de Bérée et d'autres points de la Macédoine où avait été fondée leur église bien-aimée arrivèrent à Corinthe. Les communautés avaient des sujets urgents à traiter qui exigeaient de délicates interventions de leur part. Se sentant en difficulté pour répondre à tout le inonde avec la promptitude nécessaire, il dut rappeler Silas et Timothée pour coopérer. Profitant des opportunités liées à leur profession, tous deux pourraient contribuer de manière efficace à la solution des problèmes imprévisibles.

Encouragé par le soutien de ses amis, Paul fit un discours dans la synagogue pour la première fois. Sa parole vibrante eut un succès extraordinaire. Des Juifs et des Grecs parlèrent de Jésus avec enthousiasme. Le tisserand fut invité à poursuivre ses commentaires religieux toutes les semaines. Mais dès qu'il se mit à aborder les relations existantes entre la Loi et l'Évangile, les heurts resurgirent. Les Israélites ne toléraient pas la supériorité de Jésus sur Moïse et s'ils considéraient le Christ comme un prophète de la race, ils ne l'acceptaient pas comme un Sauveur. Paul releva les défis mais ne réussit pas à dissuader des cœurs aussi endurcis. Pendant plusieurs samedis, les discussions se prolongèrent jusqu'au jour où le verbe enflammé et sincère de l'apôtre critiqua les erreurs pharisiennes avec véhémence et l'un des principaux chefs de la synagogue l'intima avec rudesse :

Tais-toi, discoureur impudent ! La synagogue a toléré ton imposture avec une très grande patience, mais au nom de la majorité, j'ordonne que tu t'en ailles pour toujours ! Nous ne voulons rien savoir de ton Sauveur exterminé comme les chiens de la croix !...

En entendant des expressions aussi méprisantes à l'égard du Christ, l'apôtre ressentit les larmes lui monter aux yeux. Il a longuement réfléchi à la situation et a répliqué :

Jusqu'à présent, dans Corinthe, j'ai cherché à dire la vérité au peuple élu de Dieu pour la garantie sacrée de l'unité divine ; mais si vous ne l'acceptez pas aujourd'hui, je chercherai à guérir les gentils !... Les malédictions injustes lancées à Jésus-Christ retomberont sur vous !...

Quelques Israélites plus exaltés voulurent l'agresser, provoquant le tumulte. Mais un Romain de nom Titus Justus présent à l'assemblée et qui, depuis la première prédication, s'était senti fortement attiré par la puissante personnalité de l'apôtre, s'est approché et lui a tendu des bras amicaux. Paul a pu sortir Indemne de l'enceinte, s'acheminant vers la résidence de son bienfaiteur qui mit à sa disposition tous les éléments nécessaires à l'organisation d'une église active.

Le tisserand était radieux. C'était la première conquête pour une fondation définitive.

Avec l'aide de tous les sympathisants de l'Évangile, Tite Justus acquit une maison pour initier les services religieux. Aquiles et Prisca en furent les principaux collaborateurs avec Loïde et Eunice et mirent à exécution les programmes tracés par Paul conformément à la chère organisation d'Antioche.

L'église de Corinthe se mit alors à produire les fruits les plus riches de spiritualité. La ville était célèbre pour sa débauche, mais l'apôtre avait l'habitude de dire que c'est des bourbiers que naissent très souvent, les plus beaux lys ; et comme là où il y a beaucoup de péchés, il y a beaucoup de remords et de souffrances, dans de telles circonstances, la communauté a grandi jour après jour rassemblant les croyants les plus divers qui arrivaient soucieux d'abandonner cette Babylone incendiée par les vices.

Avec la présence de Paul, l'église de Corinthe acquérait une singulière importance et presque quotidiennement arrivaient des émissaires des régions les plus lointaines. C'étaient des porteurs de Galatie qui demandaient de l'aide pour les églises de Pisidie ; des compagnons d'Iconie, de Lystre, de Thessalonique, de Chypre, de Jérusalem. Autour de l'apôtre s'est formé un petit collège de partisans, de travailleurs permanents qui coopéraient avec lui aux moindres activités. Paul, néanmoins, s'inquiétait beaucoup. Les sujets étaient aussi urgents que variés. Il ne pouvait oublier ses objectifs ; il avait assumé de lourds engagements avec les frères de

Corinthe ; il ne devait oublier la collecte destinée à Jérusalem ; il ne pouvait mépriser les communautés précédemment fondées. Peu à peu, il comprit qu'il ne suffisait pas d'envoyer des émissaires. Les demandes pleuvaient de tous les sites par où il avait déambulé portant les bénéfices de la Bonne Nouvelle. Les frères aimants et confiants comptaient sur sa sincérité et son dévouement, l'obligeant à ardemment se battre.

Se sentant incapable de répondre à tous les besoins en même temps et profitant un jour du silence de la nuit alors que l'église était déserte, le dévoué disciple de l'Évangile supplia Jésus, les larmes aux yeux, que les aides nécessaires à l'accomplissement intégral de sa tâche ne lui fassent pas défaut.

Une fois terminée la prière, il se sentit enveloppé d'une douce clarté et eut la claire impression de recevoir la visite du Seigneur. À genoux, éprouvant une indicible émotion, il entendit un avertissement serein et affectueux :

N'aie pas peur - disait la voix -, continue à enseigner la vérité et ne te tais pas car je suis avec toi.

L'apôtre a laissé libre cours aux larmes qui coulaient de son cœur. Cette attention aimante de Jésus, cette exhortation en réponse à son appel pénétrait son âme comme des vagues caressantes. La joie du moment compensait toutes les douleurs et souffrances du chemin. Désireux de profiter de l'inspiration sacrée de ce moment furtif, il réfléchit aux difficultés qu'il avait à répondre aux différentes églises fraternelles. Cela suffit pour que la voix extrêmement douce continue :

Ne t'inquiète pas des besoins du service. Il est bien naturel que tu ne puisses assister personnellement tout le monde en même temps. Mais il est possible de tous les satisfaire, simultanément, par les pouvoirs de l'esprit.

Il voulut découvrir le juste sens de cette phrase mais n'y parvint pas.

Alors la voix continua avec douceur :

Tu pourras résoudre le problème en écrivant à tous les frères en mon nom ; ceux de bonne volonté sauront comprendre parce que la valeur de la tâche n'est pas dans la présence personnelle du missionnaire, mais dans le contenu spirituel de son verbe, de son exemple et de sa vie. Désormais, Etienne restera plus prêt de toi, te transmettant mes pensées, et le travail d'évangélisation pourra s'élargir dans l'intérêt des souffrances et des besoins du monde.

L'ami dévoué des gentils vit que la lumière s'éteignait ; le silence à nouveau régna entre les murs simples de l'église de Corinthe, mais comme s'il avait bu l'eau divine des clartés éternelles, il conservait son Esprit plongé dans une joie intraduisible. Il reprendrait la tâche avec plus de ténacité, enverrait aux communautés les plus lointaines des nouvelles du Christ.

Et effectivement, le lendemain, des porteurs de Thessalonique arrivèrent avec des nouvelles très désagréables. Les juifs avaient réussi à éveiller au sein de l'église d'étranges doutes et de nouveaux conflits. Timothée corroborait ces faits avec des commentaires personnels. Ils demandaient la présence de l'apôtre de toute urgence, mais celui-ci décida de mettre en pratique la suggestion du Maître, et se rappelant que Jésus lui avait promis d'associer Etienne à la divine tâche, il jugea bon ne pas devoir agir seul. Il fit donc appel à Timothée et à Silas pour écrire la première de ses célèbres épîtres.

C'est ainsi que commença la circulation de ces lettres immortelles dont l'essence spirituelle venait de la sphère du Christ à travers la contribution aimante d'Etienne -accompagnateur dévoué et fidèle de celui qui s'était proclamé, dans sa jeunesse, comme le premier persécuteur du christianisme.

Percevant l'esprit élevé de coopération de toutes les oeuvres divines, Paul de Tarse n'aspira jamais à écrire seul. Dans ces moments, il cherchait à s'entourer des compagnons les plus dignes, s'aidait de leurs inspirations, conscient du fait que lorsque le messager de Jésus ne trouvait pas dans ses qualités sentimentales les facultés précises pour transmettre les desseins du Seigneur, il trouverait en ses amis les ressources appropriées.

Dès lors, les lettres aimées et célèbres, véritable trésor de vibrations d'un monde supérieur, étaient copiées et entendues de toute part. Ainsi donc Paul n'a jamais plus cessé d'écrire, ignorant cependant que ces documents sublimes, écrits très souvent à l'heure d'angoisses extrêmes, ne se destinaient pas à une église particulière mais à la chrétienté universelle. Les épîtres eurent rapidement du succès. Pour leur contenu plein de consolations, les frères se les disputaient dans les coins les plus humbles. En recevant les premières copies à Jérusalem, Simon Pierre lui-même réunit la communauté et les lisant, ému, il déclara que les lettres du converti de Damas devaient être interprétées comme des lettres du Christ aux disciples et aux partisans, affirmant encore, qu'elles marquaient une nouvelle période lumineuse dans l'histoire de l'Évangile.

Profondément réconforté, l'ex-docteur de la Loi chercha à enrichir l'église de Corinthe de toutes les expériences acquises à l'institution antiochienne. Les chrétiens de la ville vivaient dans un océan de joies indéfinissables. L'église possédait son service d'assistance à ceux qui avaient besoin de pain, de vêtements ou de remèdes. De vénérables petites vieilles se relayaient à la sainte tâche de s'occuper des plus démunis. Quotidiennement le soir, des réunions avalent lieu pour commenter un passage de la vie du Christ. Puis lors de la prédication principale et selon les manifestations de chacun, le silence se faisait afin de réfléchir à ce qu'ils recevaient du ciel A travers les prédictions faites. Ceux qui n'avalent pas de don de prophéties possédaient des facultés guérisseuses dont profitaient les malades dans une salle toute proche. La médiumnité évangélisée des temps modernes est le prophétisme des églises apostoliques.

Comme cela arrivait parfois à Antioche, des petites discussions surgissaient sur des points d'interprétation plus urdus que Paul s'empressait de calmer, préservant ainsi lu fraternité édifiante.

À la fin des travaux de chaque soir, une prière fervente et sincère désignait l'heure du

repos.

L'institution progressait à vue d'œil. S'alliant à la générosité de Titus Justus, d'autres Romains fortunés se rapprochèrent de l'Évangile enrichissant ainsi l'organisation de nouvelles possibilités. Les pauvres Israélites trouvaient dans l'église un foyer généreux où Dieu se manifestait à eux dans des démonstrations de bonté, à l'inverse des synagogues où, au lieu du pain pour assouvir leur faim vorace, du baume pour apaiser les plaies du corps et de l'âme, us ne trouvaient dans son enceinte que l'âpreté des règles tyranniques sur les lèvres des prêtres sans miséricorde.

Irrités par le succès inégalable de l'entreprise de Paul de Tarse qui se trouvait en ville depuis déjà un an et demi, ayant fondé un abri parfait pour les « fils du Calvaire », les juifs de Corinthe conspirèrent un terrible courant de persécution contre l'apôtre. La synagogue se vidait. Il fallait détruire la cause de son discrédit social. L'ex-rabbin de Jérusalem paierait très cher l'audace de la propagande du Messie nazaréen au détriment de Moïse.

Le proconsul de l'Achaïe dont la résidence se trouvait à Corinthe, un Romain généreux et illustre avait pour habitude d'agir conformément à la justice dans la vie publique. Frère de Sénèque, Junius Gallion était un homme d'une grande bonté et d'une éducation soignée. La procédure initiée contre l'ex-rabbin arriva entre ses mains sans que Paul en ait la moindre connaissance et le nombre des accusations portées par les Israélites était si grand que l'administrateur fut contraint de faire emprisonner l'apôtre pour procéder à l'enquête initiale. Immédiatement, la synagogue sollicita que la tâche de conduire l'accusé au tribunal lui soit déléguée. Loin de connaître les mobiles de cette demande, le proconsul accorda l'autorisation requise, décidant de la comparution des intéressés à l'audience publique du lendemain.

En possession de l'ordre, les Israélites les plus exaltés décidèrent d'arrêter Paul la veille, à un moment où ce fait pouvait scandaliser toute la communauté.

Dans la soirée, à l'heure exacte où l'ex-rabbin pris d'une profonde inspiration commentait l'Évangile, le groupe armé s'est posté devant la porte alors que quelques juifs des plus éminents se sont dirigés à l'intérieur.

Paul a écouté la sentence d'emprisonnement avec une extrême sérénité. Il n'en fut pas de même pour l'assemblée. Il y eut un grand tumulte dans l'enceinte.

Quelques jeunes plus exaltés ont éteint les torches, mais l'apôtre valeureux dans un appel solennel et émouvant s'est écrié :

Frères, voudriez-vous le Christ sans témoignage par hasard ?

La question a résonné dans l'enceinte retenant tous les souffles. Toujours serein, l'ex- rabbin a ordonné que l'on allume la lumière et tendant ses poignets aux juifs stupéfaits, il dit sur un ton inoubliable :

Je suis prêt !...

L'un des membres du groupe dépité par cette supériorité spirituelle s'est avancé et lui a donné un coup de fouet en plein visage.

Quelques chrétiens ont protesté, les porteurs de l'ordre de Gallion ont répondu avec rudesse, mais le prisonnier, sans démontrer la moindre révolte, a clamé à voix haute :

Frères, réjouissons-nous en le Christ Jésus. Restons calmes et joyeux parce que le Seigneur nous a jugé dignes !...

Une grande sérénité se fit alors dans l'assemblée. Plusieurs femmes pleuraient tout bas. Aquiles et sa femme ont adressé à l'apôtre un inoubliable regard et la petite caravane s'est dirigée vers la prison dans l'ombre de la nuit. Jeté au fond d'un cachot humide, Paul fut attaché au tronc du supplice et dut supporter la flagellation des trente-neuf coups de fouet.

Lui-même était surpris. Une paix sublime baignait son cœur de douces consolations. Bien que se sentant seul entouré de cruels persécuteurs, il ressentait une nouvelle confiance en Jésus. Dans ces conditions, les flagellations impitoyables ne lui faisaient pas mal et c'était en vain que les bourreaux cherchaient à torturer son esprit ardent avec des insultes et des railleries. Dans l'épreuve dure et pénible, il comprit joyeusement qu'il avait atteint la région de la paix divine du monde intérieur que Dieu accorde à ses fils après les luttes acerbes et incessantes supportées à la conquête d'eux-mêmes. D'autres fois, l'amour pour la justice l'avait conduit à des situations passionnées, à des désirs mal contenus, à d'âpres polémiques ; mais là, à affronter les coups de fouet qui tombaient sur ses épaules à demi nues, ouvrant des sillons sanglants dans un souvenir plus vif du Christ, il avait l'impression d'arriver à ses bras miséricordieux après des randonnées terribles et amères depuis l'heure où il était tombé aux portes de Damas sous une tempête de larmes et de ténèbres. Plongé dans ces pensées sublimes, Paul de Tarse vécut alors sa première grande extase. Il n'entendait plus les sarcasmes des bourreaux inflexibles, il sentait que son âme se dilatait à l'infini, vivait des émotions sacrées d'un indéfinissable bonheur. Un délicieux sommeil anesthésia son cœur et ce ne fut qu'à l'aube qu'il revint à lui de son doux repos. Le soleil lui rendait visite, joyeux, à travers les barreaux. Le valeureux disciple de l'Évangile s'est relevé frais et dispos, réajusta ses vêtements et attendit patiemment.

Ce ne fut qu'après midi que trois soldats sont descendus au cachot des disciplines judaïques, retirer le prisonnier pour le conduire en présence du proconsul.

Paul a comparu à la barre du tribunal empreint d'une immense sérénité. L'enceinte était pleine d'Israélites exaltés, mais l'apôtre a remarqué que l'assemblée se composait en majorité de Grecs à la physionomie sympathique, beaucoup parmi eux étaient des connaissances personnelles des travaux d'assistance réalisés dans l'église.

Conscient de sa position, Junius Gallion s'est assis sous le regard anxieux des spectateurs pleins d'intérêt.

Conformément à la coutume, le proconmi! devait entendre les parties en litige avant de prononcer tout jugement, en dépit des plaintes et de« accuNtUlon» enregistrées.

L'un des personnages les plus éminents de la synagogue, du nom de Sosthène, s'exprimerait au nom des juifs ; mais comme le représentant de l'église de Corlnlhr n'apparaissait pas pour la défense de l'apôtre, l'autorité demanda l'exécution immédiate de la sentence. Très surpris, Paul de Tarse suppliait intimement Jésus d'être If protecteur de sa cause quand s'est présenté un homme qui était disposé à se prononcer au nom de l'Église. C'était Titus Justus, le généreux Romain qui ne dédaignait pas l'occasion du témoignage. Un fait inattendu survint à cette occasion. Les Grecs de l'assemblée éclatèrent en une tempête d'applaudis sements.

Junius Gallion demanda aux plaignants d'initier les déclarations publiques nécessaires.

Sosthène se mit à parler, soutenu de toute évidence par les juifs présents. Il accusait Paul de blasphémateur, de déserteur de la Loi, de sorcier. Il s'est rudement rapporté à son passé et raconta aussi que ses parents eux-mêmes l'avaient abandonné. Le proconsul écoutait attentif mais ne cessait de conserver une curieuse attitude. Sans prêter attention à la stupéfaction générale, il gardait son index de la main droite comprimé sur son oreille. Ceux qui appartenaient à la synagogue étaient en majorité déconcertés par ce geste. Pour finir son allocution aussi passionnée qu'injuste, Sosthène interrogea l'administrateur d'Achaïe concernant son attitude qui exigeait une clarification, afin de ne pas être prise pour de la déconsidération.

Très calmement, Gallion a répondu avec humour :

Il me semble que je ne suis pas ici pour justifier de mes actes personnels mais pour répondre aux impératifs de la justice. En conséquence, conformément au code de la fraternité humaine, je déclare qu'à mon avis tout administrateur ou juge d'une cause étrangère devra réserver une oreille pour l'accusation et l'autre pour la défense.

Tandis que les juifs fronçaient les sourcils extrêmement déconcertés, les Corinthiens riaient avec plaisir. Paul lui-même trouva particulièrement amusante la confession du proconsul et ne put masquer le sourire bienveillant qui a soudain illuminé son visage.

Une fois l'incident humoristique passé, Titus Justus s'est approché et a parlé succinctement de la mission de l'apôtre. Ses paroles obéissaient au large souffle d'inspiration et étaient d'une grande beauté spirituelle. En entendant l'histoire du converti de Damas des lèvres d'un compatriote, Junius Gallion s'est senti impressionné et ému. De temps en temps, les Grecs éclataient en de frénétiques applaudissements remplis de satisfaction. Les Israélites ont compris qu'ils perdaient petit à petit du terrain.

À la fin des travaux, le chef politique de l'Achaïe a pris la parole pour conclure qu'il ne voyait aucun crime chez le disciple de l'Évangile et avant toute accusation injuste, les juifs devaient examiner l'œuvre généreuse de l'église de Corinthe car à son avis les principes Israélites n'avaient pas été offensés. Il ajouta que la seule controverse des propos ne justifiait pas des violences et conclut à la frivolité des accusations tout en déclarant ne pas désirer assumer la fonction déjuge pour un sujet de cette nature.

Chaque conclusion formulée était bruyamment applaudie par les Corinthiens.

Quand Junius Gallion déclara que Paul pouvait se considérer libre, les acclamations tournèrent au délire. L'autorité recommanda que le retrait des personnes présentes se fasse dans l'ordre, mais les Orées ont attendu la descente de Sosthène et quand est apparue la figure solennelle du « maître » ils l'ont attaqué sans pitié. Un énorme tumulte eut lieu tout le long de l'escalier qui séparait le tribunal de la voie publique. Angoissé, Titus Justus s'est approché du proconsul et lui demanda d'intervenir. Gallion, néanmoins, qui se préparait a rentrer chez lui, adressa à Paul un regard de sympathie et ajouta calmement :

Ne nous inquiétons pas. Les juifs sont habitués à ces tumultes. Si moi en tant que juge, j'ai protégé une oreille, il me semble que Sosthène devrait protéger tout son corps en sa qualité d'accusateur.

Et il s'est dirigé vers l'intérieur du bâtiment dans une attitude impassible. C'est alors que Paul, apparaissant en haut de l'escalier, s'est écrié :

Frères, calmez-vous par amour pour le Christ !...

Cette exhortation est tombée de plein fouet sur la foule nombreuse et arrêta le désordre. L'effet fut immédiat. Les rumeurs et les insultes cessèrent. Les derniers opposants figèrent leurs bras menaçants. Le converti de Damas intervint empressé pour secourir Sosthène dont le visage saignait déjà. Conformément à la demande de Paul, l'accusateur implacable du jour fut reconduit avec grands soins à sa résidence par les chrétiens de Corinthe.

Grandement dépités par cet échec, les Israélites de la ville projetèrent de nouvelles attaques, mais l'apôtre décida de réunir la communauté de l'Évangile et déclara vouloir partir pour l'Asie afin de répondre aux appels insistants de Jean18 et fonder définitivement l'église d'Éphèse.

18 Jean a Initié ses activités dans l'église mixte d'Éphèse très tôt, bien qui ne se détachant pas de Jérusalem. - (Note d'Emmanuel)

Amicalement, les Corinthiens ont protesté cherchant à le retenir, mais l'ex-rabbin a exposé avec fermeté l'utilité de ce voyage et leur dit qu'il prendrait très bientôt le chemin du retour. Tous les coopérateurs de l'église étaient désolés. Principalement Phoebé, une remarquable collaboratrice des efforts apostoliques à Corinthe qui ne réussissait pas à cacher les larmes qui étouffaient son cœur. Le dévoué disciple de Jésus lui fit comprendre que l'église était fondée et qu'elle ne requérait maintenant que l'attention et l'affection des compagnons. Il ne serait pas juste, à son avis, d'affronter à nouveau la colère des Israélites, il lui semblait plus raisonnable d'attendre que l'œuvre du temps se fasse pour les réalisations à venir.

Un mois plus tard, il était parti en direction d'Éphèse, emmenant avec lui Aquiles et son épouse qui étaient disposés à l'accompagner.

En quittant la ville, sa pensée restait tournée vers le passé, vers les espoirs de bonheur terrestre que les années avaient absorbés. Il avait visité les lieux où Abigail et son frère avaient joué dans leur enfance, s'était saturé de souvenirs doux et inoubliables et au port de Cenchrées, se rappelant du départ de sa fiancée bien-aimée, il s'était rasé la tête, renouvelant ainsi ses vœux de fidélité éternelle conformément aux coutumes populaires de l'époque.

Après un voyage difficile, plein d'incidents pénibles, Paul et ses compagnons arrivèrent à destination.

L'église d'Éphèse affrontait de cruels problèmes. Jean combattait sérieusement pour que l'effort évangélique ne dégénère pas en polémiques stériles, et les tisserands dernièrement arrivés de Corinthe lui prêtèrent main forte lui apportant une coopération essentielle.

Alors qu'il affrontait les juifs à la synagogue lors de discussions échauffées, l'ex-rabbin n'oubliait pas certaines réalisations sentimentales qu'il convoitait depuis longtemps. Avec une délicatesse extrême, il rendit visite à la Mère de Jésus dans sa modeste maisonnette qui donnait sur la mer. Il fut fortement impressionné par l'humilité de cette créature simple et aimante qui ressemblait davantage à un ange portant l'habit d'une femme. Paul de Tarse s'est intéressé à ses tendres récits concernant la nuit de la naissance du Maître. Il enregistra au fond de son cœur ses impressions divines et promit de revenir à la première occasion, afin de rassembler les données indispensables à l'Évangile qu'il prétendait écrire pour les générations de chrétiens à venir. Avec joie, Marie se mit à sa disposition.

Toutefois après avoir coopéré pendant quelque temps à la consolidation de l'église et considérant qu'Aquiles et Prisca se trouvaient bien installés et satisfaits, l'apôtre décida de partir vers de nouveaux horizons. En vain ses frères voulurent l'en dissuader, le suppliant de rester en ville un peu plus longtemps. Il promit de revenir dès que les circonstances le lui permettraient et prétexta devoir aller à Jérusalem, porter à Simon Pierre le fruit des collectes rassemblées pendant des années consécutives sur les lieux qu'il avait parcourus. Le fils de Zébédée, qui connaissait son ancien projet, lui donna raison d'entreprendre ce voyage sans plus tarder.

Comme ils se trouvaient à nouveau à ses côtés, Silas et Timothée lui tinrent compagnie lors de cette nouvelle excursion.

Passant par d'énormes difficultés, mais prêchant toujours la Bonne Nouvelle avec un véritable enthousiasme dévotionnel, ils arrivèrent au port de Césarée où ils restèrent quelques jours pour instruire les intéressés à la connaissance de l'Évangile. De là, ils se sont dirigés à pied vers Jérusalem, distribuant des consolations et des guérisons tout le long du chemin. Arrivés à la capitale du judaïsme, l'ex-pêcheur de Capharnaum les reçut avec une immense joie. Simon Pierre présentait une grande fatigue physique vu les luttes terribles et incessantes affrontées pour que l'église supporte les tempêtes acharnées sans trop d'émoi. Ses yeux, malgré tout, gardaient la même sérénité caractéristique aux fidèles disciples.

Paul lui remit joyeusement la petite fortune dont l'application allait assurer une plus grande indépendance à l'institution de Jérusalem pour le juste développement de l'oeuvre du Christ. Ému, Pierre le remercia et l'embrassa les larmes aux yeux. Les pauvres, les orphelins, les vieux abandonnés et les convalescents auraient désormais une école bénie de travail sanctifiant.

Pierre remarqua aussi que l'ex-rabbin semblait las. Très maigre et particulièrement pâle, les cheveux déjà grisonnants, tout en lui dénonçait l'intensité des luttes endurées. Ses mains et son visage étaient pleins de cicatrices.

Face à cela, l'ex-pêcheur lui a parlé avec enthousiasme de ses épîtres qui se répandaient dans toutes les églises et qui étaient lues avec assiduité. Sa grande expérience des problèmes d'ordre spirituel lui donnait la conviction que ces lettres avaient été écrites sous l'inspiration directe du Maître divin. Paul de Tarse reçut ce commentaire avec émotion vu la spontanéité manifestée par son compagnon. De plus - ajouta Simon avec plaisir -, il ne pouvait être d'élément éducatif d'une portée plus élevée que celui-ci. Il connaissait des chrétiens de Palestine qui gardaient de nombreuses copies du message aux Thessaloniciens. Les églises de Joppé et d'Antipatris, par exemple, commentaient les épîtres phrase après phrase.

L'ex-rabbin ressentit un immense réconfort pour continuer sa lutte rédemptrice.

Après quelques jours, il partit pour Antioche avec quelques disciples. Il se reposa un peu auprès de précieux compagnons, mais sa puissante capacité de travail ne lui permettait pas de plus longs arrêts.

À cette époque, il ne passait pas une semaine sans recevoir un émissaire venant de diverses églises qui se trouvaient dans les endroits les plus retirés. Antioche de Pisidie récapitulait ses difficultés ; Iconie demandait de nouvelles visites ; Bérée suppliait des mesures ; Corinthe manquait d'éclaircissements ; Colosse insistait pour recevoir sa présence au plus vite. Profitant des compagnons présents à cette occasion, Paul de Tarse leur envoyait de nouvelles lettres, répondant à tous avec la plus grande affection. Dans de telles circonstances, l'apôtre des gentils ne fut jamais plus seul dans sa tâche évangélisatrice. Toujours assisté par de nombreux disciples, ses épîtres, qui resteraient pour les générations de chrétiens à venir, sont pour la plupart pleines de références personnelles douces et aimantes.

Une fois son séjour à Antioche terminé, il est retourné à sa ville natale pour y parler des vérités éternelles et réussit à éveiller un grand nombre de tarsiens aux réalités de l'Évangile. Ensuite, il s'est à nouveau enfoncé dans les hauteurs du Taurus pour visiter les communautés de toute la Galatie et de la Phrygie, soulevant l'enthousiasme des compagnons de foi, ce à quoi il passait le plus clair de son temps. Dans cet élan infatigable et incessant, il réussit à recruter de nouveaux disciples de Jésus, distribuant de grands bienfaits dans tous les coins illuminés par sa parole édifiante qui s'accompagnait de faits marquants.

De toute part, les luttes sans trêves, les joies et les douleurs, les angoisses et les amertumes du monde n'arrivaient pas à étouffer ses espoirs en la promesse de Jésus. D'un côté, se trouvaient les rigides Israélites, ennemis entêtés et déclarés du Sauveur ; de l'autre, les chrétiens indécis qui oscillaient entre les besoins personnels et les fausses interprétations. Mais le missionnaire tarsien savait que le disciple sincère doit ressentir les sensations de la « porte étroite » à chaque jour qui passe et ne jamais se laisser guider par le découragement. À tout instant, il renouvelait son intention de tout supporter, d'agir, de faire et de construire pour l'Évangile, entièrement consacré à Jésus-Christ.

Une fois qu'il eut triomphé des luttes, il décida de retourner à Éphèse, désireux de se consacrer au service de l'Évangile d'après les souvenirs de Marie.

Mais il n'y trouva pas Aquiles et Prisca retournés à Corinthe en compagnie d'un certain Apollos qui s'était fait remarquer par sa culture parmi les derniers convertis. Bien qu'il ne prétendit avoir que quelques conversations plus prolongées avec la fille inoubliable de Nazareth, il fut obligé d'affronter une lutte particulièrement sérieuse avec les coopérateurs de Jean. La synagogue avait à cette époque un grand ascendant politique sur l'église de la ville qui menaçait de s'effondrer. L'ex-rabbin perçut le danger et releva le défi sans réserves. Pendant trois mois, il alla discuter à la synagogue à toutes les réunions qui se présentaient. La population, qui était passée par de terribles doutes, semblait peu à peu atteindre une compréhension plus élevée et plus riche de lumières. Un beau jour, alors qu'il multipliait les guérisons merveilleuses, une fois qu'il eut imposé ses mains sur quelques malades, Paul fut encerclé par une clarté Indéfinissable du monde spirituel. Les voix sanctifiées, qui s'étaient manifestées à Jérusalem et à Antioche, ont alors parlé sur la place publique. Ce fait eut une énorme répercussion et donna une plus grande autorité aux arguments de l'apôtre, contredisant ainsi les juifs.

À Éphèse, on ne parlait pas d'autre chose. D'un jour à l'autre, l'ex-rabbin était à l'apogée de la considération. Les Israélites perdaient du terrain sur toute la ligne. Le tisserand profita de l'occasion pour enfoncer des racines évangéliques plus profondes dans les cœurs. En secondant l'effort de Jean, il mit en place dans l'église des services d'assistance aux plus démunis. L'institution s'enrichissait de valeurs spirituelles. Comprenant l'importance de l'organisation d'Éphèse sur toute l'Asie, Paul de Tarse décida d'y prolonger son séjour. Des disciples de Macédoine vinrent se joindre à lui. Aquiles et sa femme revinrent de Corinthe ; Timothée, Silas et Tite quant à eux coopéraient activement en visitant les églises chrétiennes déjà fondées. Ainsi vigoureusement assisté, le généreux apôtre multipliait les guérisons et les bienfaits au nom du Seigneur. En œuvrant pour la victoire des principes du Maître, il avait fait en sorte que beaucoup abandonnent des croyances et des superstitions dangereuses pour se livrer aux bras aimants du Christ.

Ce rythme de travail fécond durait déjà depuis plus de deux ans quand survint un événement qui eut de vastes répercussions parmi les Éphésiens.

La ville vouait un culte très spécial à la déesse Diane. De minuscules statues, des images fragmentaires de la divinité mythologique, des décorations étaient partout présentes dans la vie de tous les jours chez ces populations. Toutefois, les prédications de Paul avaient modifié les préférences du peuple. L'acquisition des images de la déesse n'intéressait plus que quelques-uns. Ce culte qui était très lucratif pour les commerces de l'époque était largement dirigé par un artisan du nom de Déméter. Une protestation véhémente s'initia alors devant les autorités compétentes.

Les victimes alléguaient que la campagne de l'apôtre annihilait les plus belles traditions populaires de la ville notable et florissante. Le culte à Diane venait de leurs ancêtres et méritait un plus grand respect ; en outre, toute une classe d'hommes valides se retrouvait sans travail.

Déméter s'activa. Les artisans se réunirent et payèrent des agitateurs. Ils savaient que Paul parlerait au théâtre dans la soirée du lendemain. Payés par les artisans, les malfaiteurs se mirent à répandre des rumeurs chez les plus crédules. Ils insinuaient que l'ex-rabbin se préparait à investir le temple de Diane afin de brûler les objets du culte. Ils ajoutaient que la bande iconoclaste sortirait du théâtre pour exécuter son sinistre projet. Les esprits se sont irrités. Le plan de Déméter touchait profondément l'imagination des plus simples. La nuit venue, une grande masse populaire s'est postée sur la vaste place dans une attitude d'expectative. La nuit était presque tombée et la foule grandissait toujours. À l'allumage des premières lumières dans le théâtre, les artisans croyaient que l'apôtre s'y trouvait. Avec des imprécations et des gestes menaçants, la foule a avancé lançant des cris furieux mais il n'y avait que Gaïus et Aristarque, des frères venus de Macédoine qui se trouvaient là pour préparer l'ambiance des prédications de la nuit. Tous deux furent arrêtés par les fanatiques. Vérifiant l'absence de l'ex-rabbin, la masse inconsciente s'est acheminée vers la tente d'Aquiles et de Prisca. Mais Paul n'était pas là non plus. Le modeste atelier du couple chrétien fut totalement détruit. Les métiers à tisser furent cassés, des pièces de cuir furent jetées furieusement à la rue. Finalement, le couple fut fait prisonnier, sous les huées impitoyables de la foule exacerbée.

La nouvelle se répandit extrêmement rapidement. La colonne révolutionnaire rassemblait des partisans dans toutes les rues, étant donné son caractère festif. En vain, des soldats ont accouru pour contenir la foule. Les plus grands efforts étaient inutiles. De temps en temps, Déméter apparaissait à une tribune improvisée et s'adressait au peuple empoisonnant les esprits.

Se trouvant chez un ami, Paul de Tarse fut informé des faits graves qui se déroulaient. Sa première impulsion fut d'aller immédiatement à la rencontre des compagnons capturés pour les libérer, mais les frères l'empêchèrent de sortir. Cette pénible nuit resterait gravée dans sa mémoire. Au loin, il entendait crier : - « Grande est la Diane d'Éphèse ! Grande est la Diane d'Éphèse ! » Mais l'apôtre, empêché de force par ses compagnons, dut renoncer à éclairer la masse populaire sur la voie publique.

Ce n'est que très tard dans la nuit que le notable de la ville réussit à parler au peuple, l'incitant à porter sa requête en jugement et à abandonner cette folle intention de faire justice de ses propres mains.

Peu avant minuit, l'assemblée s'est dispersée mais Paul ne répondit à la volonté des autorités qu'après avoir vu Gaïus, Aristarque et le couple de tisserands retenus dans un cachot.

Le lendemain, en compagnie de Jean, le généreux apôtre des gentils alla constater les dommages subis par la tente d'Aquiles. Tout était éparpillé en miettes sur la voie publique. Avec une immense peine Paul pensa à ses amis emprisonnés et dit au fils de Zébédée, les yeux pleins de larmes.

Comme tout cela m'attriste ! Dès les premières heures de ma conversion en Jésus, Aquiles et Prisca ont été mes compagnons de lutte. C'est moi qui devrais souffrir pour eux, pour tout l'amour que je leur dois ; aussi, je ne trouve pas raisonnable qu'ils souffrent à cause de moi.

La cause est du Christ ! - a répondu Jean avec justesse.

L'ex-rabbin a semblé se résigner à ce commentaire et a acquiescé :

Oui, le Maître nous consolera.

Et après avoir longuement réfléchi, il a murmuré :

Nous vivons des luttes incessantes en Asie depuis plus de vingt ans... Maintenant, je dois me retirer sans plus tarder de l'Ionie. Les coups sont venus de tous les côtés. Pour le bien que nous leur voulons, ils nous font tout le mal qu'ils peuvent. Pauvres de nous si nous n'apportions pas les marques du Christ Jésus !

Le valeureux prédicateur, si courageux et si résistant en pleurait ! Jean qui contemplait ses cheveux prématurément blancs s'en aperçut et voulut changer de sujet :

Ne t'en va pas pour l'instant - a-t-il dit sur un ton suppliant -, tu es encore utile ici.

Impossible - a-t-il répondu avec tristesse -, l'agitation des feintes continuera. Tous les frères paieraient cher ma compagnie.

Mais tu ne prétends pas écrire l'Évangile d'après les souvenirs de Marie ? - a demandé doucement le fils de Zébédée.

C'est vrai - a confirmé l'ex-rabbin avec une sérénité amère -, néanmoins, il faut partir. Si je ne reviens plus, j'enverrai un compagnon pour recueillir les annotations requises.

Mais tu pourrais rester avec nous.

Le tisserand de Tarse a regardé son compagnon avec tranquillité et humblement lui expliqua :

Peut-être te trompes-tu. Je suis né pour une lutte sans trêve qui devra prévaloir jusqu'à la fin de mes jours. Avant de rencontrer la lumière de l'Évangile, j'ai agi criminellement bien que porté par le désir sincère de servir Dieu. Très tôt, j'ai échoué dans l'espoir de fonder un foyer. J'étais haï de tous jusqu'à ce que le Seigneur ait pitié de ma misérable situation, m'appelant aux portes de Damas. Alors, s'est établi un abîme entre mon âme et mon passé. Abandonné de mes amis d'enfance, j'ai dû partir dans le désert et recommencer ma vie. De la tribune du Sanhédrin, je suis retourné au métier à tisser lourd et rustique. Quand je suis revenu à Jérusalem, le judaïsme me disait malade et me prenait pour un menteur. À Tarse, j'ai vécu l'abandon de mes parents les plus chers. Ensuite, j'ai recommencé à Antioche la tâche qui me conduisait au service de Dieu. Dès lors, j'ai travaillé sans relâche car de nombreux siècles de service ne suffiraient pas pour payer tout ce que je dois au christianisme. Et je suis parti pour prêcher. J'ai parcouru quantité de villes, j'ai visité des centaines de villages, mais de nulle part je ne suis parti sans passer par des luttes amères. Je suis toujours sorti par la porte des prisons sous le coup des lapidations ou celui des fouets. Lors de mes voyages en mer, j'ai fait plusieurs fois naufrage ; pas même dans le gonflement étroit d'un bateau, j'ai pu éviter les combats. Mais Jésus m'a enseigné la sagesse de la paix intérieure en parfaite communion avec son amour.

Ces paroles étaient dites sur un ton d'humilité si sincère que le fils de Zébédée ne réussit pas à cacher son admiration.

Tu es heureux, Paul - a-t-il dit convaincu -, car tu as compris le programme de Jésus te concernant. Ne souffre pas du souvenir des martyres passés car le Maître a été obligé de quitter ce monde sous les tourments de la croix. Réjouissons-nous des emprisonnements et des souffrances. Si le Christ est parti en saignant de blessures si pénibles, nous n'avons pas le droit de l'accompagner sans cicatrices...

L'apôtre des gentils a prêté une grande attention à ces mots réconfortants et a murmuré:

C'est vrai !...

En outre - a ajouté son compagnon ému -, nous devons compter sur de nombreux calvaires. Si l'Agneau immaculé a souffert sur la croix de l'ignominie, de combien decroix aurons-nous besoin pour atteindre la rédemption ? Jésus est venu au monde par immense miséricorde. Il nous a doucement salués en nous convoquant à une vie meilleure... Maintenant, mon ami, avec les ancêtres d'Israël qui sont sortis des prisons d'Egypte aux prix de sacrifices extrêmes, nous devons fuir l'esclavage des péchés en nous efforçant, en disciplinant notre esprit, afin de nous joindre au Maître conformément à son immense bonté.

Paul a hoché sa tête, pensif, et a ajouté :

Depuis que le Seigneur a daigné me convoquer au service de l'Évangile, je n'ai pas réfléchi à autre chose.

À ce rythme cordial, ils ont parlé pendant longtemps encore, jusqu'à ce que l'apôtre des gentils conclue plus réconforté :

Tout ce que je sais c'est que ma tâche en Orient est achevée. L'esprit de service exige que j'aille au-delà... J'ai l'espoir de prêcher l'Évangile du Royaume, à Rome, en Espagne et chez des peuples moins connus...

Son regard était plein de visions glorieuses et Jean a murmuré humblement :

Dieu bénira ta route.

Il s'est encore un peu attardé à Éphèse et fit son possible en faveur des prisonniers. Il réussit à obtenir leur libération et décida de quitter l'Ionie dans les plus brefs délais. Il était, néanmoins, profondément accablé. Il se disait que les dernières luttes avaient beaucoup diminué ses forces. En compagnie de quelques amis, il s'est dirigé vers Troas où il s'est arrêté quelques jours, édifiant les frères dans la foi. Sa fatigue, pourtant, s'accentuait de plus en plus. Les préoccupations l'irritaient. Il ressentait au fond une profonde désolation que l'insomnie aggravait au quotidien. Paul, qui n'avait jamais oublié la tendresse des frères de Philippes, décida alors d'y trouver un refuge, soucieux de se reposer pendant un temps. L'apôtre fut accueilli avec d'évidentes preuves d'affection et de considération. Les enfants de l'institution redoublèrent leurs démonstrations d'affectueuse tendresse. Une autre surprise agréable l'attendait là : Luc se trouvait accidentellement en ville et vint le saluer. Cette rencontre ranima son esprit abattu. À la vue de son ami, le médecin fut alarmé. Paul lui a semblé extrêmement faible et triste, malgré la foi inébranlable qui nourrissait son cœur et débordait de ses lèvres. Celui-ci expliqua qu'il avait été malade, qu'il avait beaucoup souffert des dernières prédications à Éphèse, qu'il était seul à Philippes après le départ de quelques amis qui l'avaient accompagné et que les collaborateurs les plus fidèles étaient partis pour Corinthe où ils l'attendaient.

Très surpris, Luc a tout entendu calmement et lui a demandé :

Quand partiras-tu ?

Je prétends rester ici deux semaines.

Et après avoir balayé de son regard le paysage, il a conclu presque sur un ton d'amertume :

D'ailleurs, mon cher Luc, je pense que c'est la dernière fois que je me repose à Philippes...

Mais, pourquoi ? Il n'y a pas de raisons pour des pressentiments aussi tristes.

Paul a remarqué l'inquiétude de son ami et s'est dépêché d'effacer ses premières impressions :

Je pense partir pour l'Occident - a-t-il dit avec un sourire.

Très bien ! - a répondu Luc ravi. - Je vais finir ce que j'ai à faire ici et je partirai avec toi pour Corinthe.

L'apôtre s'en réjouit. Il était enchanté de la présence d'un compagnon des plus dévoués. Luc aussi était satisfait à l'idée de l'assister dans son voyage. Avec beaucoup d'efforts, il chercha à dissimuler la pénible impression que la santé de l'apôtre lui avait causée. Très maigre, le visage pâle, les yeux profonds, l'ex-rabbin donnait l'impression d'une grande misère organique. Le médecin, néanmoins, fît son possible pour cacher ses fâcheuses conjectures.

Comme d'habitude durant tout le voyage jusqu'à Corinthe, Paul de Tarse a parlé du projet d'arriver à Rome pour apporter à la capitale de l'Empire le message de l'amour du Christ Jésus. La compagnie de Luc, le changement de paysages revigoraient ses forces physiques. Le médecin lui-même était surpris par la réaction naturelle de cet homme d'une puissante volonté.

En chemin, à travers les prédications occasionnelles du long itinéraire, quelques compagnons plus dévoués se sont Joints à eux.

De retour à Corinthe, l'ex-rabbin a ratifié ses épîtres, a réorganisé avec amour le programme des services de l'église et dans le cercle plus restreint on ne parlait pas d'autre chose que du projet grandiose de visiter Rome, afin d'assister les chrétiens déjà présents dans la ville des Césars à fonder des institutions semblables à celles de Jérusalem, d'Antioche, de Corinthe et de bien d'autres centres plus importants de l'Orient. Pendant cet intervalle de temps, il a ainsi pu restaurer les énergies latentes de son organisme affaibli. Il s'affairait à la tâche, coordonnant sans cesse des idées concernant le programme visé dans la métropole impériale. Il prit de nombreuses dispositions. Il voulut préparer son arrivée en la faisant précéder d'une lettre dans laquelle il récapitulait la doctrine réconfortante de l'Évangile et citait, avec des salutations affectueuses, tous les frères de sa connaissance présents dans l'environnement romain. Aquiles et Prisca étaient retournés d'Éphèse à la capitale de l'Empire dans l'intention de recommencer leur vie. Ce seraient des assistants estimés. À ces fins, Paul employa plusieurs jours à la rédaction du célèbre document qu'il termina par de nombreuses salutations personnelles et générales. C'est alors qu'eut lieu un épisode peu connu des partisans du christianisme. Considérant que tous ses frères et prédicateurs étaient des créatures excessivement occupées aux tâches les plus diverses et que Paul aurait du mal à trouver un porteur pour la célèbre lettre, la sœur du nom de Phoebé, grande coopératrice de l'apôtre des gentils au port de Cenchrées, l'informa qu'elle devait se rendre à Rome en visite chez des parents, et s'offrait volontiers à porter le document destiné à illuminer la chrétienté à venir.

Paul exultait de satisfaction, d'ailleurs partagée par toute la confrérie. L'épître fut finie avec beaucoup d'enthousiasme et de joie. Dès que l'héroïque émissaire fut partie, l'ex-rabbin se réunit avec la petite communauté des chers disciples pour asseoir les bases définitives de la grande excursion. Il leur expliqua d'abord que l'hiver allait commencer, mais que dès que reviendrait le temps de la navigation, il embarquerait pour Rome. Après avoir justifié l'excellence du plan puisque l'Évangile était déjà implanté dans les régions les plus importantes de l'Orient, il demanda à ses fidèles amis de lui dire comment et jusqu'à quel point il leur serait possible de le seconder. Timothée allégua qu'actuellement Eunice ne pouvait offrir ses soins, vu le décès de la vénérable Loïde. Il exposa qu'il devait retourner à Thessalonique et Aristarque devait l'aider. Sopater parla de ses difficultés à Bérée. Quant à Gaïus, il prétendait partir pour Derbé le lendemain. Tychique et Trophime ont avancé le besoin urgent d'aller à Éphèse d'où ils prétendaient partir pour Antioche leur ville natale. Presque tous étaient dans l'impossibilité de participer à l'excursion. Seul Silas affirma pouvoir le faire, quoi qu'il en soit. Bientôt, arriva le tour de Luc qui était resté silencieux jusque là. Il les informa qu'il était prêt et décidé à partager les travaux et les joies de la mission de Rome. De toute l'assemblée, deux seulement pourraient l'accompagner. Très satisfait, Paul s'y est résigné. Silas et Luc lui suffiraient, ils étaient habitués à ses méthodes de propagande et étaient porteurs des plus beaux titres de travail et de dévouement à la cause de Jésus.

Tout allait à merveille, le plan élaboré augurait de grands espoirs quand, le lendemain matin, un pèlerin pauvre et triste est apparu dans Corinthe. Débarqué de l'un des derniers bateaux arrivés du Péloponnèse pour rester ancrés tout le long de l'hiver, il venait de Jérusalem. Il frappa à la porte de l'église et désira immédiatement voir Paul afin de lui remettre une lettre confidentielle. Devant ce singulier messager, l'apôtre fut surpris. Il s'agissait du frère Abdias. Jacques l'avait chargé d'apporter ce message à l'ex-rabbin. Celui-ci le prit et le décacheta nerveusement.

Au fur et à mesure qu'il lisait, il devenait do plus en plus pâle.

Il s'agissait d'un document particulier de la plus haute importance. Le fils d'Alphée confiait à l'ex-docteur de la Loi les pénibles événements qui se déroulaient à Jérusalem. Jacques l'informait que l'église souffrait de nouvelles et très violentes persécutions de la part du Sanhédrin. Les rabbins avaient décidé de remettre en pratique les tortures infligées aux chrétiens. Simon Pierre avait été banni de la ville ». Un grand nombre de confrères étalent l'objet de nouvelles persécutions et martyres. L'église avait été investie par des pharisiens sans scrupules et elle n'avait pas souffert de plus grandes déprédations en vertu du respect que le peuple lui consacrait. Grâce à ses attitudes conciliantes, il avait réussi à calmer les esprits les plus fanatiques, mais le Sanhédrin alléguait le besoin d'un accord avec Paul afin d'octroyer des trêves. L'action de l'apôtre des gentils, incessante et active, avait réussi à planter les graines de Jésus de toute part. De tous côtés, le Sanhédrin recevait des consultations, des réclamations, des nouvelles alarmantes. Les synagogues étaient désertées. Une telle situation exigeait des clarifications. Se basant sur de telles excuses, le plus grand tribunal des Israélites avait lancé de dures attaques contre l'organisation chrétienne à Jérusalem. Jacques contait ces événements avec une grande sérénité et suppliait Paul de Tarse de ne pas abandonner l'église en cette heure de luttes acerbes. Lui, Jacques, était vieux et fatigué. Sans la collaboration de Pierre, il craignait de succomber. Il demandait donc au converti de Damas de venir à Jérusalem affronter les persécutions par amour pour Jésus et clarifier la situation devant les docteurs du Sanhédrin et du Temple. Il pensait qu'il ne pourrait lui arriver aucun mal car l'ex- rabbin saurait mieux que quiconque s'adresser aux autorités religieuses pour que la cause trouve une juste issue. Son voyage à Jérusalem aurait un seul et unique objectif : informer le Sanhédrin comme de nécessaire. Jacques considérait son intervention de la plus haute importance pour sauver l'église de la capitale du judaïsme. Après coup, Paul retournerait tranquille et heureux où bon lui semblerait.

Le message était criblé d'exclamations amères et d'appels véhéments.

Paul de Tarse finit sa lecture et se souvint du passé. De quel droit l'apôtre galiléen lui faisait-il une telle demande ? Jacques s'était toujours placé dans une position antagonique. Malgré sa nature impétueuse, franche, implacable, il ne pouvait le haïr ; mais il ne se sentait pas suffisamment à l'aise avec le fils d'Alphée au point de devenir son compagnon adéquat dans un contexte aussi difficile. Il se retira dans un coin solitaire de l'église où il s'assit et se mit à méditer. Il éprouvait une certaine résistance intime à l'idée de renoncer à son départ pour Rome, malgré le projet formulé à Éphèse aux veilles de la révolte de l'artisan de ne visiter la capitale de l'Empire qu'après avoir fait une nouvelle excursion à Jérusalem. Il consulta donc l'Évangile pour vaincre une si grande perplexité. Il déroula les parchemins et les ouvrit au hasard, il lut alors l'avertissement des annotations de Lévi : - « Accorde-toi promptement avec ton adversaire »19.

(19) Matthieu, chapitre 5, verset 25. - (Note d'Emmanuel)

Devant ces mots judicieux, il ne put dissimuler son étonnement et les reçut comme une suggestion divine pour qu'il ne méprise pas l'occasion de créer les vénérables liens de la plus pure fraternité avec l'apôtre galiléen. Il n'était pas juste d'alimenter des caprices personnels dans l'œuvre du Christ. Dans le cas présent, ce n'était pas Jacques l'intéressé par sa présence à Jérusalem : c'était l'église qui était l'institution sacrée devenue tutrice des pauvres et des malheureux. Provoquer la colère pharisienne sur elle, ne serait-ce pas lancer une tempête aux conséquences imprévisibles pour les nécessiteux et les démunis du monde ? Il s'est rappelé sa jeunesse et la longue persécution qu'il avait lancée contre les disciples du Crucifié. Il eut le clair souvenir du jour où il avait envoyé Pierre en prison entre les blessés et les malades qui l'entouraient, en pleurs. Il s'est souvenu que Jésus l'avait appelé au service divin aux portes de Damas et que depuis, il avait souffert et prêché, se sacrifiant lui-même et enseignant les vérités éternelles, organisant des églises aimantes et accueillantes où les « fils du Calvaire » trouvaient la consolation et un abri, conformément aux exhortations d'Abigail. Ainsi il arriva à la conclusion qu'il devait aux souffrants de Jérusalem quelque chose qu'il fallait restituer. En d'autres temps, il avait fomenté la confusion, les avait privés de l'assistance aimante d'Etienne, il avait initié des bannissements impitoyables. Beaucoup de malades furent obligés de renier le Christ en sa présence dans la ville des rabbins. Ne serait-ce pas l'occasion appropriée de racheter cette énorme dette ? Paul de Tarse maintenant illuminé par les plus saintes expériences de la vie avec le Maître aimé, s'est levé et à pas résolus s'est dirigé vers le porteur qui l'attendait dans une humble attitude :

Ami, vient te reposer car tu en as besoin. Tu porteras ma réponse dans quelques

jours.

Irez-vous à Jérusalem ? - a interrogé Abdias avec une certaine anxiété dans la voix comme s'il connaissait l'importance du sujet.

Oui - a répondu l'apôtre.

L'émissaire fut traité avec soins. Paul voulut entendre ses impressions personnelles sur la nouvelle persécution amorcée contre les disciples du Christ ; il cherchait des idées sur ce qu'il aurait à faire, mais ne réussissait pas à éviter certaines préoccupations impérieuses et apparemment insolubles. Comment procéder à Jérusalem ? Quelle espèce de clarifications devait-il apporter aux rabbins du Sanhédrin ? Quel témoignage devait-il donner ?

Très appréhensif, il s'est endormi cette nuit-là, l'esprit envahi de pensées torturantes et exhaustives. Cependant, il se mit à rêver qu'il se trouvait sur une route longue et claire empreinte de merveilleuses lueurs opalines. Il avait à peine fait quelques pas qu'il étreignait deux entités qui l'embrassaient avec une affection indicible, c'étaient Jeziel et Abigail. Extasié, il ne put prononcer un seul mot. Abigail le remercia de la tendresse de ses souvenirs émouvants à Corinthe et lui parla des joies de son cœur, puis conclut jovialement :

Ne t'inquiète pas, Paul. Il faut aller à Jérusalem, ton témoignage est indispensable.

Plongé dans ses réflexions, face à sa noble intention d'enseigner les vérités chrétiennes au siège de l'Empire, l'apôtre reconsidérait son plan d'excursion à Rome. À peine y avait-il pensé que la chère voix d'Abigail se fit entendre à nouveau sur un ton familier :

Sois tranquille car tu iras à Rome accomplir un sublime devoir ; non pas comme tu le veux, mais conformément aux desseins du Très-Haut...

Puis esquissant un sourire angélique :

-Alors, l'heure sera venue de notre union éternelle en Jésus-Christ pour la divine tâche de l'amour et de la vérité i\ la lumière de l'Évangile.

Ces paroles tombèrent dans son âme avec la force d'une profonde révélation. L'apôtre des gentils n'aurait su expliquer ce qui se passait en son for intérieur. Il ressentait, simultanément, de la douleur et du plaisir, de l'inquiétude et de l'espoir. La surprise sembla empêcher la continuation de cette vision inoubliable. Jeziel et sa sœur lui adressèrent des gestes aimants et semblèrent disparaître dans un voile de brume transparente. Il se réveilla en sursaut et se dit dès lors qu'il devait se préparer aux derniers témoignages.

Le lendemain, il convoqua une réunion avec ses amis et compagnons de Corinthe. Il demanda à Abdias d'expliquer de vive voix la situation de Jérusalem et exposa son plan de passer par la capitale du judaïsme avant de se rendre à Rome. Tous ont compris les impératifs sacrés de cette nouvelle résolution. Luc, néanmoins, s'est avancé et a demandé :

Selon ces nouveaux projets, quand prétends-tu partir ?

Dans quelques jours - a-t-il répondu résolu.

Impossible - lui dit le médecin -, nous ne pouvons consentir à ce que tu voyages à pied jusqu'à Jérusalem, d'autant que tu as besoin de te reposer quelques jours après tant de luttes.

L'ex-rabbin a réfléchi un moment et acquiesça :

Tu as raison. Je resterai à Corinthe quelques semaines. Mais je prétends faire le voyage par étapes afin de visiter les communautés chrétiennes car j'ai l'intuition de mon prochain départ pour Rome, et que je ne verrai plus ces chères églises dans ce corps mortel...

Ces paroles furent prononcées sur un ton mélancolique. Luc et ses autres compagnons restèrent silencieux et l'apôtre poursuivit :

Je profiterai de ce temps pour instruire Apollos aux travaux indispensables de l'Évangile dans les diverses régions de l'Achaïe.

Ensuite, voulant effacer la désolante impression de ses affirmations relatives à son voyage à Rome, il donna un nouvel élan à l'auditoire en évoquant des idées optimistes et prometteuses. Il traça un vaste programme pour les disciples et recommanda des activités à la majorité au sein des communautés de toute la Macédoine, ainsi lors de ses adieux tous les frères seraient en poste ; alors que d'autres furent envoyés en Asie avec des instructions identiques.

Au bout de trois mois de séjour à Corinthe, de nouvelles persécutions eurent lieu contre l'institution. La synagogue principale de l'Achaïe avait reçu des injonctions secrètes de Jérusalem qui ordonnaient l'élimination de l'apôtre à tout prix. Paul perçut l'embuscade et fit prudemment ses adieux aux Corinthiens. Il partit à pied en compagnie de Luc et de Silas visiter les églises de Macédoine.

De toute part, il prêcha la parole de l'Évangile, convaincu que c'était la dernière fois qu'il voyait ces paysages.

Ému, il saluait ses amis d'autrefois et faisait des recommandations comme s'il partait pour toujours. Des femmes reconnaissantes, des vieillards et des enfants accouraient pour lui baiser les mains avec tendresse. En arrivant à Philippes dont la communauté fraternelle parlait plus fort à son cœur, sa parole suscita une très forte émotion. L'église aimante qui aspirait à Jésus sur les bords du Gangas, consacrait à l'apôtre des gentils un singulier attachement. Dans une impulsion très humaine, Lydie et ses nombreux assistants voulurent le retenir et insistèrent pour qu'il ne continue pas, se méfiant des persécutions du pharisaïsme. Mais l'apôtre, serein et confiant, leur dit :

- Ne pleurez pas, frères. Je suis convaincu de ma tâche à accomplir et je ne dois pas m'attendre à recevoir des fleurs, ni à vivre des jours heureux. Il m'appartient d'attendre la fin dans la paix du Seigneur Jésus. L'existence humaine est faite de travail incessant et les dernières souffrances sont la couronne du témoignage.

C'étaient sans cesse des exhortations pleines d'espoirs et des joies pour réconforter les plus timides et renouveler la foi des cœurs faibles et souffrants.

Une fois sa tâche terminée aux alentours de Philippes. Paul et ses compagnons naviguèrent en direction de Troas. Dans cette ville, l'apôtre eut un inoubliable succès, la dernière prédication de la septième nuit de son arrivée fut marquée par le célèbre incident avec le jeune Eutyque qui était tombé d'une fenêtre du troisième étage de l'immeuble où se réalisaient les pratiques évangéliques, et qui fut immédiatement secouru par l'ex-rabbin qui le ramassa à demi-mort et le ramena à la vie au nom de Jésus.

À Troas, d'autres confrères se joignirent à la petite caravane. Attentifs à la recommandation de Paul, ils partirent avec Luc et Silas pour Asson afin de louer à prix modique un vieux bateau de pêcheurs, car l'apôtre préférait voyager de cette manière entre les îles et les nombreux ports pour saluer ses amis et ses frères qui travaillaient en ces lieux. Ce fut ainsi que pendant que ses collaborateurs prenaient un bateau confortable, l'ex-rabbin parcourut plus d'une vingtaine de kilomètres, rien que pour le plaisir d'étreindre les humbles continuateurs de sa tâche apostolique grandiose.

Puis à bord d'un bateau très ordinaire, Paul et ses disciples continuèrent leur voyage vers Jérusalem, distribuant des consolations et apportant l'aide spirituelle aux communautés humbles et impénétrables.

Sur toutes les plages, il voyait des gestes émouvants, des adieux poignants. À Éphèse, la scène fut encore plus triste car l'apôtre avait sollicité la présence des anciens et celle de ses amis pour parler plus particulièrement à leur cœur. Il ne désirait pas débarquer pour prévenir de nouveaux conflits qui retarderaient sa marche, mais en témoignage de son amour et de sa reconnaissance, la communauté toute entière alla à sa rencontre, touchant profondément son âme affectueuse.

Marie elle-même, d'un âge avancé, a accouru de loin en compagnie de Jean et de bien d'autres disciples pour apporter une parole d'amour au paladin téméraire de l'Évangile de son Fils. Des anciens le reçurent avec d'ardentes démonstrations d'amitié, les enfants lui offraient des collations et des fleurs.

Extrêmement ému, Paul de Tarse leur fît ses adieux et quand il affirma avoir le pressentiment qu'il ne reviendrait pas là dans son corps mortel, il y eut de grandes explosions de tristesse parmi les Éphésiens.

Comme touchés par la grandeur spirituelle de ce moment, presque tous se sont agenouillés sur le tapis blanc de la plage et ont demandé à Dieu de protéger le dévoué combattant du Christ.

En recevant de si belles manifestations d'affection, l'ex-rabbin les a étreints, un à un, les yeux en larmes. La plupart se jetait en pleurs dans ses bras aimants, baisant ses mains calleuses et vieillies. Finalement étreignant la Très Sainte Mère, Paul a pris sa dextre pour y déposer un baiser d'une tendresse toute filiale.

Le voyage se poursuivit avec les mêmes caractéristiques. Rhodes, Patare, Tyr, Ptolémaïs et, finalement, Césarée. Dans cette ville, ils furent logés chez Philippe qui s'y était installé depuis longtemps. Le vieux compagnon de lutte informa Paul des moindres faits encourus à Jérusalem où tous attendaient beaucoup de son effort personnel pour la pérennité de l'église. Très vieux, le généreux Galiléen parla du paysage spirituel de la ville des rabbins sans cacher les craintes que la situation lui causait. Tout cela contraria beaucoup les missionnaires. Agabus, que Paul avait déjà rencontré à Antioche, était venu de Judée et, en transe médiumnique lors de la première réunion intime chez Philippe, il formula les plus sinistres prédictions. Les perspectives étalent si sombres que Luc lui-même en pleura. Les amis ont supplié Paul de Tarse de ne pas partir. Pour eux, la liberté et la vie au bénéfice de la cause était préférable.

Mais lui, toujours prêt et déterminé, fit allusion à l'Évangile et il commenta le passage où le Maître prédisait les martyres qui l'attendaient sur la croix et conclut à la hâte :

- Pourquoi pleurez-vous pour attendrir mon cœur ? Les partisans du Christ doivent être prêts à tout. Pour ma part, je suis disposé à donner mon témoignage, même si je dois mourir à Jérusalem au nom du Seigneur Jésus !...

L'impression laissée par les présages d'Agabus n'avait pas encore disparu que la maison de Philippe reçut une nouvelle surprise le lendemain. Les chrétiens de Césarée amenèrent à l'ex-rabbin un émissaire de Jacques, du nom de Mnason. L'apôtre galiléen avait appris l'arrivée du converti de Damas au port palestinien et s'empressait de le contacter en lui envoyant un porteur dévoué à la cause commune. Mnason expliqua à l'ex-rabbin la raison de sa présence et l'avertit des dangers qu'il aurait à affronter à Jérusalem où la haine sectaire était en effervescence et atteignait les plus atroces persécutions. Étant donné l'exaltation et la vigilance du judaïsme, Paul ne devait pas immédiatement se rendre à l'église, mais loger chez lui, le messager, où Jacques irait lui parler en privé et décider ainsi ce qui convenait le mieux aux intérêts sacrés du christianisme. Après cela, l'apôtre des gentils serait reçu dans l'institution de Jérusalem pour discuter avec les actuels directeurs du futur de la maison.

Paul trouva que les précautions et les suggestions de Jacques étaient très raisonnables mais préféra suivre les suggestions verbales du porteur.

Des ombres angoissantes planaient dans l'esprit des compagnons du grand apôtre quand la caravane, suivie de Mnason, quitta Césarée pour la capitale du judaïsme. Comme toujours, Paul de Tarse annonça la Bonne Nouvelle dans les bourgs les plus pauvres.

Après quelques jours d'une marche lente se consacrant pleinement aux travaux apostoliques, les disciples de l'Évangile franchirent les portes de la ville des rabbins, pris d'une grande inquiétude.

Vieilli et abattu, l'apôtre des gentils a contemplé les édifices de Jérusalem, attardant son regard sur le paysage aride et triste qui lui rappelait les années de sa jeunesse tumultueuse et morte pour toujours. Il a alors élevé sa pensée à Jésus et lui a demandé de l'inspirer dans l'accomplissement du ministère sacré.

LE MARTYRE A JERUSALEM

Obéissant aux recommandations de Jacques, Paul de Tarse fut hébergé chez Mnason, avant tout accord avec l'église. L'apôtre galiléen avais promis de lui rendre visite le soir même.

Pressentant des événements importants à cette phase de son existence, l'ex-rabbin profita de ce jour pour tracer des plans de travail pour les disciples les plus proches.

Dans la soirée, alors qu'un épais manteau d'ombres enveloppait la ville, Jacques est apparu et salua son compagnon dans une attitude très humble. Lui aussi avait vieilli, il était exténué et malade. À l'inverse des autres fois, le converti de Damas ressentit une grande affection pour lui qui semblait profondément transformé par les revers et les tribulations de la vie.

Une fois qu'ils eurent échangé leurs premières impressions concernant les voyages et les faits évangéliques survenus, le compagnon de Simon Pierre demanda à l'ex-rabbin de choisir un lieu et une heure où ils pourraient parler en privé.

Paul lui répondit qu'ils pouvaient le faire immédiatement et ils se retirèrent dans une pièce où ils se retrouvèrent seuls.

Le fils d'Alphée se mit à lui expliquer le motif de ses graves appréhensions. Il y avait plus d'un an que les rabbins Éliakim et Enoch avaient décidé de reprendre les mesures de persécutions initiées par lui, Paul, à l'époque de sa gestion mouvementée au Sanhédrin. Ils argumentaient que l'ancien docteur était tombé sous le coup des sortilèges et des sorcelleries du parti illégal, compromettant la cause du judaïsme, et il n'était pas normal de continuer à tolérer cette situation rien que parce que le docteur tarsien avait perdu la raison en route vers Damas. Cette initiative avait gagné une énorme popularité dans les cercles religieux de Jérusalem et le plus grand organe législatif de la race - le Sanhédrin - avait approuvé les mesures proposées. Il reconnaissait que l'œuvre évangélisatrice de Paul produisait de merveilleux fruits d'espérance de toute part, conformément aux nouvelles incessantes qui arrivaient de toutes les synagogues des régions qu'il couvrait. En conséquence, le grand tribunal avait décidé de décréter l'emprisonnement de l'apôtre des gentils. De nombreuses mesures de persécution individuelle, à moitié laissées par Paul de Tarse lors de sa conversion inattendue, furent restaurées et, ce qui était le plus grave - quand les coupables étaient décédés, la peine était appliquée aux descendants qui étaient ainsi torturés, humiliés, déshonorés !

Stupéfait, l'ex-rabbin entendait tout silencieusement.

Jacques continuait, expliquant qu'il avait tout fait pour modérer les exigences. Il avait mobilisé les influences politiques à sa portée, réussissant à atténuer plusieurs Jugements iniques. En dépit du bannissement de Pierre, il avait cherché à maintenir les services d'assistance aux démunis, ainsi que l'ensemble des services fondés conformément à l'inspiration du converti de Damas où les convalescents et les désemparés trouvaient le précieux environnement d'une activité rémunérée et pacifique. Après plusieurs accords avec le Sanhédrin grâce à des amis judaïques influents, il eut la satisfaction d'adoucir la rigueur des requêtes à appliquer pour ce qui le concernait lui, Paul. L'ex-docteur de Tarse garderait sa liberté d'agir, il pourrait continuer à préconiser ses convictions intimes ; il devrait, néanmoins, rendre satisfaction publiquement aux préjugés de la race, répondant aux questions que le Sanhédrin lui présenterait par l'intermédiaire de Jacques qui disait être son ami. Le compagnon de Simon Pierre expliquait que les exigences étaient très sévères au début, mais maintenant grâce à d'énormes efforts, elles se limitaient à une moindre obligation.

Paul de Tarse l'écoutait extrêmement sensible. Porteur d'un lumineux potentiel évangélique, il comprenait que le moment de témoigner son dévouement au Maître était venu et il se trouvait que c'était justement à travers le même organe de persécution que son ignorance avait produit en d'autres temps. Pendant ces courtes minutes, la mnémonique devint plus subtile et il se mit à entrevoir les terribles tableaux d'autrefois... Des vieillards torturés, en sa présence pour sentir le plaisir de l'apostasie chrétienne, avaient dû répéter des vœux de fidélité éternelle à Moïse ; des mères de famille arrachées à leur triste foyer furent obligées de jurer sur la Loi Antique et renier le charpentier de Nazareth, abominant la croix de son martyre et d'ignominie. Les pleurs de ces femmes humbles qui abjuraient leur foi parce qu'elles se voyaient blessées dans ce qu'elles possédaient de plus noble, leur instinct maternel, résonnaient en lui maintenant comme des cris d'angoisse, clamant de douloureuses expiations. Toutes les scènes anciennes défilaient devant sa rétine spirituelle sans omettre les détails le plus insignifiants. Des jeunes hommes robustes, soutiens de familles nombreuses, sortaient de prison mutilés ; des jeunes qui ne pensaient qu'à se venger, des enfants qui demandaient leurs parents incarcérés. Affrontant ces évocations agitées, il passa à la scène de l'horrible mort d'Etienne avec les lapidations et les insultes du peuple ; il revit Pierre et Jean accablés et humbles à la barre du tribunal, comme s'ils étaient des malfaiteurs et des criminels. Maintenant, il était là, lui, devant le fils d'Alphée qui ne l'avait jamais vraiment compris, à lui parler au nom du passé et au nom du Christ, comme à l'inciter au rachat de ses dernières dettes accablantes.

Paul de Tarse sentit alors les larmes lui monter aux yeux sans qu'elles ne puissent couler. Quelle espèce de torture lui serait réservée ? Quelles étaient les volontés de l'autorité religieuse à laquelle Jacques se rapportait avec un intérêt évident ?

Dès que le compagnon de Simon fit une pause plus longue, l'ex-rabbin a demandé très

ému :

Que veulent-ils de moi ?

Le fils d'Alphée a fixé dans les siens ses yeux sereins et lui a expliqué :

Après de grandes résistances, les Israélites rassemblés dans notre église vont juste te demander de payer les dépenses de quatre pauvres hommes qui ont fait les vœux naziréens. Il te faudra aussi comparaître avec eux au Temple pendant sept jours consécutifs pour que tout le peuple puisse voir que tu restes un bon juif et le loyal fils d'Abraham... À première vue, la démonstration pourrait sembler puérile ; néanmoins, elle vise à satisfaire la vanité pharisienne, comme tu peux le voir.

L'ex-rabbin fit un geste caractéristique comme quand il était contrarié et répliqua :

Je pensais que le Sanhédrin allait exiger ma mort !...

Jacques a compris combien de répugnance débordait d'un tel commentaire et objecta :

Bien, je sais que cela te répugne, néanmoins, j'insiste pour que tu accèdes à leur requête, non pas pour nous à proprement parlé, mais pour l'église et pour ceux qui à l'avenir auront à nous seconder.

Cela - obtempéra Paul avec un immense désenchantement - n'est d'aucune noblesse. Cette exigence si futile est une ironie profonde et vise à faire de nous des enfants et à être considérés comme tel. Ce n'est pas de la persécution, c'est de l'humiliation ; c'est le désir d'exhiber des hommes conscients comme s'ils étaient des garçons volubiles et ignorants...

Jacques prit alors une attitude chaleureuse que l'ex-rabbin n'avait jamais surprise chez lui, à aucun moment de sa vie, il lui parla avec une extrême tendresse fraternelle, se révélant sous un nouvel angle à son compagnon étonné :

Oui, Paul, je comprends ta juste aversion. Avec cela, le Sanhédrin, prétend narguer nos convictions. Je sais que la torture sur la place publique te ferait moins de mal ; néanmoins, supposerais-tu que cela ne représente pas pour moi une douleur longue de plusieurs années ?... Crois-tu, peut-être, que mes attitudes sont nées d'un fanatisme inconscient et criminel ? Très tôt, dès la première persécution, j'ai compris que la tâche d'harmonisation de l'église avec les juifs se trouvait plus particulièrement entre mes mains. Comme tu le sais, le pharisaïsme a toujours vécu dans une exubérante ostentation d'hypocrisie, mais nous devons aussi convenir que c'est le parti dominant traditionnel de nos autorités religieuses. Depuis le premier jour, j'ai été obligé de parcourir avec les pharisiens de grandes distances pour arriver à maintenir l'église du Christ. Imposture ? Ne le juge pas comme tel. Plusieurs fois le Maître nous a enseigné en Galilée que le meilleur témoignage est de mourir doucement, quotidiennement, pour la victoire de sa cause ; pour cela, il garantissait que Dieu ne désire pas la mort du pécheur car c'est dans l'extinction de nos caprices de chaque jour que nous trouvons l'escalier lumineux pour monter à son amour infini. L'attention que j'ai voué aux juifs est la même que celle que tu consacres aux gentils. À chacun de nous, Jésus a confié une tâche différente dans sa forme, mais identique au fond. Si de nombreuses fois j'ai provoqué de fausses interprétations de par mes attitudes, tout cela désole mon esprit habitué à la simplicité de l'environnement galiléen. À quoi servirait un conflit destructeur quand nous avons des devoirs grandioses à traiter ? Nous devons savoir mourir pour que nos idées se transmettent et fleurissent chez les autres. Les luttes personnelles, au contraire, étiolent les meilleurs espoirs. Créer des séparations et proclamer des préjudices à l'intérieur de l'église du Christ, ne seraient-ce pas exterminer la plante sacrée de l'Évangile de nos propres mains ?

La parole de Jacques résonnait aimantée de bonté et de sagesse et était une réconfortante révélation. Les Galiléens étaient bien plus sages que n'importe lequel des rabbins les plus cultivés de Jérusalem. Lui qui était arrivé au monde religieux grâce à des écoles célèbres, qui avait toujours eu dans sa jeunesse l'inspiration d'un Gamaliel, admirait maintenant ces hommes apparemment frustes, venus des huttes de pêche, qui remportaient à Jérusalem d'inoubliables victoires intellectuelles rien que parce qu'ils savaient se taire au moment opportun, liant leur expérience de vie issue d'une grande bonté et d'une profonde résignation à l'image du divin Maître.

Le converti de Damas entrevit le fils d'Alphée sous un nouvel angle. Ses cheveux grisonnants, son visage pâle et plein de rides parlaient de ses travaux laborieux et incessants. Il percevait maintenant que la vie exige plus de compréhension que de connaissance. Grâce à ses facultés psychologiques, il avait vécu pensant connaître l'apôtre galiléen, mais il se disait que finalement ce n'était qu'à cet instant qu'il appréciait ses véritables qualités.

Puis le compagnon de Simon Pierre marqua une plus longue pause, Paul de Tarse le dévisagea avec une immense affection et lui dit avec émotion :

Je vois que tu as raison, mais l'exigence formulée demande de l'argent. Combien devrais-je payer la sentence ? Loin et coupé du judaïsme, voilà plusieurs années que j'ignore si les cérémonials ont souffert d'altérations appréciables.

Les règles sont les mêmes - a répondu Jacques -, puisque tu seras obligé de te purifier avec eux. Conformément aux traditions, tu débourseras l'achat de quinze moutons, plus les aliments exigés.

C'est absurde ! - objecta l'apôtre des gentils.

Comme tu le sais, l'autorité religieuse exige de chaque naziréen trois animaux pour les services de la consécration.

Dure exigence - a dit Paul irrité.

Néanmoins - a répliqué Jacques avec un sourire -, notre paix vaut bien davantage que cela, de plus, nous ne devons pas compromettre l'avenir du christianisme.

Le converti de Damas reposa son visage sur sa main droite pendant un long moment, laissant percevoir la profondeur de ses réflexions, et finit par dire sur un ton qui trahissait son énorme émotion :

Jacques, comme toi, j'ai atteint aujourd'hui un niveau plus élevé de compréhension de la vie. J'appréhende mieux tes arguments. L'existence humaine est bien une ascension des ténèbres vers la lumière. La jeunesse, la vanité du pouvoir, la centralisation de notre sphère personnelle, causent beaucoup d'illusions qui souillent d'ombres les choses les plus sacrées. Le devoir de me plier aux exigences du judaïsme me revient, conséquence d'une persécution initiée par moi-même en d'autres temps.

Il s'est arrêté, éprouvant de la difficulté à se confesser complètement. Mais prenant une attitude plus humble comme s'il ne trouvait pas d'autre recours, il continua presque timide:

Dans mes luttes, jamais je ne me suis présumé victime, je me suis toujours considéré comme l'antagoniste du mal. Seul Jésus, dans sa pureté et son amour immaculés, pouvait alléguer la condition d'ange victime de notre funeste méchanceté. Quant à moi, même s'ils me lapident et me blessent, je jugerai toujours que c'est très peu par rapport aux souffrances qu'il m'appartient de supporter comme juste témoignage. Mais maintenant, Jacques, je dois te dire qu'un petit obstacle m'inquiète. Comme tu ne l'ignores pas, je n'ai jamais vécu que de mon travail de tisserand et, actuellement, je ne dispose pas d'argent qui puisse pourvoir aux dépenses en perspective... Ce serait la première fois que j'aurais à faire appel à la bourse d'un autre alors que la solution du problème dépend exclusivement de moi...

Ses propos dénonçaient un certain embarras allié à de la tristesse souvent ressentie dans les moments d'humiliation et de malheur. Devant cette expression de résignation, Jacques lui a pris la main dans un mouvement de grande spontanéité et l'a serrée en murmurant :

- Ne t'afflige pas de cela. Nous connaissons à Jérusalem l'extension de tes efforts personnels et il ne serait pas raisonnable que l'église se désintéresse de ces impositions injustifiées... Notre institution paiera toutes les dépenses. C'est déjà beaucoup que tu accepte ce sacrifice.

Pendant longtemps encore, ils ont parlé des problèmes relatifs à la propagande évangélique et, le lendemain, Paul et ses compagnons ont comparu à l'église de Jérusalem où ils furent reçus par Jacques accompagné de tous les anciens juifs sympathisants du Christ et partisans de Moïse réunis pour l'entendre.

La réunion a commencé par un rigoureux cérémonial alors que l'ex-rabbin percevait l'extension des influences pharisiennes dans l'institution qui se destinait à l'ensemencement lumineux du divin Maître. Ses compagnons, habitués à l'indépendance de l'Évangile, ne réussissaient pas à cacher leur étonnement, mais d'un geste significatif, le converti de Damas leur imposa le silence.

Invité à s'expliquer, l'ex-rabbin a lu un long rapport de ses activités auprès des gentils qui fut prononcé avec beaucoup de pondération et une indicible prudence.

Les juifs, qui semblaient définitivement installés dans l'église avaient conservé les vieilles attitudes des maîtres d'Israël. Par la parole de Cainan, ils donnèrent des conseils à l'ex- docteur et émirent des critiques. Ils alléguèrent qu'eux aussi étaient chrétiens mais observaient rigoureusement la Loi Antique. Ils ajoutèrent que Paul ne devrait pas travailler contre la circoncision et qu'il devrait donner plus largement satisfaction de ses actes.

L'ex-rabbin resta silencieux malgré son grand étonnement, et recevait ces objurgations et ces reproches avec une surprenante sérénité.

Finalement, Cainan a fait la proposition à laquelle Jacques s'était rapporté la veille. Afin de satisfaire l'exigence du Sanhédrin, le tisserand de Tarse devait se purifier au Temple avec quatre juifs très pauvres qui avaient fait des vœux de naziréat ; l'apôtre des gentils restait contraint à payer toutes les dépenses.

Les amis de Paul furent encore plus surpris quand ils le virent se lever au beau milieu de l'assemblée partiale et se dire immédiatement prêt à répondre à l'intimation.

Le représentant des anciens a encore prononcé un discours pédant et long sur les règles de la race que Paul écouta avec une patience béatifiante.

De retour chez Mnason, l'ex-rabbin voulut informer ses compagnons des raisons de son attitude. Habitués à respecter ses décisions en toute confiance, ils se sont dispensés de poser des questions peut-être superflues, mais ils désiraient accompagner l'apôtre au Temple de Jérusalem pour assister à son renoncement sincère, et pouvoir en témoigner pour l'avenir de l'évangélisme. Paul souligna l'utilité d'y aller seul, mais Trophime qui restait encore quelques jours à Jérusalem avant de retourner à Antioche, insista et obtint l'accord de l'apôtre.

La comparution de Paul de Tarse au Temple, accompagnant les quatre frères de la race, dans un état misérable de pauvreté pour se purifier et payer les dépenses de leurs vœux, causa une forte Impression dans tous les cercles du pharisaïsme. Des discussions violentes et rudes s'enflammèrent. Dès que le Sanhédrin vit l'ex-rabbin humilié, il prétendit imposer de nouvelles sentences. Les obligations précédentes ne leur suffisaient plus maintenant. Le second jour de la sanctification, le mouvement populaire a grandi au Temple et prit de terribles proportions. Tous voulaient voir le célèbre docteur qui était devenu fou aux portes de Damas par la sorcellerie des Galiléens. Paul observait l'effervescence du scénario autour de sa personnalité et priait Jésus pour que les forces ne lui manquent pas. Le troisième jour, dépourvus d'un autre prétexte pour une plus lourde condamnation, quelques docteurs alléguèrent que Paul avait la hardiesse de se faire accompagner dans des lieux sacrés par un homme d'origine grecque, étranger des traditions Israélites. Trophime était né à Antioche, de parents grecs, il avait vécu plusieurs années à Éphèse ; toutefois malgré le sang qui coulait dans ses veines, il connaissait parfaitement les règles du judaïsme et se comportait dans l'enceinte consacrée au culte avec un indicible respect. Mais les autorités ne voulurent pas prendre en considération de telles particularités. Il fallait à nouveau condamner Paul de Tarse et ils devaient le faire à tout prix.

L'ex-rabbin perçut la ruse qui se profilait et pria le disciple de ne plus l'accompagner au mont Moria où avaient lieu les services religieux. La haine pharisienne, néanmoins, ne cessait de fermenter.

À la veille du dernier jour de la purification judaïque, le converti de Damas comparut aux cérémonies avec la même humilité. Mais dès qu'il fut en position de prier aux côtés de ses compagnons, quelques fanatiques l'ont entouré avec des expressions et des attitudes menaçantes.

Mort au déserteur !... Des pierres à la trahison ! a crié une voix tonitruante agitant l'enceinte.

Paul eut l'impression que ces cris étaient le mot de passe pour de plus grandes violences car immédiatement un vacarme infernal a éclaté. Quelques juifs emportés le saisirent par le col de sa tunique, d'autres lui prirent les bras violemment, le traînant vers un grand patio réservé aux mouvements du grand public.

-Tu paieras ton crime ! ... disaient certains.

Il faut que tu meures ! Israël a honte de ta présence au monde ! - criaient les autres plus furieux.

L'apôtre des gentils ne leur opposa aucune résistance. D'un regard, il a considéré les objectifs profonds à sa venue à Jérusalem et se dit qu'il n'avait pas uniquement été convoqué à l'obligation puérile d'accompagner au Temple quatre frères de race désolés dans leur pauvreté, mais l'heure était venue d'affirmer dans la ville des rabbins la fermeté de ses convictions. Il comprenait maintenant la subtilité des circonstances qui le conduisaient au témoignage. D'abord la réconciliation et la meilleure appréciation d'un compagnon tel que Jacques, obéissant à une décision presque infantile ; ensuite, le grand désir de prouver sa foi et la consécration de son âme à Jésus-Christ. Grandement surpris, sous l'emprise de réminiscences profondes et pénibles, il remarqua que les Israélites exaltés le laissaient à la merci de la foule furieuse, exactement dans le même patio où Etienne avait été lapidé vingt ans plus tôt. Quelques déchaînés le ravirent par la force et l'attachèrent au tronc des supplices. Plongé dans ses souvenirs, le grand apôtre sentait à peine les gifles qu'il recevait. Rapidement, il associa les plus singulières réflexions. À Jérusalem, le Maître divin avait souffert des martyres les plus déplorables ; là même où le généreux Jeziel s'était immolé par amour pour l'Évangile sous les coups et les quolibets de la foule. Il s'est senti alors honteux du supplice infligé au frère d'Abigail, pris de sa propre initiative. Ce n'était que maintenant, attaché au poteau du sacrifice qu'il comprenait l'extension de la souffrance que le fanatisme et l'ignorance causaient au monde. Et il se dit : - Le Maître est le Sauveur des hommes et il a souffert ici pour la rédemption des créatures. Etienne était son disciple, dévoué et aimant, et là aussi il avait ressenti les supplices de la mort. Jésus était le Fils de Dieu, Jeziel était son apôtre. Et lui ? N'était-il pas là son passé à réclamer de douloureuses expiations ? Ne serait-il pas juste de beaucoup souffrir pour tous les martyres qu'il avait infligés aux autres ? Il était normal d'éprouver de la joie dans ces instants amers, non seulement pour prendre la croix et suivre le Maître bien-aimé, mais aussi pour avoir l'occasion de souffrir ce que Jeziel avait ressenti avec une grande amertume.

Ces réflexions lui apportaient un peu de consolation. Sa conscience était plus légère. Il allait enfin donner le témoignage de sa foi à Jérusalem où il s'était trouvé face au frère d'Abigail. Une fois la mort venue, il pourrait s'approcher de son généreux cœur, lui parler avec joie de ses propres sacrifices. Il lui demanderait pardon et exalterait la bonté de Dieu qui l'avait conduit au même endroit pour les justes expiations. En levant ses yeux, il a entrevu la porte d'accès à la petite pièce où il s'était rendu avec sa fiancée bien-aimée et son frère prêt à quitter ce monde à l'agonie extrême. Il lui semblait encore entendre les derniers mots d'Etienne mêlés de bonté et de pardon.

À peine sorti de ces réminiscences que le premier jet de pierres le ramena à la réalité et lui fit entendre le brouhaha du peuple.

Le grand patio était plein d'Israélites redoutables. Des objurgations sarcastiques tranchaient l'air. Le spectacle était le même que le jour où Etienne avait quitté la terre, les mêmes injures, les mêmes expressions sarcastiques sur les visages des tortionnaires, la même froideur implacable des bourreaux du fanatisme. Paul, lui-même, ne cachait pas sa stupéfaction en remarquant ces singulières coïncidences. Les premières pierres ont touché sa poitrine et ses bras, le blessant avec violence.

- Celle-ci est au nom de la synagogue des Ciliciens ! - disait un jeune, éclatant de rire en même temps.

La pierre siffla en passant et pour la première fois lacéra le visage de l'apôtre. Un filet de sang remplit ses vêtements. Mais à aucun moment, il ne cessa de dévisager les bourreaux avec une déconcertante sérénité.

Trophime et Luc qui avaient été informés de la gravité de la situation dès les premiers instants par un ami qui avait assisté à la scène initiale du supplice, demandèrent immédiatement de l'aide aux autorités romaines. Craignant de nouvelles complications, ils ne révélèrent rien concernant le converti de Damas. Ils dirent simplement qu'il s'agissait d'un homme qui ne devait pas rester à souffrir entre les mains d'Israélites fanatiques et inconscients.

Un tribun militaire organisa aussitôt un groupe de soldats. Ils quittèrent la forteresse et pénétrèrent en force dans le grand atrium. La foule délirait dans un tourbillon d'altercations et de cris assourdissants. Obéissant aux ordres de leur commandant, deux centurions avancèrent résolument et arrachèrent le prisonnier le ravissant à la multitude qui se le disputait déchaînée.

À bas l'ennemi du peuple !... C'est un criminel ! C'est un malfaiteur ! Lacérons le voleur !...

Les exclamations les plus étranges planaient dans l'air. Ne trouvant pas de rabbins responsables pour éclaircir la situation, le tribun romain ordonna de ligoter l'accusé. Le militaire était convaincu qu'il s'agissait d'un dangereux malfaiteur qui s'était transformé depuis longtemps en un terrible cauchemar pour les habitants de la province. Il ne trouvait pas d'autre explication pour justifier une telle haine.

La poitrine contusionnée, blessé au visage et aux bras, l'apôtre fut mené à la tour Antonia, escorté par les préposés de César, tandis que la foule fermait le petit cortège en criant sans cesse : - À mort ! À mort !

Il allait pénétrer dans le premier patio de la grande forteresse romaine que Paul comprit finalement qu'il n'était pas seulement à Jérusalem pour accompagner quatre naziréens très pauvres au mont Moria mais qu'il était surtout là pour donner un témoignage plus éloquent de l'Évangile, aussi a-t-il demandé au tribun avec humilité :

Permettez-vous d'aventure que je vous dise quelque chose ?

Percevant ses manières distinguées et la noble inflexion de ces paroles prononcées dans un grec parfait, le chef de cohorte a répliqué très surpris :

Tu n'es pas le bandit égyptien qui, il y a quelque temps, a organisé une bande de voleurs qui ont dévasté les parages ?

Je ne suis pas un voleur - a répondu Paul, ressemblant à un personnage étrange vu le sang qui couvrait son visage et sa modeste tunique -, je suis un citoyen de Tarse et je vous demande la permission de parler au peuple.

Le militaire romain est resté bouche bée face à tant de distinction dans ses gestes et il n'eut pas d'autre solution que de céder, bien qu'hésitant.

Ressentant qu'il s'agissait de l'un de ses grands moments de témoignage, Paul de Tarse a monté quelques marches du grand escalier et se mit à parler en hébreu, impressionnant la foule par la profonde sérénité et l'élégance de son discours. Il commença par expliquer ses premières luttes, ses remords pour avoir poursuivi les disciples du Maître divin ; il leur raconta son voyage à Damas, l'infinie bonté de Jésus qui lui avait donné la vision glorieuse en lui adressant des paroles d'avertissement et de pardon. Riche des réminiscences d'Etienne, il leur a aussi parlé de l'erreur qu'il avait commise en consentant à sa mise à mort.

Entendant ses paroles empreintes d'une mystérieuse beauté, Claude Lysias, le tribun romain qui l'avait arrêté, se mit à ressentir des sensations indéfinissables. À son tour, il avait reçu certains bienfaits de ce Christ incompris à qui se rapportait l'orateur dans des circonstances aussi amères. Pris de scrupules, il fit appeler le tribun Zelfos, d'origine égyptienne, qui avait acquis certains titres romains grâce à son immense fortune et lui demanda :

Ami - a-t-il dit d'une voix presque imperceptible -, je ne désire pas prendre ici de décision concernant cet homme. La foule est exaltée et il est possible qu'il se produise des événements très graves. Je souhaiterais ta coopération immédiate.

Sans aucun doute - a répondu l'autre, résolument.

Et tandis que Lysias examinait minutieusement la figure de l'apôtre qui parlait de manière impressionnante, Zelfos redoublait les dispositions opportunes prises dans l'enceinte. Il renforça la garnison de soldats, initia la formation d'un cordon d'isolement, cherchant à protéger l'orateur d'une attaque imprévisible.

Après un rapport détaillé de sa conversion, Paul de Tarse se mit à parler de la grandeur du Christ, des promesses de l'Évangile, et tandis qu'il commentait ses relations avec le monde spirituel dont il recevait les messages réconfortants du Maître, la foule inconsciente et furieuse s'agitait manifestant une révolte mesquine. Un grand nombre d'Israélites arrachaient son manteau faisant de la poussière dans une impulsion caractéristique d'ignorance et de méchanceté.

Le moment était très grave. Les plus exaltés essayaient de rompre le cordon des gardes pour assassiner le prisonnier. L'action de Zelfos fut rapide. Il ordonna de rentrer l'apôtre à l'intérieur de la tour Antonia. Et tandis que Claude Lysias retournait chez lui afin de méditer un peu sur la sublimité des concepts entendus, son compagnon de milice prit des mesures énergiques pour disperser la foule. Ils n'étaient pas rares ceux qui s'entêtaient à vociférer sur la voie publique. Le chef militaire a donc ordonné de disperser les récalcitrants à coups de pattes de cheval.

Conduit dans une cellule humide, Paul ressentit que les soldats le traitaient avec le plus grand mépris. Ses blessures lui faisaient terriblement mal. Il avait les jambes endolories et vacillantes. Sa tunique était imbibée de sang. Les gardes impitoyables et ironiques l'attachèrent à une épaisse colonne, lui attribuant le traitement destiné aux criminels ordinaires. Épuisé et fiévreux, l'apôtre se dit qu'il ne serait pas facile de résister à une nouvelle épreuve de martyre mais qu'il n'était pas juste de se livrer aux agissements pervers des soldats qui le gardaient. Il se souvint du Maître qui avait été immolé sur la croix sans résister à la cruauté des créatures, mais qui avait aussi affirmé que le Père ne désire pas la mort du pécheur. Il ne pouvait alimenter la vanité de se livrer comme Jésus, car il était le seul à avoir suffisamment d'amour pour se constituer Envoyé du Tout-Puissant, et comme il se reconnaissait pécheur converti à l'Évangile, il était juste de vouloir travailler jusqu'à son dernier jour sur terre pour les frères de l'humanité et dans l'intérêt de sa propre Illumination spirituelle. Il se souvint de la prudence que Pierre et Jacques avaient toujours témoignée pour que les tâches qui leur étaient confiées ne souffrent pas de préjudices injustifiables et constatant ses capacités de résistance physique limitées en cette heure inoubliable, il cria aux soldats :

Vous m'avez attaché à la colonne réservée aux criminels quand vous ne pouvez m'imputer aucune erreur !... Je vois, maintenant, que vous préparez des fouets pour la flagellation alors que je suis déjà baigné de sang suite au supplice imposé par la foule inconsciente...

Un peu ironique, l'un des gardes a cherché à lui couper la parole et proféra :

Voyez-vous ça !... Mais tu n'es pas un apôtre du Christ ? Il se trouve que ton Maître est mort sur la croix en se taisant et finalement, il a même demandé pardon pour ses bourreaux, alléguant qu'ils ignoraient ce qu'ils faisaient.

Les compagnons du plaisantin ont éclaté d'un rire strident. À la lueur de son regard, démontrant une grande noblesse de cœur, Paul de Tarse a répliqué sans hésiter :

Oui, entouré d'un peuple ignorant et inconscient, le jour du Calvaire, Jésus a demandé à Dieu de pardonner les ténèbres de l'esprit où était plongée la foule qui le porta à la poutre d'ignominie ; mais les agents du gouvernement impérial ne peuvent être la foule qui méconnaît ses propres actes. Les soldats de César doivent savoir ce qu'ils font car s'ils ignorent les lois qu'ils doivent exécuter pour recevoir leur solde, il vaut mieux qu'ils abandonnent leur poste.

Les gardes restèrent immobiles, pris d'étonnement. Paul, néanmoins, a continué d'une voix ferme :

Quant à moi, je vous demande : - Serait-il licite de battre un citoyen romain avant qu'il ne soit jugé ?

Le centurion qui présidait aux services de flagellation fit suspendre les premiers dispositifs. Zelfos fut appelé en hâte. Informé de ce qui s'était passé, stupéfait le tribun a interrogé l'apôtre :

Dis-moi. Tu es vraiment romain ? -Oui.

Face à l'assurance de sa réponse, Zelfos se dit qu'il était plus raisonnable de changer le traitement du prisonnier. Craignant des complications, il fit retirer l'ex-rabbin du tronc, lui permettant ainsi d'être libre de ses mouvements malgré l'étroitesse de sa cellule. Ce ne fut qu'à ce moment-là que Paul de Tarse réussit à trouver un peu de repos sur une dure paillasse après avoir reçu un pichet d'eau apporté avec plus de respect et de considération. Il assouvit son intense soif et dormit malgré ses blessures sanglantes et douloureuses.

Zelfos, néanmoins, n'était pas tranquille. Il méconnaissait complètement la condition de l'accusé. Craignant pour sa position, d'ailleurs très enviable du point de vue politique, il alla voir le tribun Claude Lysias pour lui faire part de son inquiétude. Ce à quoi, l'autre a répondu :

Cela me surprend beaucoup puisqu'à mot il a affirmé être juif, originaire de Tarse de

Cilicie.

Zelfos lui dit alors qu'il avait du mal à en discerner la cause et finit par conclure :

D'après cela, il semble avant tout être un vulgaire menteur.

Ça non - s'exclama Lysias -, il doit naturellement posséder des titres de citoyenneté de l'Empire et a agi pour des raisons que nous ne sommes pas en mesure d'apprécier.

Percevant que son ami s'était personnellement senti irrité par ses premières allégations, Zelfos s'est empressé de corriger :

Ton point de vue est juste.

Je dois reconnaître en toute conscience - a ajouté Lysias bien inspiré -, que cet homme, inconnu de nous deux, a parlé de problèmes très sérieux.

Zelfos réfléchit un instant, puis il ajouta avec modération :

Face à cela, je propose qu'il soit présenté demain au Sanhédrin. Il n'y a que comme ça que nous pourrons trouver une solution au problème.

Claude Lysias reçut cette suggestion avec désagrément. Au fond, il se sentait plus enclin à patronner la défense de l'apôtre. Sa parole enflammée de foi l'avait vivement impressionné. Rapidement, il réfléchit et analysa le pour et le contre d'une décision de cette nature. Soustraire l'accusé à une persécution plus exaltée serait une juste précaution, mais contester le Sanhédrin était une attitude qui demandait plus de prudence. Il connaissait bien les juifs et plus d'une fois il avait pu mesurer l'ardeur de leurs passions et leurs caprices. Comprenant, également, qu'il ne devait pas éveiller les soupçons de son collègue concernant ses croyances religieuses, il fit un geste affirmatif et déclara :

Je suis d'accord. Demain, nous le livrerons aux juges compétents en matière de foi. Tu pourras laisser cela à ma charge car le prisonnier sera accompagné d'une escorte qui le protégera de toutes violences.

Et il en fut ainsi. Le lendemain matin, le plus haut tribunal des Israélites fut notifié par le tribun Claude Lysias que le prédicateur de l'Évangile comparaîtrait devant les juges pour les enquêtes nécessaires aux premières heures de l'après-midi. Les autorités du Sanhédrin s'en réjouirent. Ils allaient, enfin, revoir face à face le déserteur de la Loi. La nouvelle se répandit avec une rare rapidité.

Dans la matinée qui présageait de sombres perspectives, dans la solitude de sa cellule, Paul eut le plaisir d'avoir une grande surprise. Avec l'autorisation du tribun, une vieille femme et son fils encore jeune, pénétrèrent dans sa cellule afin de lui rendre visite.

C'était sa sœur Dalila avec son neveu Stéphane qui avaient finalement obtenu l'autorisation d'une courte entrevue. L'apôtre a étreint la noble femme avec des larmes d'émotion. Elle était faible, vieillie, le jeune Stéphane avait pris les mains de son oncle et les avait baisées avec vénération et tendresse.

Dalila a parlé des longues nostalgies, elle s'est souvenu des épisodes familiaux avec toute la poésie de son cœur féminin, et l'ex-docteur de Jérusalem recevait toutes les nouvelles, bonnes et mauvaises, avec une imperturbable sérénité comme si elles procédaient d'un monde très différent du sien. Il chercha, néanmoins, à consoler sa sœur qui, à un souvenir plus pénible, éclata en sanglots. Paul lui raconta succinctement ses voyages, ses luttes, ses obstacles survenus sur les chemins parcourus par amour de Jésus. La vénérable femme, bien qu'ignorant les vérités du christianisme, très délicatement n'a pas voulu effleurer les sujets religieux, s'en tenant aux motifs affectifs de sa visite fraternelle et pleura copieusement en le quittant. Elle ne pouvait pas comprendre la résignation de l'apôtre, ni dûment apprécier son renoncement. Elle déplorait intimement son sort et, au fond, tout comme la majorité de ses compatriotes, elle dédaignait ce Jésus qui n'offrait aux disciples qu'une croix et des souffrances.

Paul de Tarse, néanmoins, ressentit un grand réconfort à sa présence, mais ce fut surtout l'intelligence et la vivacité de Stéphane lors du court échange qu'ils avaient eu qui lui fournissaient d'énormes espoirs pour l'avenir spirituel de son neveu.

Il repassait encore dans sa tête cette agréable impression quand une grande escorte s'est postée près de sa cellule pour l'accompagner au Sanhédrin le moment venu.

Peu après midi, il comparut à la barre du tribunal et perçut rapidement que le cénacle des grands docteurs de Jérusalem vivait l'un de ses grands jours, plein d'une masse populaire compacte. Sa présence provoquait une foule de commentaires. Tous voulaient voir, connaître le transfuge de la Loi, le docteur qui avait répudié et méprisé les titres sacrés. Excessivement ému, l'apôtre s'est souvenu une fois encore de la figure d'Etienne. Il lui appartenait maintenant de donner également le témoignage de l'Évangile de la vérité et de la rédemption. L'agitation du Sanhédrin lui donnait la même impression des temps vécus à l'époque où précisément, il avait infligé les plus dures humiliations au frère d'Abigail et aux prosélytes de Jésus. Il était donc juste de s'attendre, maintenant, à des souffrances acerbes et réparatrices. Et au comble de l'amertume, il y eut une singulière coïncidence : le sacerdote suprême qui présidait les faits s'appelait Ananie ! Il s'agissait peut-être d'une ironie du sort ?

Tout comme cela se passa avec Jeziel, une fols que l'acte d'accusation fut lu, et conformément aux prérogatives de sa naissance, la parole fut donnée à l'apôtre pour sa défense.

Avec le plus grand respect, Paul commença à se justifier. De nombreux rires étouffés brisaient le silence environnant et révélaient l'ambiance sarcastiquement hostile de l'auditoire.

Quand la grande éloquence de son oratoire commença à impressionner l'auditoire par le caractère fidèle du témoignage chrétien, le sacerdote suprême lui imposa le silence et vociféra emphatique :

- Un fils d'Israël, même porteur de titres romains quand il manque de respect aux traditions de cette maison en tenant des propos injurieux souillant la mémoire des prophètes, se rend passible de sévères châtiments. En déviant dans des concepts sibyllins propres à son obsession déréglée et criminelle pour le charpentier révolutionnaire de Nazareth, l'accusé semble ignorer le devoir de s'expliquer correctement ! Mon autorité ne permet pas que l'on abuse de ce lieu saint. Je décide donc que Paul de Tarse sera blessé à la bouche pour venger ses termes insultants.

L'apôtre lui a adressé un regard d'une indicible sérénité et a répliqué.

Prêtre, surveillez votre cœur pour ne pas tomber dans des mesures répressives injustes. Les hommes, comme vous, sont comme les murs blanchis des tombes, mais vous ne pouvez ignorer que vous serez aussi rattrapés par la justice de Dieu. Je connais trop bien les lois dont vous êtes devenu l'exécuteur. Si vous êtes Ici pour juger, comment et pourquoi ordonnez-vous de châtier ?

Mais avant qu'il n'ait eu le temps de continuer, un petit groupe de préposés d'Ananie s'est avancé avec de petits fouets, le blessant aux lèvres.

Comment oses-tu injurier le sacerdote suprême ? -s'exclamaient-ils fous de colère. - Tu paieras pour tes insultes !...

Des balafres marquaient le visage ridé et vénérable de l'ex-rabbin, sous les applaudissements généraux. Des voix ironiques s'élevaient sans cesse au sein de la foule infâme. Certains réclamaient plus de sévérité, d'autres d'une voix de stentor demandaient la lapidation. La sérénité de l'apôtre était un véritable témoignage et les esprits impulsifs et criminels s'en irritaient d'autant plus. Certains groupes d'Israélites plus vils se faisaient remarquer et, coopérant avec les bourreaux, lui crachaient au visage. Le tumulte était général. Paul essaya de parler, de s'expliquer plus en détail, mais la confusion était telle que l'on entendait rien et plus personne ne se comprenait.

Délibérément, le sacerdote suprême permettait un tel désordre. Les principaux éléments du Sanhédrin désiraient exterminer l'ex-docteur à tout prix. Le tribunal ne s'était prêté à la farce de ce jugement que parce qu'il avait perçu l'intérêt personnel de Claude Lysias pour le prisonnier. Sans cela, Paul de Tarse aurait été assassiné à Jérusalem pour satisfaire les sentiments odieux des ennemis gratuits de sa tâche apostolique bénie. À la demande du tribun présent à la réunion commémorative, Ananie réussit à rétablir le calme ambiant. Après des appels désespérés, l'assemblée devint silencieuse, dans l'attente.

Paul avait le visage en sang, sa tunique était en lambeaux, mais à l'étonnement et à la stupeur générale, il révélait dans son regard, contrairement à une autre époque et dans des circonstances de cette nature, une grande tranquillité fraternelle, laissant percevoir qu'il comprenait et pardonnait les offenses de l'ignorance.

Se supposant dans une position favorable, le sacerdote suprême ajouta sur un ton arrogant :

Tu devrais mourir comme ton Maître sur une croix méprisable ! Déserteur des traditions sacrées de la patrie et blasphémateur criminel, les souffrances que tu commences à éprouver parmi les fils légitimes d'Israël ne suffisent pas pour juste punition !...

L'apôtre, néanmoins, loin d'être effrayé a tranquillement répliqué :

Ce jugement précipité est le vôtre... Je ne mérite pas la croix du Rédempteur car sa couronne est excessivement glorieuse pour moi ; néanmoins, tous les martyres du monde seraient justement appliqués au pécheur que je suis. Vous craignez les souffrances parce que vous ne connaissez pas la vie éternelle, vous considérez les épreuves comme ceux qui ne voient rien au-delà de ces jours éphémères de l'existence humaine. La politique mesquine a éloigné votre esprit des visions sacrées des prophètes !... Les chrétiens le savent, ils connaissent une autre vie spirituelle, leurs espoirs ne reposent pas sur de faux triomphes qui vont pourrir avec le corps dans la tombe ! La vie n'est pas ce que nous voyons dans la banalité de tous les jours terrestres ; c'est avant tout l'affirmation de l'immortalité glorieuse avec Jésus-Christ !

La parole de l'orateur semblait maintenant magnétiser de tout son poids l'assemblée. Ananie lui-même, malgré sa colère sourde se sentait incapable de toute réaction, comme si quelque chose de mystérieux l'obligeait à entendre jusqu'au bout. Imperturbable dans sa sérénité, Paul de Tarse a continué :

Continuez à me blesser ! Crachez-moi à la face ! Battez-moi ! Ce martyrologue exalte en moi un espoir supérieur, car j'ai déjà créé en mon for intérieur un sanctuaire intangible à vos mains et où Jésus régnera pour toujours...

Que désirez-vous - a-t-il continué d'une voix ferme - avec vos émeutes et vos persécutions ? Après tout, quel motif avez-vous à générer tant de luttes stériles et destructrices ? Les chrétiens travaillent, comme Moïse l'a fait pour la croyance en Dieu et en notre glorieuse résurrection. Il est inutile de diviser, de fomenter la discorde, de vouloir cacher la vérité avec les illusions du monde. L'Évangile du Christ est le soleil qui illumine les traditions et les coutumes de la Loi Antique !...

Pendant ce temps cependant, à la stupéfaction de beaucoup, un nouveau vacarme se fit entendre. Les Saducéens se sont lancés contre les Pharisiens avec des gestes et des apostrophes délirantes. En vain, le sacerdote suprême chercha à calmer les esprits. Un groupe plus exalté essayait de s'approcher de l'ex-rabbin, prêt à l'étrangler.

Ce fut là que Claude Lysias, faisant appel aux soldats, se fit entendre dans l'assemblée menaçant les opposants. Surpris par ce fait insolite car les Romains ne voulaient jamais intervenir sur des sujets religieux relatifs à la race, les turbulents Israélites se sont immédiatement inclinés. Le tribun s'est alors adressé à Ananie et demanda la fermeture des travaux déclarant que le prisonnier retournerait en prison à la tour Antonia, jusqu'à ce que les juifs décident de résoudre le cas avec plus de discernement et de sérénité.

Les autorités du Sanhédrin n'ont pas masqué leur grand étonnement, mais comme le gouverneur de la province était en permanence à Césarée, il ne serait pas raisonnable de négliger son préposé à Jérusalem.

Avant que de nouveaux tumultes ne surgissent, Ananie déclara que le jugement de Paul de Tarse, selon l'ordre reçu, continuerait lors de la prochaine session du tribunal qui aurait lieu dans trois jours.

Avec beaucoup de précautions, les gardes emmenèrent le prisonnier, tandis que les Israélites les plus éminents cherchaient à contenir les protestations isolées de ceux qui accusaient Claude Lysias de partial et de sympathisant du nouveau credo.

Une fois reconduit dans sa cellule silencieuse, Paul put respirer et se reprendre pour affronter la situation.

Ressentant une sympathie bien justifiée pour cet homme valeureux et sincère, le tribun prit de nouvelles dispositions en sa faveur. L'ex-docteur de la Loi était plus satisfait et soulagé. Il eut un garde pour le servir en cas de besoin, il reçut de l'eau en abondance, des médicaments, des aliments et la visite de ses amis les plus proches. Ces démonstrationsd'estime l'émouvaient beaucoup. Spirituellement, il se sentait presque plus conforté ; son corps blessé lui faisait mal malgré tout et physiquement il était exténué... Après avoir parlé quelques minutes avec Luc et Timothée, conformément à l'autorisation reçue, il ressentit que certaines inquiétudes affligeaient son cœur. Serait-il juste de penser faire un voyage à Rome quand son état physique était si précaire ? Résisterait-il longtemps aux dures persécutions initiées à Jérusalem ? Et pourtant les voix du monde supérieur lui avaient promis ce voyage à la capitale de l'Empire... Il ne pouvait douter des promesses faites au nom du Christ. Une fatigue certaine alliée à une grande amertume, commençait à infirmer ses espoirs toujours actifs. Mais tombant dans une espèce de torpeur, il perçut, comme d'autres fois, qu'une vive clarté inondait la cellule en même temps qu'une voix douce lui murmurait :

Réjouis-toi des douleurs qui sauvent et illuminent la conscience ! Même si les souffrances se multiplient, les joies divines de l'espérance se renouvellent !... Garde ton enthousiasme car tout comme tu as témoigné pour moi à Jérusalem, il importe que tu le fasses aussi à Rome !...

Immédiatement, il a senti que de nouvelles forces confortaient son organisme abattu.

La clarté du matin le surpris presque bien disposé. Aux premières heures du jour, très anxieux Stéphane revint le voir. Reçu avec un affectueux intérêt, le jeune garçon informa son oncle des graves projets qui se conspiraient dans l'ombre. Les juifs avaient juré d'exterminer le converti de Damas, même si pour cela ils devaient assassiner Claude Lysias lui-même. L'environnement au Sanhédrin était empreint d'activités odieuses. Ils projetaient de tuer le prédicateur des gentils en plein jour lors de la prochaine session du tribunal. Plus de quarante comparses, des plus fanatiques, avaient solennellement juré de réaliser cette sinistre mission. Paul a tout entendu et calmement appela le garde et lui dit :

Je te demande de conduire ce jeune garçon devant le chef des tribuns pour qu'il l'entende sur un sujet urgent.

C'est ainsi que Stéphane fut reçu par Claude Lysias à qui il présenta la dénonciation. Avec le tact politique qui caractérisait ses décisions, l'astucieux et noble patricien promit d'examiner la question, sans laisser présumer de l'adoption de mesures définitives pour tromper la conspiration. Il le remercia de l'information reçue et recommanda au jeune garçon la plus grande discrétion quant aux commentaires concernant la situation, afin de ne pas exacerber davantage les esprits partisans.

Dans la solitude de son cabinet, le tribun romain réfléchit sérieusement à ces funestes perspectives. Avec sa capacité de conjurer les intrigues, le Sanhédrin était capable de provoquer l'agitation du peuple toujours versatile et agressif. Des rabbins passionnés pouvaient mobiliser des criminels et peut-être même assassiner dans des conditions spectaculaires. Mais la dénonciation partait d'un jeune garçon, presque un enfant. De plus, il s'agissait du neveu du prisonnier. Aurait-il dit la vérité ou s'agissait-il d'un simple instrument d'une possible mystification affective née d'une juste inquiétude familiale ? Par chance, il n'avait pas encore réussi à dissiper ses doutes quant à la conduite à tenir que quelqu'un demanda la faveur d'une entrevue. Désireux de marquer une pause à de si graves cogitations, il accéda rapidement à cette sollicitation. Il ouvrit sa luxueuse porte et un vieillard au visage calme est apparu souriant. Claude Lysias en fut réjoui. Il le connaissait bien. Il lui devait des faveurs. Le visiteur inattendu était Jacques, il venait interposer sa généreuse influence en faveur du grand ami de ses constructions évangéliques. Le fils d'Alphée répéta le plan déjà dénoncé par Stéphane, quelques minutes plus tôt. Et en dit davantage. Il lui raconta l'histoire émouvante de Paul de Tarse, se révélant être un témoin impartial de toute sa vie et ajouta que l'apôtre était venu en ville suite à sa demande insistante afin de prendre des mesures provisoires en matière de propagande. Il conclut son exposé empressé en demandant à l'ami illustre des mesures efficaces pour éviter le monstrueux attentat.

Plus soucieux maintenant, le tribun réfléchit :

Vos considérations sont justes, toutefois, je pressens des difficultés à coordonner des mesures immédiates. Ne vaudrait-il pas mieux attendre que les faits se présentent et réagir alors en usant de la force contre la force ?

Jacques a esquissé un sourire de doute et répondit :

Il me semble que votre autorité devrait prendre des mesures urgentes. Je connais les passions judaïques et la fureur de ses manifestations. Jamais je ne pourrai oublier l'odieux ferment des pharisiens, le jour du Calvaire. Si je crains pour le sort de Paul, je crains également pour vous-même. La foule de Jérusalem est très souvent criminelle.

Lysias a froncé le front et a longuement réfléchi. Mais l'arrachant à son indécision, le vieux Galiléen lui a présenté l'idée de faire transférer le prisonnier à Césarée en vue d'un jugement plus juste. La mesure aurait la vertu de soustraire l'apôtre de l'environnement exacerbé de Jérusalem et faire avorter le début du plan d'homicide ; en outre, le tribun resterait libre de tous soupçons injustes et maintiendrait intègres les traditions de respect autour de son nom de la part des juifs malveillants et ingrats. Le fait ne serait connu que des plus intimes et le patricien désignerait une escorte de soldats courageux pour accompagner le prisonnier qui ne sortirait de Jérusalem qu'après minuit.

Claude Lysias considéra l'excellence de ces suggestions et promit de les mettre en pratique le soir même.

Dès que Jacques l'eut salué, le Romain a appelé deux assistants de confiance et leur a donné les premiers ordres pour former une escorte forte de cent-trente soldats, deux-cents archers et soixante-dix cavaliers, sous la protection de qui, Paul de Tarse aurait à comparaître devant le gouverneur Félix, au grand port palestinien. Conformément aux instructions reçues, les préposés réservèrent au prisonnier l'une des meilleures montures.

Tard dans la nuit, à sa grande surprise, Paul de Tarse fut appelé. Claude Lysias lui expliqua en quelques mots l'objectif de sa décision et la grande caravane partit en silence vers Césarée.

Compte tenu du caractère secret des mesures prises, le voyage se passa sans incidents dignes d'être mentionnés. Ce n'est que plusieurs heures plus tard que les informations en question quittèrent la tour Antonla, convainquant les juifs, à leur grande déception, de l'inutilité de toutes représailles.

À Césarée, le gouverneur reçut l'expédition avec beaucoup d'étonnement. Il connaissait la réputation de Paul et il n'était pas sans ignorer les luttes qu'il soutenait avec ses frères de race, mais cette caravane de quatre cents hommes armés pour protéger un prisonnier le laissait stupéfait.

Après le premier interrogatoire, le plus haut préposé de l'Empire de la province prit la décision suivante :

Vu l'origine judaïque de l'accusé, je ne peux rien juger sans entendre l'organe compétent de Jérusalem.

Et il ordonna que le Sanhédrin se fasse représenter au siège du gouvernement dans la plus grande urgence.

Cet ordre sut largement satisfaire les Israélites.

En conséquence, cinq jours après le déplacement de l'apôtre, Ananie lui-même, à la tête de l'ensemble des autorités du Sanhédrin et du Temple, accourut à Césarée avec les projets les plus étranges concernant la situation de l'adversaire. Connaissant le pouvoir de son inexorable logique et la grandeur de la parole de l'ex-docteur de Tarse, les vieux rabbins se firent accompagner de Tertule, l'une des intelligences les plus remarquables qui aient coopérer au respectable collège.

Une fois le tribunal improvisé mis en place pour décider des faits, l'orateur du Sanhédrin eut le premier la parole, et formula de lourdes accusations contre le suspect. Il dessina sous de sombres aspects toutes les activités du christianisme et finit par demander au gouverneur de livrer l'accusé à ses frères de race afin d'être dûment jugé par eux-mêmes.

C'est alors que l'occasion de s'expliquer fut accordée à l'ex-rabbin. Paul se mit à parler avec une grande sérénité. Félix a immédiatement constaté ses dons intellectuels élevés, les beautés dialectiques qu'il évoquait et écouta ses arguments avec un rare intérêt. Les anciens de Jérusalem ne savaient pas cacher leur propre colère. S'ils l'avaient pu, ils auraient écartelé l'apôtre à cet instant même, telle était leur irritation qui contrastait avec la tranquillité transparente de l'oratoire et celle de l'orateur infortuné.

Embarrassé, le gouverneur eut du mal à prononcer un « verdict ». D'un côté, il y avait les anciens d'Israël dans une attitude presque colérique qui réclamaient les droits de la race ; de l'autre, il contemplait l'apôtre de l'Évangile, calme, imperturbable, Seigneur spirituel du sujet qui éclaircissait tous les points obscurs du procès singulier qui lui était fait avec sa parole élégante et réfléchie.

Reconnaissant l'extrême valeur de cet homme amaigri et vieilli dont les cheveux semblaient blanchis par des expériences pénibles et sacrées, le gouverneur Félix a modifié précipitamment ses premières impressions et a clôturé les travaux en ces termes :

Messieurs, je reconnais que le procès est plus grave que j'avais pu en juger à première vue. Aussi, je décide de reporter le jugement définitif jusqu'à ce que le tribun Claude Lysias ait été dûment entendu.

Les anciens se sont mordu les lèvres. En vain, le sacerdote suprême a demandé à poursuivre les travaux. Le mandataire de Rome n'a pas changé de point de vue et la nombreuse assemblée s'est dissoute au grand regret des Israélites gênés de repartir, extrêmement désappointés.

Félix, néanmoins, se mit à considérer le prisonnier avec un plus grand respect. Le lendemain, il alla lui rendre visite, lui accordant l'autorisation de recevoir ses amis dans une pièce voisine. Se disant que Paul jouissait d'un grand prestige parmi et devant tous les partisans de la doctrine du prophète nazaréen, il imagina, dès lors, tirer quelques avantages de la situation. Chaque fois qu'il lui rendait visite, il lui trouvait une plus grande acuité mentale, s'intéressait à ses idées vives et palpitantes pleines de sages commentaires, à son opinion et à son expérience de vie.

Un beau jour, le gouverneur aborda avec soin la question des intérêts personnels, insinuant l'avantage de sa libération de manière à répondre aux aspirations de la communauté chrétienne qui lui prêtait tant d'importance.

Paul lui fit alors observer sur un ton résolu :

Je ne suis pas vraiment de votre avis. J'ai toujours considéré que la première vertu du chrétien est d'être prêt à obéir à la volonté de Dieu en tout. Il est vrai que je ne suis pas détenu sans assistance et sans protection et pour cela je crois que Jésus pense qu'il vaut mieux me conserver prisonnier par les temps qui courent. Je le sers donc comme si j'étais vraiment libre.

Néanmoins, - a continué Félix, sans avoir le courage de toucher directement au but -, votre libération ne serait pas une chose très difficile à obtenir.

Comment cela ?

N'avez-vous pas des amis riches et influents dans tous les coins de la province ? - interrogea le préposé gouvernemental d'une manière ambiguë.

Que désirez-vous dire par là ? - a demandé l'apôtre à son tour.

Je crois que si vous réunissiez suffisamment d'argent pour répondre aux intérêts personnels de ceux qui décident du procès, vous seriez libéré de l'action de la justice en quelques jours.

Paul comprit ses insinuations mal voilées et lui répondit noblement :

Je vois maintenant ce que vous voulez dire. Vous faites allusion à une justice conditionnée aux caprices criminels des hommes. Cette justice ne m'intéresse pas. Je préférerais connaître la mort en prison plutôt que de servir d'obstacle à la rédemption spirituelle des plus humbles des fonctionnaires de Césarée. Leur donner de l'argent en échange d'une liberté illicite, serait les habituer à l'attachement des biens qui ne leur appartiennent pas. Mon activité serait, alors, un effort manifestement pervers. En outre, quand nous avons la conscience pure, personne ne peut gêner notre liberté et je me sens ici aussi libre que si j'étais dehors sur la voie publique.

À ce commentaire franc et sévère, le gouverneur déguisa son embarras. Cette leçon l'humiliait profondément et dès lors, il se désintéressa de sa cause. Mais il avait déjà fait des commentaires auprès de ses amis les plus proches sur l'intelligence remarquable du prisonnier de Césarée et, quelques jours plus tard, sa jeune femme Drusila manifesta le souhait de connaître et d'entendre l'apôtre. De mauvais gré, mais ne pouvant s'esquiver, il finit par l'amener en présence de l'ex-rabbin.

Juive d'origine, Drusila ne se contenta pas comme son mari de simples questions superficielles. Désireuse de sonder ses idées les plus profondes, elle lui demanda de lui faire un commentaire général sur la nouvelle doctrine qu'il avait épousée et cherchait à diffuser.

Devant des figures notables de la cour provinciale, le valeureux apôtre des gentils a fait le brillant éloge de l'Évangile, soulignant l'inoubliable exemple du Christ et les devoirs de prosélytisme qui pointaient de tous les coins du monde. La majorité des auditeurs l'écoutait avec un intérêt évident, mais quand il se mit à parler de la résurrection et des devoirs de l'homme en raison de ses responsabilités dans le monde spirituel, le gouverneur est devenu pâle et a interrompu la prédication.

Pour aujourd'hui cela suffit ! - a-t-il dit avec autorité. - Mes proches pourront vous entendre une autre fois s'ils le souhaitent, quant à moi je ne crois pas en l'existence de Dieu.

Paul de Tarse reçut ce commentaire avec sérénité et répondit avec bienveillance :

Je remercie la délicatesse de votre déclaration mais néanmoins, Seigneur le gouverneur, j'ose souligner le besoin d'y réfléchir car lorsqu'un homme affirme ne pas accepter la paternité du Tout-Puissant, c'est qu'en règle générale, il craint le jugement de Dieu.

Félix lui a jeté un regard furieux et s'est retiré avec les siens, se promettant à lui-même de laisser le prisonnier livré à son sort.

Face à cela, bien que respecté pour sa franchise et sa loyauté, Paul dût supporter deux ans de réclusion à Césarée. Il profita de ce temps pour rester en relation constante avec ses églises bien-aimées. D'innombrables messages allaient et venaient, apportant des questionnements et emportant des conseils et des instructions.

À cette époque, l'ex-docteur de Jérusalem attira l'attention de Luc sur son vieux projet d'écrire une biographie de Jésus, mettant à profit les informations de Marie ; il déplora ne pas pouvoir aller à Éphèse et le chargea de ce travail qu'il considérait d'une importance capitale pour les adeptes du christianisme. Son ami médecin lui donna complète satisfaction en léguant à la postérité la précieuse histoire de la vie du Maître, riche de lumière et d'espoirs divins. Une fois les annotations évangéliques terminées, l'esprit dynamique de l'apôtre des gentils souligna le besoin d'un travail qui détermine les activités apostoliques juste après le départ du Christ, pour que le monde connaisse les glorieuses révélations de la Pentecôte, d'où l'origine du magnifique rapport de Luc qu'est - l'Actes des Apôtres.

Malgré sa condition de prisonnier, le converti de Damas n'a cessé de travailler un seul jour, profitant de tous les recours à sa portée pour la diffusion de la Bonne Nouvelle.

Le temps passait rapidement mais les Israélites n'avaient jamais abandonné leur plan initial d'éliminer le valeureux champion des vérités du ciel. À plusieurs reprises, le gouverneur fut abordé sur l'opportunité de renvoyer l'incarcéré à Jérusalem, mais au souvenir de Paul, sa conscience hésitait. En plus de ce qu'il avait pu observer lui-même, il avait entendu le tribun Claude Lysias qui lui avait parlé de l'ex-rabbin avec un indicible respect. Plus par peur des pouvoirs surnaturels attribués à l'apôtre que par dévouement à ses devoirs d'administrateur, il avait résisté à toutes les attaques des juifs, restant ferme dans son intention de garder l'accusé jusqu'à ce qu'apparaisse l'occasion d'un jugement plus prudent.

La feuille de route du grand ami des gentils comptait deux ans de prison. Un ordre impérial transféra Félix dans une autre province. Sans oublier la peine que la franchise de Paul lui avait causée, il fit en sorte de l'abandonner à son propre sort.

Le nouveau gouverneur, Portius Festus, est arrivé à Césarée au beau milieu d'une bruyante manifestation populaire. Jérusalem ne pouvait s'esquiver aux hommages politiques et dès qu'il eut assumé le pouvoir, l'illustre patricien rendit visite à la grande ville des rabbins. Le Sanhédrin profita de l'occasion pour demander instamment son vieil ennemi d'antan. Un groupe de docteurs de la Loi Antique voulut s'entretenir cérémonieusement avec le généreux Romain, et sollicita la restitution du prisonnier pour un jugement sous l'égide du tribunal religieux. Festus reçut la commission cavalièrement et se montra prêt à y consentir mais, prudent par nature et par devoir pour sa fonction, il déclara préférer résoudre la question à Césarée où il pourrait connaître le sujet avec les détails nécessaires. À ces fins, il invitait les rabbins à l'accompagner à son départ. Les Israélites exultèrent de joie. Les plus sinistres projets se sont fomentés pour réceptionner l'apôtre à Jérusalem.

Le gouverneur passa dix jours à Jérusalem, mais avant de repartir quelqu'un se rendit à Césarée le cœur oppressé et inquiet. C'était Luc qui, courageux et appréhensif, se proposait d'informer le prisonnier de tous les singuliers événements. Paul de Tarse l'écouta avec attention et sérénité, mais quand son compagnon se mit à lui parler des plans du Sanhédrin, l'ami des gentils devint pâle. Il avait été définitivement décidé que le transfuge serait crucifié comme le divin Maître, au même endroit du Calvaire. Des préparatifs pour mettre fidèlement en scène le drame du Calvaire étaient organisés. L'accusé porterait la croix affrontant les sarcasmes de la populace ; certains parlaient même du sacrifice de deux voleurs pour que tous les détails caractéristiques du martyre du Charpentier se répètent.

Peu de fois l'apôtre avait manifesté une telle impression de stupeur. Finalement, amer et énergique, il s'exclama :

J'ai supporté les coups de fouet, les lapidations et les insultes de toute part, mais de toutes les persécutions et les épreuves, celle-ci est la plus absurde...

Le médecin lui-même ne savait pas comment interpréter cette idée, quand l'ex-rabbin a continué :

Nous devons éviter cela à tout prix. Comment envisager cette délibération extravagante de répéter la scène du Calvaire ? Quel disciple aurait le courage de se soumettre à cette fausse parodie avec l'idée mesquine d'atteindre le plan du Maître en témoignage des hommes ? Le Sanhédrin se trompe. Personne au monde n'aura un Calvaire égal à celui du Christ. Nous savons qu'à Rome les chrétiens commencent à mourir se sacrifiant, pris pour de misérables esclaves. Les pouvoirs pervers du monde déchaînent la tempête d'ignominies sur le front des partisans de l'Évangile. Si je dois porter le témoignage de Jésus, je le ferai à Rome. Je saurai mourir auprès des compagnons comme un homme ordinaire, tel un pécheur. Cependant, je ne me soumettrai pas au rôle de faux imitateur du Messie promis. Puisque le procès va encore être débattu par le nouveau gouverneur, j'en appellerai à César.

Le médecin fit un geste d'étonnement. Comme la majorité des chrétiens éminents de cette époque, Luc ne réussit pas à comprendre ce geste interprété, à première vue, comme un refus de témoigner.

Et pourtant - a-t-il objecté avec une certaine hésitation - Jésus n'a pas fait appel aux hautes autorités lors du sacrifice de la croix et je crains que les disciples ne sachent pas interpréter ton attitude comme il convient.

Je ne suis pas d'accord avec toi - a répondu Paul résolu, - si les communautés chrétiennes ne peuvent pas comprendre ma décision, je préfère passer à leurs yeux pour un pédant et un inconscient, en cette heure singulière de ma vie. Je suis un pécheur et je dois mépriser l'éloge des hommes. S'ils me condamnent, ils ne seront pas dans l'erreur. Je suis imparfait et je dois témoigner dans cette véritable condition de ma vie. Sinon ce serait déranger ma conscience que de me doter d'une fausse valeur humaine.

Très impressionné, Luc a gardé cette leçon inoubliable.

Trois jours après cette entrevue, le gouverneur retournait au siège du gouvernement provincial, accompagné d'un grand cortège d'Israélites prêts à obtenir la livraison du célèbre prisonnier.

Avec la sérénité qui marquait ses attitudes politiques, Portius Festus voulut immédiatement connaître la situation. Il revit méticuleusement le procès, prit connaissance des titres de citoyenneté romaine de l'accusé, conformément à la législation en vigueur. Et devant l'insistance des rabbins qui dénotaient une grande anxiété pour arriver à résoudre le problème, il convoqua une réunion pour un nouvel examen des déclarations de l'accusé afin de satisfaire la politique régionale de Jérusalem.

Le converti de Damas, le corps éreinté mais toujours vif d'esprit, a comparu à l'assemblée sous les regards pleins de rancoeurs de ses frères de race qui plaidaient son déplacement à tout prix. Le tribunal de Césarée attira une grande foule, désireuse de connaître l'issue donnée à ce nouveau jugement. Les Israélites discutaient, les chrétiens commentaient les débats sur la défensive. Plus d'une fois, Portius Festus fut obligé de lever la voix, attirant leur attention et demandant le silence.

Une fois les travaux de la singulière assemblée ouverts, le gouverneur a interrogé l'accusé avec une énergie pleine de noblesse.

Paul de Tarse, néanmoins, a répondu à tous les arguments avec la sérénité qui lui était particulière. Malgré l'animosité manifeste des juifs, il déclara qu'il ne les avait offensés en rien et ne se souvenait absolument pas d'un moment dans toute sa vie où il aurait attaqué le Temple de Jérusalem ou les lois de César.

Festus perçut qu'il s'agissait d'un esprit cultivé et éminent et que ce ne serait pas si facile de le livrer au Sanhédrin comme il l'avait pensé au début. Quelques rabbins avaient même insisté pour qu'il ordonne son transfert à Jérusalem, purement et simplement, en dépit de toutes règles légales. Le gouverneur n'aurait pas hésité à le faire, faisant prévaloir son influence politique, mais il ne voulut pas pratiquer un acte arbitraire sans connaître les qualités morales de l'homme visé par les intrigues judaïques. Au fond, il considérait que s'il s'agissait d'un personnage vulgaire, il pourrait le livrer sans crainte à l'autorité tyrannique du

Sanhédrin qui bien sûr le liquiderait ; mais il n'en serait pas de même s'il vérifiait la noblesse et l'intelligence du prisonnier car, avec son sens aigu de la politique, il ne désirait pas acquérir un ennemi capable de lui nuire à tout moment. Ayant reconnu les hautes facultés intellectuelles et morales de l'apôtre, il changea complètement d'attitude. Dès lors, il se mit à considérer avec plus de sévérité l'interlocuteur en arrivant à la conclusion que ce serait un crime d'agir avec partialité le concernant. Outre la culture que l'accusé exhibait, il s'agissait d'un citoyen romain par des titres légitimement acquis. Formulant de nouvelles conjectures et à l'immense surprise des représentants du Sanhédrin, Portius Festus a demandé au prisonnier s'il acceptait de retourner à Jérusalem afin d'y être jugé, devant lui-même, par le tribunal religieux de sa race. Paul de Tarse, comprenant l'embuscade des Israélites, a répondu tranquillement, remplissant l'assemblée d'étonnements :

Seigneur gouverneur, je suis devant le Tribunal de César afin d'être définitivement juger. Voilà plus de deux ans que j'attends la décision d'une procédure que je ne peux comprendre. Comme vous le savez, je n'ai offensé personne. Mon emprisonnement ne tient qu'aux intrigues religieuses de Jérusalem. Je défie, dans ce cas, l'opinion des plus exigeants. Si j'ai pratiqué quelque acte indigne, je demande, moi même, la sentence de mort. Convoqué à un nouveau jugement, j'ai cru que vous auriez le courage nécessaire pour rompre avec les aspirations inférieures du Sanhédrin en rendant justice à votre magnanimité d'administrateur consciencieux et droit. Je continue à avoir confiance en votre autorité, en votre impartialité, exemptée de faveur que personne ne pourra exiger de vos charges honorables et délicates. Examinez consciencieusement les accusations qui me retiennent en prison à Césarée ! Vous vérifierez qu'aucun pouvoir provincial ne pourra me livrer à la tyrannie de Jérusalem ! Bien que croyant sincèrement en vos délibérations sages et justes, face à de telles circonstances, j'invoque mes titres et j'en appelle, dès à présent, à César !...

L'attitude inattendue de l'apôtre des gentils provoqua l'étonnement général. Portius Festus, très pâle, était plongé dans de sérieuses cogitations. De sa chaise déjuge, il avait généreusement enseigné le chemin de la vie à beaucoup d'accusés et de malfaiteurs, mais en cette heure inoubliable de son existence, il se trouvait face à un accusé qui parlait à son cœur. La réponse de Paul était tout un programme de justice et d'ordre. Avec une immense difficulté, il demanda le retour au calme dans l'enceinte. Les représentants du judaïsme discutaient entre eux avec véhémence, quelques chrétiens empressés commentaient défavorablement l'attitude de l'apôtre, l'appréciant superficiellement comme s'il s'agissait d'un refus de témoigner. Le gouverneur réunit rapidement le petit conseil des rabbins les plus influents. Les docteurs de la Loi Antique insistèrent pour que des mesures plus énergiques fussent adoptées, supposant que Paul changerait d'attitude avec quelques coups de bastonnades. Mais sans mépriser l'occasion qui lui était offerte d'une plus prestigieuse leçon dans sa vie publique, le gouverneur ferma ses oreilles aux intrigues de Jérusalem, affirmant que d'aucune manière il ne pouvait transiger dans l'accomplissement du devoir en cet instant significatif de sa vie. Embarrassé, il s'est excusé devant les vieux hommes politiques du Sanhédrin et du Temple qui le fixaient avec des yeux de rancœur et prononça ces célèbres paroles.

Tu as fait appel à César ? Tu iras à César !

À cette ancienne formule, les travaux du nouveau procès furent clos. Les représentants du Sanhédrin se retirèrent extrêmement irrités, l'un d'eux s'exclama à voix haute au prisonnier qui reçut l'insulte sereinement :

Seuls les déserteurs maudits font appel à César. Tourne-toi vers les gentils, indigne imposteur !...

L'apôtre l'a fixé avec bienveillance tandis qu'il se préparait à retourner en prison.

Sans perdre de temps, le gouverneur fit consigner la pétition de l'accusé pour donner suite à la procédure. Le lendemain, il s'est attardé à étudier le cas et fut l'objet d'une grande indécision. Il ne pouvait envoyer l'accusé à la capitale de l'Empire, sans justifier les motifs de son emprisonnement pendant si longtemps dans la prison de Césarée. Comment procéder ? Quelques jours de plus s'écoulèrent. Hérode Agrippa et Bérénice vinrent saluer le nouveau gouverneur lors d'une visite officielle et inattendue. Le préposé impérial ne put dissimuler les inquiétudes qui l'absorbaient, et après les solennités protocolaires dues à des hôtes aussi illustres, il raconta à Agrippa l'histoire de Paul de Tarse dont la personnalité enthousiasmait les plus indifférents. Le roi palestinien, qui connaissait la renommée de l'ex-rabbin, manifesta le désir de le voir de près, ce que Festus accepta volontiers, heureux de pouvoir satisfaire son généreux hôte, mais aussi dans l'espoir d'impressions utiles à l'illustration du procès de l'apôtre qu'il était chargé d'envoyer à Rome.

Portius donna à cet acte un caractère de fête. Il invita les personnalités les plus éminentes de Césarée, rassemblant une brillante assemblée autour du roi, le meilleur et le plus vaste auditoire de la cour provinciale. D'abord il y eut des ballets et de la musique, puis dûment escorté, le converti de Damas fut présenté au gouverneur lui-même en des termes discrets mais cordiaux et sincères.

Immédiatement, Hérode Agrippa fut vivement impressionné par l'aspect fatigué et maigre de l'apôtre dont les yeux calmes traduisaient l'énergie inébranlable de sa race. Curieux de mieux le connaître, il lui demanda de se défendre de vive voix.

Paul comprit la profonde signification de cette minute et se mit à raconter les différentes étapes de son existence avec une grande érudition et sincérité. Le roi l'écoutait éberlué. L'ex-rabbin évoqua son enfance, leur parla des souvenirs de sa jeunesse, puis il leur expliqua son aversion aux partisans du Christ Jésus et, exubérant d'inspiration, il retraça le tableau de sa rencontre avec le Maître ressuscité aux portes de Damas, en pleine lumière du jour. Ensuite, il poursuivit en énumérant les faits relatifs à l'œuvre des gentils, les persécutions souffertes de toute part par amour pour l'Évangile, concluant avec véhémence que, sans l'ombre d'un doute, ses prédications ne contrariaient pas, mais plutôt corroboraient les prophéties de la Loi Antique depuis Moïse.

Laissant libre cours à son imagination ardente et fertile, les yeux de l'orateur jubilaient d'éclats. L'assemblée aristocratique éminemment impressionnée par les faits rapportés manifesta son enthousiasme et sa joie. Hérode Agrippa, très pâle, avait l'impression d'avoir rencontré l'une des plus profondes voix de la révélation divine. Portius Festus ne cachait pas la surprise qui assaillait soudainement son esprit. Il n'avait pas présumé trouver chez le prisonnier de si grandes facultés de foi et de persuasion. En entendant l'apôtre décrire les scènes les plus belles de son apostolat, les yeux pleins de joie et de lumière, transmettant à l'auditoire attentif et ému des idées imprévisibles et singulières, le gouverneur se dit qu'il s'agissait d'un fou sublime et lui fit, à voix haute, au beau milieu d'une plus longue pause :

Paul, tu es devenu fou ! Tes grandes connaissances te font délirer !...

Loin de s'intimider, l'ex-rabbin a répondu noblement :

Vous vous trompez ! Je ne suis pas fou ! Devant votre autorité de Romain illustre, je n'oserais pas parler de cette manière, même si je reconnais que vous n'êtes pas dûment préparé à m'entendre. Les patriciens d'Auguste sont aussi de Jésus-Christ, mais ils ne connaissent pas encore complètement le Sauveur. À chacun, nous devons parler conformément à sa capacité d'entendement spirituel. Ici, néanmoins, Seigneur gouverneur, si je parle avec audace c'est parce que je me dirige à un roi qui n'ignore pas le sens de mes paroles. Hérode Agrippa aura entendu parler de Moïse depuis l'enfance. C'est un romain de culture, mais il s'est nourri de la révélation du Dieu de ses ancêtres. Aucune de mes affirmations ne peut lui être inconnue. De plus, il trahirait son origine sacrée car tous les fils de la nation qui ont accepté le Dieu unique doivent connaître la révélation de Moïse et des prophètes. Ne croyez-vous pas, roi Agrippa ?

La question causa un énorme étonnement. L'administrateur provincial lui-même n'aurait pas eu le courage de s'adresser au roi avec tant de désinvolture. L'illustre descendant d'Antipas était grandement surpris. Une extrême pâleur couvrait son visage. Personne ne lui avait jamais parlé de cette manière de toute sa vie.

Percevant son attitude mentale, Paul de Tarse a complété sa puissante argumentation en ajoutant :

Je sais que vous le croyez !...

Confus par l'aisance de l'orateur, Agrippa a agité son front comme s'il désirait expulser quelque idée inopportune ; il a esquissé un vague sourire et laissa comprendre qu'il était maître de lui-même, puis dit sur un ton de plaisanterie :

Et bien ça alors ! Pour peu, tu m'aurais persuadé de faire une profession de foi chrétienne...

L'apôtre ne se considéra pas vaincu pour autant et répondit :

J'espère sincèrement que vous deveniez disciple de Jésus ; non seulement vous, mais tous ceux qui nous ont entendu aujourd'hui.

Portius Festus a compris que le roi était beaucoup plus impressionné qu'il ne l'avait supposé et désireux de changer d'ambiance, il proposa que les hautes personnalités se retirent pour la collation de l'après-midi dans le palais. L'ex-rabbin fut reconduit en prison laissant aux auditeurs une inoubliable impression. Sensible, Bérénice fut la première à se manifester réclamant la clémence pour le prisonnier. Les autres suivirent le même courant de sympathie spontanée. Hérode Agrippa chercha une formule suffisamment digne pour que l'apôtre soit rendu à la liberté. Mais le gouverneur lui expliqua que connaissant la fibre morale de Paul, il avait sérieusement pris la décision de faire appel à César et que les premières instructions le concernant étaient déjà enregistrées. Respectueux des lois romaines, il s'opposait à la suggestion, bien que demandant l'aide intellectuelle du roi pour la lettre de justification avec laquelle l'accusé allait se présenter à l'autorité compétente dans la capitale de l'Empire. Désireux de conserver sa tranquillité politique, le descendant des Hérode n'avança aucun nouveau commentaire, il déplora seulement que le prisonnier ait déjà fait appel en dernière instance. Il chercha alors à coopérer à la rédaction du document et afficha son opposition au prédicateur de l'Évangile par le fait d'avoir suscité plusieurs luttes religieuses dans la couche populaire en désaccord avec l'unité de foi visée par le Sanhédrin, bastion de défense des traditions judaïques. À cet effet, le roi en personne avait signé le document en tant que témoin, donnant une plus grande importance aux allégations du préposé impérial. Extrêmement satisfait, Portius Festus prit note de ce soutien. Le problème était résolu et Paul de Tarse pouvait intégrer le premier groupe de condamnés à partir pour Rome.

Inutile de dire qu'il reçut la nouvelle avec sérénité. Après s'être mis d'accord avec Luc, il demanda que l'église de Jérusalem en soit informée, ainsi que celle de Sidon où le navire recevrait certainement son chargement et les passagers. Tous les amis de Césarée furent mobilisés à la tâche des émouvants messages que l'ex-rabbin adressait aux églises qui lui étaient chères, sauf Timothée, Luc et Aristarque qui se préparaient à l'accompagner à la capitale de l'Empire.

Les jours passèrent rapidement jusqu'au moment où le centurion Jules vint chercher les prisonniers avec son escorte, en partance pour ce voyage agité. Le centurion avait tous pouvoirs pour décider des mesures à prendre et immédiatement il éprouva de la sympathie pour l'apôtre, il ordonna qu'il soit conduit au bateau sans chaînes contrairement aux autres prisonniers.

Le tisserand de Tarse, qui se soutenait au bras de Luc, revit calmement le tableau clair et bruyant des rues, caressant l'espoir d'une vie plus élevée où les hommes pourraient jouir de fraternité au nom du Seigneur Jésus. Son cœur était plongé dans de douces réflexions et de brûlantes prières, quand il fut surpris par la foule compacte qui s'oppressait et s'agitait sur la grande place en bord de mer.

Des files de vieux, de jeunes et d'enfants se sont rassemblés près de lui, à quelques mètres de la plage. Devant eux, il y avait Jacques affaibli et vieilli qui était venu de Jérusalem avec grands sacrifices lui apporter un baiser fraternel. Le brûlant défenseur des gentils ne réussit pas à dominer son émotion. Des bandes d'enfants lui lancèrent des fleurs. Reconnaissant la noblesse de cet Esprit héroïque, le fils d'Alphée lui a pris la dextre et l'a baisée avec effusion. Tous les chrétiens de Jérusalem capables de faire le voyage se trouvaient là. Les confrères de Joppé, Lydde, Antipatris, étaient tous venus de toutes parts de la province. Les enfants des gentils se joignaient aux petits juifs qui saluaient affectueusement l'apôtre prisonnier. Des vieillards infirmes s'approchaient respectueusement et s'exclamaient :

Vous ne devriez pas partir !...

Des femmes humbles remerciaient les bienfaits reçus de ses mains. Des malades guéris faisaient des commentaires sur l'ensemble des travaux qu'il avait suggéré et aidé à fonder dans l'église de Jérusalem et proclamaient leur gratitude à voix haute. Les gentils, convertis à la l'Évangile, lui baisaient les mains en murmurant :

Qui nous enseignera désormais à être les fils du Très-Haut ?

Des garçons aimants tiraient sa tunique sous le regard de leurs mères consternées.

Tous lui demandaient de rester, de ne pas partir, qu'il revienne vite pour les services bénis de Jésus.

Soudain, il se souvint de la vieille scène d'emprisonnement de Pierre quand lui, Paul, se dressant en bourreau des disciples de l'Évangile, avait visité l'église de Jérusalem à la tête d'une expédition punitive. Ces manifestations d'affection venues du peuple parlaient doucement à son âme. Elles signifiaient qu'il n'était plus maintenant le bourreau implacable qui, jusqu'à alors, n'avait pas pu comprendre la miséricorde divine ; elles traduisaient le rachat de sa dette dans l'âme du peuple. La conscience un peu soulagée, il s'est souvenu d'Abigail et se mit à pleurer. Il se sentait là comme au sein des « fils du Calvaire » qui l'étreignaient, reconnaissants. Ces mendiants, ces mutilés, ces enfants étaient sa famille. À cet instant inoubliable de sa vie, il se confondait au rythme de l'harmonie universelle. De douces brises émanant de mondes différents embaumaient son âme comme s'il avait touché une région divine après avoir gagné de grande bataille. Pour la première fois, quelques enfants l'ont appelé « père ». Il s'est penché avec plus de tendresse vers les enfants qui l'entouraient. Il interprétait tous les épisodes de cette heure inoubliable comme une bénédiction de Jésus qui le liait à tous les êtres. Devant lui, l'océan calme ressemblait à un chemin infini et prometteur de beautés mystérieuses et ineffables.

Jules, le centurion de garde, s'est approché ému et dit avec douceur :

Malheureusement, le moment de partir est venu.

Et, témoin des manifestations faites à l'apôtre, il avait lui aussi les yeux humides. Il avait déjà rencontré beaucoup de coupables dans ces conditions et tous étaient des rebelles, des désespérés ou des pénitents repentis. Celui-là pourtant était calme et presque heureux. Une joie indicible débordait de ses yeux brillants. En outre, il savait que cet homme dévoué au bien de toutes les créatures n'avait commis aucune erreur. Il est donc resté à ses côtés à partager ces transports d'affection du peuple comme pour démontrer la considération qu'il méritait.

L'apôtre des gentils a étreint ses amis pour la dernière fois. Tous pleuraient discrètement à la manière des disciples sincères de Jésus qui ne pleurent pas sans consolation : les mères s'agenouillaient avec leurs enfants sur le sable blanc, les vieux, se soutenant à de durs bâtons, faisaient d'immenses efforts. Tous ceux qui étreignaient le champion de l'Évangile, se mettaient à genoux, suppliant le Seigneur de bénir sa nouvelle route.

Concluant ces adieux, Paul a souligné avec une sérénité héroïque :

Pleurons de joie, mes frères ! Il n'est pas de plus grande gloire en ce monde que celle d'être un homme en route vers le Christ Jésus !... Le Maître est allé à la rencontre du Père à travers les martyres de la croix ! Bénissons notre croix de chaque jour. Il nous faut apporter les marques du Seigneur Jésus ! Je ne crois pas pouvoir revenir ici avec ce corps affaibli par mes luttes matérielles. J'espère que le Seigneur m'accordera le dernier témoignage à Rome. Cependant, je serai avec vous par le cœur ; je retournerai à nos églises en Esprit ; je coopérerai à votre effort dans les jours les plus amers. La mort ne nous séparera pas, tout comme elle n'a pas séparé le Seigneur de la communauté des disciples. Jamais nous ne serons loin les uns des autres, voilà pourquoi Jésus a promis qu'il serait à nos côtés jusqu'à la fin des siècles !...

Jules a écouté cette exhortation avec émotion. Luc et Aristarque pleuraient tout bas.

Ensuite, l'apôtre a pris le bras de son ami médecin et suivi de près par le centurion, il a marché résolu et calme vers le bateau.

Des centaines de personnes ont accompagné les manœuvres du lâchage dans un recueillement sanctifié arrosé de larmes et de prières. Alors que le navire s'éloignait lentement, Paul et ses compagnons contemplaient Césarée, les yeux larmoyants. La foule calme, qui était restée à pleurer, lui faisait ses adieux de la plage que la distance peu à peu diluait. Heureux et reconnaissant, Paul de Tarse posait son regard sur l'étendue de ses luttes acerbes, méditant aux longues années d'injures et de réparations nécessaires. Il se souvint de son enfance, de ses premiers rêves de jeunesse, des inquiétudes de la jeunesse, des services honorables du Christ, sentant qu'il quittait la Palestine pour toujours. Il était plongé dans des pensées grandioses quand Luc s'est approché et, indiquant la distance de ses amis qui continuaient agenouillés, il s'est exclamé doucement :

Peu de faits au monde m'ont ému davantage que celui-ci ! J'enregistrerai dans mes annotations comme tu as été aimé par tous ceux qui ont reçu de tes mains fraternelles le secours de Jésus !...

Paul sembla réfléchir profondément à cette observation et lui fit remarquer :

Non, Luc. Ne parle pas des vertus que je n'ai pas. Si tu m'aimes tu ne dois pas exposer mon nom à de faux jugements. Par contre tu dois parler des persécutions que j'ai commises contre les partisans du Saint Évangile ; de la faveur que le Maître m'a faite aux portes de Damas pour que les hommes les plus endurcis ne désespèrent pas du salut et attendent sa miséricorde au juste moment. Tu citeras les combats que nous avons affrontés dès le premier instant en raison des attaques du pharisaïsme et des hypocrisies de notre temps. Tu commenteras les obstacles vaincus, les pénibles humiliations, les difficultés sans mesure pour que les futurs disciples n'attendent pas la rédemption spirituelle avec le faux repos du monde, se fiant au travail dur fait de sacrifices bénis pour leur propre progrès et non en la faveur incompréhensible des dieux. Tu parleras de nos rencontres avec les hommes puissants et cultivés, de nos services auprès de ceux qui sont dénués de chance pour que les partisans de l'Évangile, à l'avenir, ne craignent pas les situations les plus difficiles et les plus scabreuses, conscients du fait que les messagers du Maître les assistent chaque fois qu'ils deviennent des instruments légitimes de la fraternité et de l'amour le long des chemins qui mènent à l'évolution de l'humanité.

Et après une longue pause pendant laquelle il observa l'attention avec laquelle Luc avait accompagné ses raisonnements inspirés, il poursuivit d'un ton serein et ferme :

Tais toujours, néanmoins, les considérations, les faveurs que nous avons pu recevoir dans notre tâche, parce que cette récompense n'appartient qu'à Jésus. C'est Lui qui a retiré nos misères angoissantes, remplissant notre vide ; c'est sa main qui nous a pris charitablement et nous a reconduits sur le chemin sacré. Ne m'as-tu pas raconté les luttes amères de ton lointain passé ? Ne t'ai-je pas raconté comme j'ai été pervers et ignorant en d'autres temps ? Tout comme il a illuminé mes sinistres pas aux portes de Damas, II t'a mené à l'église d'Antioche pour que tu entendes ses vérités éternelles. Malgré tout ce que nous avons étudié, nous ressentons un abîme entre nous et la sagesse éternelle ; malgré tout ce que nous avons travaillé, nous ne sommes pas dignes de Celui qui nous assiste et nous guide depuis le premier instant de notre vie. Nous ne possédons rien qui soit à nous-mêmes !... Le Seigneur remplit le vide de notre âme et fait le bien que nous ne possédons pas. Ces vieillards tremblants qui nous ont étreints en larmes, ces enfants qui nous ont embrassés avec tendresse, l'ont fait au Christ. Jacques et ses compagnons ne sont pas venus de Jérusalem rien que pour nous manifester leur fraternité affectueuse ; ils sont venus apporter des témoignages d'amour au Maître qui nous a réunis dans la même vibration de solidarité sacrosainte, bien qu'ils ne sachent pas traduire le mécanisme occulte de ces émotions grandioses et sublimes. Au milieu de tout cela, Luc, nous n'avons été que de misérables serviteurs à profiter des biens du Seigneur pour payer nos propres dettes. Il nous a donné la miséricorde pour que la justice s'accomplisse. Ces joies et ces émotions divines lui appartiennent... Ne nous soucions pas de raconter les épisodes qui laisseraient une porte ouverte à une vanité incompréhensible. Que nous suffise la profonde conviction d'avoir liquidé nos dettes fracassantes...

Luc écoutait admiratif ces considérations opportunes et justes sans savoir définir la surprise qu'elles lui causaient.

Tu as raison - a-t-il dit finalement -, nous sommes excessivement faibles pour nous donner de la valeur.

En outre - a ajouté Paul -, la bataille du Christ est commencée. Toute victoire appartiendra à son amour et non à notre effort de serviteurs endettés... Écris donc tes annotations de la manière la plus simple possible et ne commente rien qui ne soit pour glorifier le Maître dans son évangile immortel !...

Tandis que Luc allait voir Aristarque pour lui transmettre ces suggestions sages et bienveillantes, l'ex-rabbin ne cessait de contempler les groupes de maisons de Césarée qui s'effaçaient maintenant à l'horizon. Le bateau naviguait doucement tout en s'éloignant de la côte... Pendant de longues heures, il est resté là à méditer sur le passé qui surgissait dans ses yeux spirituels comme un immense crépuscule. Plongé dans les réminiscences entrecoupées de prières faites à Jésus, il demeura en silence jusqu'à ce que commence à briller au firmament azur les premières étoiles de la nuit.

LE PRISONNIER DU CHRIST

.Le lendemain, le navire d'Adramite de Mysie sur lequel l'apôtre et ses compagnons voyageaient est arrivé à Sidon où les scènes émouvantes de la veille se répétèrent. Jules permit que l'ex-rabbin aille faire ses adieux à ses amis sur la plage au milieu des exhortations d'espoirs, une grande émotion régnait. Paul de Tarse avait gagné une certaine ascendance morale sur le commandant, les marins et les gardes. Sa parole vibrante avait conquis toutes les attentions. Il parlait de Jésus, non pas comme d'une personnalité inaccessible, mais comme d'un maître aimant, un ami des créatures qui suivait de près l'évolution et la rédemption de l'humanité sur terre depuis ses débuts. Tous désiraient entendre ses idées relatives à l'Évangile et l'effet qu'elles auraient sur l'avenir des peuples.

Fréquemment, l'embarcation laissait entrevoir des paysages chers au regard de l'apôtre. Après avoir longé la Phénicie, les contours de l'île de Chypre sont apparus se joignant à d'agréables souvenirs. À l'approche de la Pamphylie, une joie profonde du devoir accompli égaya son cœur et il est ainsi arrivé au port de Myra en Lycie.

Ce fut là que Jules décida d'embarquer avec ses compagnons sur un navire alexandrin qui se dirigeait vers l'Italie. Le voyage s'est ainsi poursuivi mais avec des perspectives alarmantes. L'excès de chargement était évident. En plus de la grande quantité de blé, il y avait à bord deux cent soixante-seize personnes. Tous s'apprêtaient à vivre des moments difficiles. Les vents opposés soufflaient fortement. Les jours étaient longs et ils étaient toujours dans la région de Cnide. Surmontant des difficultés extrêmes, ils s'approchèrent finalement de la Crète.

Obéissant à sa propre intuition et constatant les tribulations de la journée, l'apôtre qui confiait en l'amitié de Jules, le fit appeler en privé et lui suggéra d'hiberner à Kaloi Limenes. Le chef de troupe prit sa suggestion en considération et la présenta au commandant et au pilote qui considérèrent que cela n'avait pas de sens.

- Qui signifie donc cela, centurion ? - a demandé le capitaine d'un air emphatique avec un sourire légèrement ironique. - Vous donnez de l'importance à ces prisonniers ? Moi, je crois plutôt qu'il s'agit d'un plan d'évasion projeté avec subtilité et prudence... Mais quoi qu'il en soit, cette suggestion est inacceptable, non seulement pour la confiance que nous devons avoir en nos moyens professionnels, mais également parce que nous devons atteindre le port de Phénix pour le repos nécessaire.

Le centurion s'est excusé comme il le put et se retira un peu vexé. Il aurait voulu protester, expliquer que Paul de Tarse n'était pas un accusé ordinaire qui ne parlait pas uniquement pour lui, mais aussi pour Luc qui avait été marin et des plus compétents d'ailleurs. Néanmoins, il valait mieux ne pas compromettre sa brillante carrière militaire et politique en contrariant les autorités provinciales. Il valait mieux ne pas insister, sous peine d'être mal compris par les hommes de sa condition. Il retourna voir l'apôtre et lui fit part de la réponse. Loin de se vexer, Paul a murmuré calmement :

Ne nous attristons pas pour ça ! J'ai la certitude que les obstacles vont être plus grands qu'ils ne peuvent le soupçonner. Nous pourrons, cependant, jouir de quelque avantage car dans les heures angoissantes, nous nous souviendrons du pouvoir de Jésus qui nous a avertis à temps.

Le voyage se poursuivit entre les craintes et les espoirs. Le centurion lui-même était maintenant convaincu du caractère inopportun d'amarrer à Kaloi Limenes car lors des deux jours qui suivirent le conseil de l'apôtre, les conditions atmosphériques s'améliorèrent. Mais dès qu'ils furent en haute mer en route vers Phénix, un ouragan imprévisible s'est brusquement abattu. Ils ne purent rien y faire. Le bateau ne pouvait affronter la tempête et ils furent contraints de le laisser voguer à la merci des vents impétueux qui l'emportèrent très loin au beau milieu d'un brouillard très dense. Des souffrances angoissantes commencèrent pour ces créatures isolées dans l'abîme révolté des vagues agitées. La tempête semblait s'éterniser. Il y avait presque deux semaines que le vent hurlait incessant, destructeur. Tout le chargement de blé avait été déchargé, tout ce qui représentait un excès de poids, sans utilité immédiate, avait été avalé par le monstre insatiable et rugissant !

La figure de Paul fut alors dévisagée avec vénération. L'équipage du navire ne pouvait oublier sa suggestion. Le pilote et le commandant étaient confondus et le prisonnier fut traité avec respect et la considération unanime. Le centurion surtout restait constamment auprès de lui, croyant que l'ex-rabbin disposait de pouvoirs surnaturels et protecteurs. L'abattement moral et le mal de mer répandirent le découragement et la terreur. Le généreux apôtre, néanmoins, secourait tout le monde, les uns après les autres, les obligeant à se nourrir et les consolant moralement. De temps en temps, il exprimait une parole éloquente et avec l'autorisation de Jules, il parlait aux compagnons de cette heure arrière, cherchant à comparer les questions spirituelles avec le spectacle convulsif de la nature :

Frères ! - dit-il d'une voix forte à cette étrange assemblée qui l'écoutait remplie d'angoisse - je crois que nous toucherons bientôt la terre ferme ! Toutefois, assumons l'engagement de ne jamais oublier la terrible leçon de cette heure. Nous chercherons à marcher de par le monde comme un marin vigilant qui, ignorant le moment de la tempête, garde la certitude de son arrivée. Le passage de l'existence humaine à la vie spirituelle ressemble à l'instant amer que nous vivons sur ce bateau depuis plusieurs jours. Vous n'ignorez pas que nous avons été informés des dangers que nous courrions dans le dernier port qui nous invitait à y séjourner, libres de tout accident destructeur. Nous sommes partis en haute mer de notre propre initiative. Le Christ Jésus nous accorde aussi les recommandations célestes de son Evangile de Lumière, mais fréquemment nous optons pour l'abîme des expériences pénibles et tragiques. L'illusion, comme le vent du sud, semble démentir les mises en garde du Sauveur et nous poursuivons sur le chemin de notre imagination viciée, mais la tempête arrive soudain. Il faut passer d'une vie à l'autre afin de rectifier l'itinéraire inéluctable. Nous commençons à décharger le lourd poids de nos tromperies cruelles, nous abandonnons les caprices criminels pour accepter pleinement la volonté auguste de Dieu. Nous reconnaissons notre insignifiance et notre misère, nous ressentons un dégoût immense des erreurs qui nourrissent notre cœur, tout comme nous percevons le peu que nous sommes dans cette carcasse de bois fragile, flottant vers l'abîme, pris d'un singulier mal de mer qui provoque des nausées extrêmes ! La fin de l'existence humaine est toujours une tempête comme celle-ci dans les régions inconnues du monde intérieur car nous ne sommes jamais prêts à entendre les conseils divins vu que nous cherchons la tempête angoissante et destructrice étant responsable du parcours de notre vie.

L'assemblée effrayée écoutait ses propos envahie d'une innommable terreur. Remarquant qu'ils s'étreignaient tous, solidaires dans l'angoisse commune, il poursuivit :

Contemplons le tableau de nos souffrances. Voyez comme le danger enseigne d'emblée la fraternité. Nous sommes ici, patriciens romains, commerçants d'Alexandrie, ploutocrates de Phénicie, autorités, soldats, prisonniers, femmes et enfants... Bien que différents les uns des autres, devant Dieu la douleur rapproche nos sentiments dans un même objectif de salut pour retrouver la paix. Je crois que la vie sur la terre ferme serait très différente si les créatures se comprenaient comme cela se produit ici, maintenant, sur la vaste étendue des mers.

Certains étalent pris de dépit en entendant ces propos édifiants, mais la grande majorité s'approchait reconnaissant en lui l'inspiration supérieure, tous désireux de se réfugier à l'ombre de sa vertu héroïque.

Au bout de quatorze jours de brouillard et de tempête, le bateau alexandrin atteignait finalement l'île de Malte. Une énorme joie générale s'empara de tout le monde, mais dès que le commandant vit s'éloigner le danger, se sentant humilié par l'attitude de l'apôtre pendant le voyage, il suggéra à deux soldats de faire assassiner les prisonniers de Césarée avant qu'ils n'aient eu le temps de s'échapper. Les préposés du centurion acceptèrent d'assumer cette tâche, mais Jules s'y opposa catégoriquement laissant percevoir la transformation spirituelle qui le subjuguait maintenant à la lumière de l'Évangile rédempteur. Les prisonniers qui savaient nager se jetèrent à l'eau courageusement ; les autres saisirent les canots improvisés cherchant à rejoindre la plage.

Les natifs de l'île, ainsi que les quelques Romains qui habitaient là au service de l'administration, accueillirent les naufragés avec sympathie, mais comme ils étaient nombreux, il n'y eut pas assez de place pour tous le monde. Un froid intense congelait les plus résistants. Paul, néanmoins, donnant la preuve de son courage et de son expérience à affronter les intempéries, donna l'exemple aux plus accablés et de grands feux furent rapidement allumés pour réchauffer les sans-abri. Mais alors que l'apôtre lançait un bout de branche sèche dans les flammes crépitantes, une vipère a planté ses dents pleines de venin dans sa main. L'ex-rabbin l'a tenue en l'air d'un geste calme jusqu'à ce qu'elle tombe dans les flammes, à la stupéfaction générale. Luc et Timothée se sont approchés angoissés. Le chef de cohorte et quelques amis étaient désolés Voyant ce qui s'était passé, les natifs de l'île donnèrent l'alarme assurant que le reptile était l'un des plus vénéneux de toute la région et que les victimes ne survivaient pas plus de quelques heures.

Les habitants impressionnés s'éloignèrent discrètement. D'autres effrayés affirmaient :

Cet homme doit être un grand criminel car bien qu'il ait été sauvé des vagues sauvages, il vient trouver ici la punition des dieux.

Ils n'étaient pas rares ceux qui attendaient la mort de l'apôtre à compter les minutes. Paul, quant à lui, se réchauffait comme il le pouvait, il observait l'expression physionomique de chacun et priait avec ferveur. Devant le pronostic des gens de l'île, Timothée s'est approché de Paul et lui fit part de ce qu'ils disaient à son sujet.

L'ex-rabbin a souri et a murmuré :

Ne sois pas impressionné. Les opinions du peuple sont très inconstantes, je le sais de ma propre expérience. Soyons attentifs à nos devoirs, car l'ignorance est toujours prête à transiter de la malédiction à l'éloge et vice versa. Il est bien possible que d'ici à quelques heures, us me considèrent comme un dieu.

Et effectivement, quand ils virent qu'il ne démontrait pas la moindre expression de douleur, les natifs se mirent à l'observer comme une entité surnaturelle. Puisqu'il était resté indemne au poison de la vipère, il ne pouvait pas être un homme ordinaire, mais plutôt quelque envoyé de l'Olympe à qui ils devaient tous obéir.

C'est alors que le plus haut fonctionnaire de Malte, Publius Appianus, est arrivé sur les lieux et fit prendre les premières mesures pour secourir les naufragés qui furent conduits dans de vastes hangars abandonnés près de sa résidence où ils reçurent un bouillon chaud, des remèdes et des vêtements. Le préposé impérial réserva les meilleures pièces de sa résidence au commandant du navire et au centurion Jules, attentif au prestige de leurs positions respectives, jusqu'à ce qu'ils trouvent où se loger sur l'île. Le chef de cohorte, néanmoins, se sentant maintenant extrêmement lié à l'apôtre des gentils demanda au généreux fonctionnaire romain d'accueillir l'ex-rabbin avec le respect qu'il méritait alors qu'il faisait l'éloge de ses vertus héroïques.

Informé de la condition spirituelle élevée du converti de Damas et à entendre les faits merveilleux qui lui étaient attribués concernant les guérisons, il dit avec émotion au centurion:

C'est parfait ! Quel précieux souvenir que le vôtre, j'ai justement ici mon vieux père malade et je désirerais mettre les vertus de ce saint homme du peuple d'Israël à l'épreuve !...

À la demande de Jules, courageusement Paul a acquiescé et a donc comparu chez Publius. Il fut amené auprès du vieux malade, sur lui il imposa ses mains calleuses et ridées tout en priant avec émotion et ardeur. Le vieillard qui était bouillant et se consumait dans une fièvre létale, ressentit immédiatement un grand soulagement et rendit grâce aux dieux de sa croyance. Très surpris, Publius Appianus le vit se lever et chercher la dextre de son bienfaiteur pour y poser un auguste baiser. L'ex-rabbin profita de la situation et sur le champ exalta le divin Maître prêchant les vérités éternelles, expliquant que tous les biens venaient de son cœur miséricordieux et juste, et non des pauvres créatures fragiles comme lui.

Le préposé de l'Empire voulut immédiatement connaître l'Évangile. Arrachant des plis de sa tunique en lambeaux les parchemins de la Bonne Nouvelle, seul patrimoine resté entre ses mains après la tempête, Paul de Tarse se mit à exhiber les pensées et les enseignements de Jésus, presque avec orgueil. Publius ordonna de copier le document et promit de s'intéresser à la situation de l'apôtre, usant de ses relations à Rome pour qu'il retrouve sa liberté.

La nouvelle s'est répandue en quelques heures. On ne parlait pas d'autre chose, sinon de l'homme providentiel que les dieux avaient envoyé sur l'île pour que les malades soient guéris et pour que le peuple reçoive les nouvelles révélations.

Avec la complaisance de Jules, l'ex-rabbin et ses compagnons purent utiliser un vieux salon de radministrateur où les services évangéliques fonctionnèrent régulièrement tout au long de ce rigoureux hiver. Des foules de malades furent guéris. Des vieux misérables à la clarté des trésors du Christ trouvèrent de nouveaux espoirs. Quand l'époque de la navigation revint, Paul avait déjà créé sur Me une vaste famille chrétienne, pleine de paix et de nobles réalisations pour l'avenir.

Conscient de ses devoirs, Jules décida de repartir avec les prisonniers du navire « Castor et Polux », qui avaient hiverné là et se dirigeaient vers l'Italie.

Le jour de l'embarquement, l'apôtre eut la consolation de constater le grand intérêt que lui portaient ses nouveaux amis de l'Évangile en recevant ému des manifestations d'affection fraternelle. Le drapeau auguste du Christ s'agitait là aussi et pour toujours.

Le navire se dirigea vers la côte italienne poussé par des vents favorables.

Arrivés à Syracuse, en Sicile, soutenu par le généreux centurion qui était maintenant un ami dévoué, Paul de Tarse profita des trois jours de permanence en ville pour prêcher le Royaume de Dieu, attirant de nombreuses créatures à l'Évangile.

Ensuite, le bateau a pénétré dans le détroit, a touché Reggio, et s'est dirigé à partir de là vers Pouzzoles (Putéoles), non loin du Vésuve.

Avant de débarquer, le centurion s'est respectueusement approché de l'apôtre et lui dit :

Mon ami, jusqu'à présent vous avez été sous la protection de mon amitié personnelle directe ; à partir d'ici cependant nous devons voyager sous les regards interrogateurs de ceux qui habitent à proximité de la métropole et nous devons tenir compte de votre condition de prisonnier...

Remarquant sa gêne évidente, mêlée d'humilité et de respect, Paul s'exclama :

Voyons, Jules, ne t'inquiète pas ! Je sais que tu dois me ligoter pour répondre à tes devoirs. Dépêche-toi de le faire car il ne serait pas tolérable de compromettre une affection aussi pure que la nôtre.

Le chef de cohorte avait les yeux larmoyants mais il retira les liens de sa petite poche et lui dit :

Je partage la joie de rester avec vous. J'aurais voulu être comme vous un prisonnier du Christ !...

Paul lui a tendu sa main, extrêmement ému, la serrant fortement sous le regard affectueux de ses trois compagnons.

Jules décida que les prisonniers ordinaires seraient installés dans des prisons avec des barreaux et que Paul, Timothée, Aristarque et Luc resteraient en sa compagnie dans une modeste pension. En raison de l'humilité de l'apôtre et de ses collaborateurs, le chef de cohorte semblait plus généreux et plus fraternel. Désireux de satisfaire le vieux disciple de Jésus, û fit immédiatement rechercher si, à Pouzzoles, il y avait des chrétiens et si c'était le cas qu'ils viennent le voir pour connaître les travailleurs de l'ensemencement sacré. Quelques heures plus tard, le soldat chargé de cette mission faisait venir un généreux vieillard du nom de Sextus Flacus, dont le visage débordait de la plus grande joie. Dès qu'il fut entré, il s'est approché du vieil apôtre et lui a baisé les mains, les a arrosées de larmes pris d'une affection spontanée. Immédiatement, ils ont échangé des propos consolateurs auxquels Paul de Tarse participait ému. Flacus l'informa que la ville avait depuis longtemps sa propre église ; que l'Évangile gagnait du terrain dans les cœurs ; que les lettres de l'ex-rabbin étaient des sujets de méditation et d'étude dans tous les foyers chrétiens qui reconnaissaient dans ses activités la mission d'un messager du Messie sauveur. Il prit alors une vieille bourse d'où il arracha une copie de l'épître aux Romains, conservée précieusement par des confrères de Pouzzoles.

Très connaissant et impressionné, Paul l'écoutait, il lui semblait arriver dans un nouveau monde.

Jules, à son tour, ne retenait pas son allégresse. Et laissant libre cours à son enthousiasme naturel, Sextus Flacus envoya des messages à ses compagnons. Peu à peu, la modeste auberge se remplissait de visages nouveaux. C'étaient des boulangers, des commerçants et des artisans qui venaient désireux de serrer la main de l'ami des gentils. Tous voulaient boire les pensées de l'apôtre, le voir de près, lui baiser les mains. Paul et ses compagnons furent invités à parler à l'église cette nuit là et, informés que le centurion prétendait partir pour Rome le lendemain, les sincères disciples de l'Évangile à Pouzzoles, prièrent Jules de retarder leur départ d'au moins sept jours pour que Paul reste un peu parmi eux, ce que le chef de cohorte accepta volontiers.

La communauté vécut alors des heures d'une joie immense. Sextus Flacus et ses compagnons envoyèrent deux émissaires à Rome pour que les amis de la ville impériale aient connaissance de l'arrivée de l'apôtre des gentils. Et chantant des louanges en cœur, les croyants vécurent des jours d'un bonheur sans mesure.

Au bout d'une semaine de travaux fructueux et bénéfiques, le centurion leur fit comprendre que l'heure du départ était venue.

La distance à parcourir dépassait les deux cents kilomètres avec sept jours de marche consécutifs et fatigants.

Le petit groupe partit accompagné de plus de cinquante chrétiens de Pouzzoles qui suivirent l'ex-rabbin jusqu'au Forum Appio, sur des chevaux résistants, montant une garde complaisante aux véhicules des troupes et des prisonniers. Dans cette localité éloignée de Rome d'une quarantaine de milles, les premiers représentants des disciples de l'Évangile attendaient l'apôtre des gentils dans la ville impériale. C'étaient des anciens émus, entourés de quelques compagnons généreux qui auraient presque porté l'ex-rabbin dans leurs bras. Jules ne savait pas comment déguiser sa surprise. Jamais il n'avait voyagé avec un prisonnier aussi prestigieux. Du Forum Appio, la caravane se dirigea vers un site nommé « les Trois Tavernes », accrue maintenant d'un grand véhicule qui transportait les vieux Romains, toujours encerclée de cavaliers forts et bien disposés. Dans cette région, singulièrement nommée, vu le nombre de ses auberges, d'autres véhicules et de nouveaux amis attendaient Paul de Tarse avec de sublimes démonstrations de joie. L'apôtre, maintenant, contemplait les régions du Lacio rempli d'émotions douces et paisibles. Il avait l'impression d'accoster dans un monde différent de son Asie pleine de combats acerbes.

Avec l'autorisation de Jules, le personnage le plus représentatif des anciens romains s'est assis près de Paul, en cette joyeuse fin de voyage. Le vieux Apollodore, après s'être assuré de la sympathie du chef de cohorte pour la doctrine de Jésus, était devenu plus vif et plus précis dans ses échanges verbaux répondant ainsi aux questions bienveillantes de l'apôtre des gentils.

Vous venez à Rome à la bonne époque - souligna le vieil homme sur un ton résigné - ; nous avons l'impression que nos souffrances pour Jésus vont être multipliées. Nous sommes en 61, mais voilà déjà trois ans que les disciples de l'Évangile ne cessent de mourir dans les arènes du cirque au nom de l'auguste Sauveur.

Oui - lui dit Paul de Tarse attentif. - Je n'avais pas encore été arrêté à Jérusalem que j'ai entendu parler des persécutions indirectes faites à l'égard des adeptes du christianisme par les autorités romaines.

Ils sont nombreux - a ajouté l'ancien - ceux qui ont donné leur sang lors des spectacles homicides. Nos compagnons sont tombés par centaines aux huées du peuple inconscient, déchiquetés par les fauves ou sur les poteaux de martyre...

Le centurion, très pâle, a demandé :

Mais comment cela peut-il être ? Y a-t-il des mesures légales qui justifient ces actes criminels ?

Et qui pourrait parler de justice dans le gouvernement de Néron ? - a répliqué Apollodore avec un sourire de sainte résignation. - Encore dernièrement, j'ai perdu un fils aimé dans ces horribles carnages.

Mais, comment ? - a repris le chef de la cohorte surpris.

Très simplement - a expliqué le petit vieux - : les chrétiens sont conduits aux cirques du martyre et de la mort comme esclaves fautifs et misérables. Comme il n'existe encore pas de motif légal qui justifie de telles condamnations, les victimes sont considérées comme des captifs qui méritent les supplices extrêmes.

Mais il n'existe pas un homme politique au moins qui puisse démasquer ce vil sophisme ?

Presque tous les hommes .d'État honnêtes et justes sont en exil, sans parler de tous ceux qui ont été induits au suicide par les préposés directs de l'Empereur. Nous croyons que la persécution déclarée aux disciples de l'Évangile ne tardera pas beaucoup. La mesure a été retardée rien que grâce à l'intervention de quelques dames converties à Jésus qui ont tout fait pour la défense de nos idéaux. Sans cela, peut-être que la situation serait plus pénible encore.

Nous devons renoncer à nous-mêmes et prendre la croix - s'exclama Paul de Tarse, comprenant la sévérité des temps en question.

Tout cela est très étrange pour nous autres -réfléchit Jules avec justesse -, car nous ne voyons pas de raison à une telle tyrannie. La persécution des adeptes du Christ qui travaillent à la formation d'un monde meilleur est un contresens quand grandissent de toute part tant de groupes de malfaiteurs qui devraient souffrir d'une répression légale. Sous quel prétexte est mis en œuvre ce mouvement malicieux ?

Apollodore réfléchit un moment et répondit :

On nous accuse d'être des ennemis de l'État à miner les bases politiques avec des idées subversives et destructrices. Le concept de la bonté du christianisme laisse place à de nombreuses interprétations erronées des enseignements de Jésus. Les Romains bien nantis, les hommes illustres, ne tolèrent pas l'idée de la fraternité humaine. Pour eux l'ennemi est un ennemi, l'esclave un esclave, le misérable, un misérable. Il ne leur vient pas à l'idée d'abandonner, le temps d'un instant, le festin des plaisirs faciles et criminels pour réfléchir à l'élévation du niveau social. Ils sont rares ceux qui s'inquiètent des problèmes de la plèbe. Un patricien charitable est montré du doigt avec ironie. Dans une telle ambiance, les plus démunis trouvent en le Christ Jésus un Sauveur bien-aimé, et les avares un adversaire à éliminer pour que le peuple ne nourrisse pas d'espoirs. Ces circonstances étant, nous pouvons imaginer le progrès de la doctrine chrétienne parmi les affligés et les pauvres, sachant que Rome a toujours été un énorme char de triomphe mondain conduit par des bourreaux autoritaires et tyranniques, entouré d'une foule affamée qui ramassent les restes qui traînent. Les premiers prêches chrétiens sont passés inaperçus, mais quand la masse populaire a démontré comprendre la portée élevée de la nouvelle doctrine, les luttes acerbes commencèrent. Du culte libre lors de ses manifestations, le christianisme est devenu rigoureusement surveillé. La rumeur disait que nos groupes pratiquaient les sortilèges et la sorcellerie. Puis, lorsqu'il y eut de petites rébellions d'esclaves dans les nobles palais de la ville, nos réunions de prières et de bienfaits spirituels furent interdites. Les rassemblements furent dissous par la force. Vu les garanties dont jouissent les coopératives funéraires, nous nous sommes mis à nous réunirtard dans la nuit au sein des catacombes. Encore que nos groupes de prières aient souvent été découverts par les partisans de l'Empereur, souffrant alors de lourdes tortures.

Tout cela est horrible ! - s'exclama le centurion atterré - et ce qui me surprend c'est qu'il y ait des fonctionnaires disposés à exécuter des ordres aussi injustes !...

Apollodore a souri et a souligné :

La tyrannie actuelle justifie tout. Ne détenez-vous pas vous-même un apôtre prisonnier ? Même si je reconnais que vous êtes pour lui un grand ami.

La comparaison du vieil et vif observateur fit légèrement pâlir le centurion.

Oui, oui - murmura-t-il, cherchant à se justifier.

Paul de Tarse, néanmoins, reconnaissant la position et l'embarras de son ami vint à son secours en clarifiant :

En vérité je n'ai pas été incarcéré par méchanceté ou par fourvoiement des Romains ignorants le Christ Jésus, mais par mes propres frères de race. D'ailleurs, tant à Jérusalem qu'en Césarée, j'ai trouvé la plus sincère bonne volonté des préposés de l'Empire. Dans tout cela, mes amis, les injonctions au service du Maître prépondèrent. Pour le succès indispensable à leurs efforts dignes de rémission, les disciples ne pourront pas marcher en ce monde sans les marques de la croix.

Les interlocuteurs se sont regardés satisfaits. L'explication de l'apôtre venait complètement élucider le problème.

Le grand groupe a atteint Alba Longa où un nouveau contingent de cavaliers attendait le valeureux missionnaire. À partir de là et jusqu'à Rome, la caravane a avancé plus lentement, vivant des sensations de joie sublimes. Profondément ému, Paul de Tarse admirait la beauté singulière des paysages qui se dévoilaient à ses yeux tout le long de la voie Appienne. Quelques minutes encore et les voyageurs atteignaient la porte Capène où des centaines de femmes et d'enfants attendaient l'apôtre. C'était un tableau impressionnant !

Le cortège s'est arrêté pour que les amis l'étreignent. Éminemment ému, le centurion accompagnait l'inoubliable scène, dévisageant des vieillards aux cheveux blancs baiser les mains de Paul avec une affection infinie.

L'apôtre, transporté par ces explosions d'affection, ne savait pas s'il devait contempler les fabuleux panoramas de la ville aux sept collines, ou s'il devait paralyser le cours de ses émotions et dans un juste hommage se prosterner de reconnaissance à Jésus.

Obéissant aux pondérations amicales d'Apollodore, le groupe s'est dispersé.

Rome entière était baignée d'un doux crépuscule d'opales. Des brises caressantes soufflaient venant de loin, embaumant l'après-midi chaud. Considérant que Paul avait besoin de repos, le centurion décida de passer la nuit dans une auberge pour se présenter le lendemain avec les prisonniers à la caserne des prétoriens, une fois remis de ce long et épuisant voyage.

Ce n'est que le lendemain matin qu'il comparut devant les autorités compétentes pour présenter les accusés. Ce qui se passa bien puisque l'ex-rabbin se sentait parfaitement revigoré. La veille, Luc, Thimotée et Aristarque, quant à eux, étaient allés s'installer chez leurs frères d'idéal jusqu'à ce qu'ils trouvent une solution définitive à leur situation.

Le centurion de Césarée trouva à la caserne de la voie Nomentane de hauts fonctionnaires qui pouvaient parfaitement lui répondre concernant le sujet qui l'amenait à la capitale de l'Empire, mais il voulut à tout prix attendre le Général Burrus, un ami personnel de l'Empereur, qui était bien connu pour son honnêteté afin d'éclaircir au mieux le cas de l'apôtre.

Rapidement, il fut reçu avec bienveillance par le Général qui fut parfaitement informé de la cause de l'ex-rabbin ainsi que de ses antécédents personnels, des combats et des sacrifices qu'il avait supportés. Il promit d'étudier son cas avec le plus grand intérêt après avoir conservé avec soin les parchemins envoyés par la justice de Césarée. En présence de l'apôtre, il affirma au centurion que, si les documents prouvaient la citoyenneté romaine de l'accusé, il pourrait jouir des avantages de la « custodia mûttaris », il pourrait vivre hors de prison sous la surveillance d'un garde jusqu'à ce que la magnanimité de César décide de son sort.

Paul fut renvoyé en prison avec les autres compagnons en attendant l'examen de la documentation apportée. Jules le salua ému, alors que les gardes attristés et respectueux étreignaient l'ex-rabbin. Les hauts fonctionnaires de la caserne accompagnèrent la scène visiblement surpris. Aucun prisonnier n'était entré en ces lieux avec de telles manifestations de sympathie et d'estime.

Au bout d'une semaine pendant laquelle il put rester en contact permanent avec Luc, Aristarque et Thimotée, l'apôtre fut assigné à résidence à proximité de la prison -un privilège qui lui était conféré par ses titres, bien qu'il fut obligé de rester sous la vigilance d'un garde jusqu'à ce que sa cause soit définitivement jugée.

Assisté par les confrères de la ville, Luc loua une modeste pièce sur la voie Nomentane où fut transféré le valeureux prêcheur de l'Évangile plein de courage et de confiance en Dieu.

Loin de se laisser abattre face aux nombreuses difficultés, il continuait à écrire des épîtres réconfortantes et sages aux communautés lointaines. Le second jour après s'être installé, il recommanda à ses trois compagnons d'aller chercher du travail pour ne pas être un poids pour leurs frères, expliquant que lui, Paul, vivrait du pain des prisonniers, à juste titre, jusqu'à ce que César réponde à son appel.

Et il en fut ainsi. Quotidiennement il se rendait à la prison où il recevait sa ration alimentaire. Il profitait alors de ces heures conviviales avec les incarcérés ou avec les victimes de la méchanceté humaine pour prêcher les vérités réconfortantes du Royaume, quoiqu'ils fussent enchaînés. Tous l'écoutaient dans un éblouissement spirituel, heureux d'apprendre qu'ils n'étaient pas abandonnés par le Sauveur. C'étaient des criminels de l'Esquilin, des hors- la-loi des régions provinciales, des malfaiteurs de Suburre, des serviteurs voleurs livrés à la justice par leur maître pour une correction nécessaire, ou des pauvres poursuivis par le despotisme de l'époque qui souffraient de la terrible influence des vices de l'administration.

La parole de Paul de Tarse agissait comme un baume de saintes consolations. Les prisonniers gagnaient de nouveaux espoirs et beaucoup se convertirent à l'Évangile, comme Onésime, l'esclave régénéré qui est resté dans l'histoire du christianisme dans la chaleureuse épître à Philémon.

Le troisième jour, Paul de Tarse fit appeler ses amis pour résoudre différentes questions qu'il jugeait primordiales. Il souhaitait trouver un accord avec les Israélites. Il devait leur transmettre les lumières de la Bonne Nouvelle. Néanmoins, il lui était impossible à ce moment-là, de visiter la synagogue. Sans freiner pour autant les impulsions dynamiques de son caractère entreprenant, il demanda à Luc de convoquer les personnalités importantes du judaïsme dans la capitale de l'Empire afin de leur faire une exposition des principes qu'il considérait appropriée.

Cet après-midi là, un grand nombre des anciens d'Israël a comparu dans sa retraite.

Paul de Tarse exposa les généreuses nouvelles du Royaume de Dieu, éclaircit sa position et fit allusion au caractère précieux de l'Évangile. Les auditeurs se montrèrent quelque peu intéressés, mais attentifs à leurs traditions, ils finirent par prendre une attitude réservée et indécise.

Quand il eut terminé sa prière enthousiaste, le rabbi Ménandre s'exclama au nom de

tous :

- Votre parole mérite toute notre considération. Cependant l'ami, nous n'avons reçu aucune nouvelles de Judée vous concernant. Mais nous avons quelque notion de ce Jésus auquel vous vous rapportez avec tendresse et vénération. On parle de lui à Rome comme d'un criminel révolutionnaire qui a mérité le supplice réservé aux voleurs et aux malfaiteurs à Jérusalem. Sa doctrine est considérée contraire à l'essence de la Loi de Moïse. Quoique désireux de connaitre ce que vous avez à dire sur le nouveau prophète dans le calme requis à ces propos, il faut convenir que nous ne devrions pas être les uniques auditeurs à ces singulières nouvelles. Il faudrait que vos idées soient adressées à la majorité de nos frères afin que des jugements isolés ne nuisent pas aux intérêts de tous.

Paul de Tarse perçut la subtilité de son commentaire et leur proposa de venir un jour de prêche en plus grand nombre. Cette suggestion fut volontiers acceptée par les vieux juifs.

Le jour dit, un grand rassemblement d'Israélites se bousculait et débordait de la simple pièce où l'ex-rabbin avait organisé son nouvel espace consacré aux travaux évangéliques. Il prêcha la leçon de la Bonne Nouvelle et expliqua patiemment la glorieuse mission de Jésus, du matin jusqu'en fin de journée. Quelques rares frères de race semblaient comprendre les nouveaux enseignements, tandis que la majorité se livrait à des interpellations bruyantes et à des polémiques stériles. L'apôtre se souvint du temps de ses voyages en voyant la répétition exacte des scènes irritantes des synagogues asiatiques où les juifs s'enfonçaient dans d'acerbes combats.

La nuit approchait et les discussions continuaient échauffées. Le soleil disparaissait du paysage dorant la cime des collines lointaines. Remarquant que l'ex-rabbin faisait une pause pour reprendre un peu son souffle, Luc s'approcha et lui dit tout bas :

Je souffre rien qu'à voir tous les efforts que vous faites pour vaincre l'esprit du judaïsme !...

Paul de Tarse médita quelques instants puis répondit :

Oui, constater la révolte volontaire est une source de dépit pour le cœur ; toutefois l'expérience du monde m'a enseigné à discerner d'une certaine manière la situation des esprits. Il y a deux types d'hommes pour lesquels le contact rénovateur de Jésus est plus difficile. Le premier, c'est celui que j'ai vu à Athènes et qui est constitué d'hommes empoisonnés par la fallacieuse science de la terre ; des hommes qui se cristallisent dans une supériorité imaginaire et sont fiers d'eux-mêmes. Ce sont ceux-là, à mon avis, les plus malheureux. Le second, c'est ceux que nous connaissons chez les juifs récalcitrants qui, tout en possédant un patrimoine précieux venu du passé, ne conçoivent pas la foi sans luttes religieuses, ils sont pétrifiés dans l'orgueil de la race et persévèrent dans une fausse interprétation de Dieu. De la sorte, nous comprenons mieux la parole du Christ qui a classé les simples et les pacifiques de la terre comme des créatures bienheureuses. Peu de gentils cultivés et de rares juifs croyant en la Loi Antique sont préparés à l'école bénie de la perfection avec le Divin Maître.

Luc se mit à considérer la justesse des idées avancées par l'apôtre ; mais à cet instant, les échanges bruyants et irrités des Israélites semblaient progressivement fermenter des pugilats inévitables. L'ex-rabbin voulant calmer tout le monde est à nouveau monté à la tribune et s'est exclamé :

Frères, évitons les conflits stériles et entendons la voix de notre conscience ! Continuez à étudier la Loi et les Prophètes où vous trouverez toujours la promesse du Messie qui est déjà venu... Depuis Moïse, tous les mentors d'Israël se sont rapportés au Maître avec des expressions enflammées... Nous ne sommes pas coupables de votre surdité spirituelle. En évoquant des discussions combatives comme vous venez de le faire, la leçon d'Isaïe me revient en mémoire quand il déclara que nombreux seront ceux qui verront sans voir, et entendront sans comprendre. Ce sont les esprits endurcis qui, aggravant leurs propres maux, culminent dans des luttes pleines de désespoir pour que Jésus puisse, plus tard, les convertir et les guérir avec le baume de son amour infini. Mais vous pouvez être convaincus que ce message sera reçu sous d'heureux auspices par les gentils simples et malheureux qui sont en vérité les bienheureux de Dieu.

La déclaration franche et véhémente de l'apôtre est tombée sur l'assemblée comme un éclair imposant un silence absolu. Mais discordant avec la majorité, un petit vieux juif s'est approché du converti de Damas et a dit :

Je reconnais le juste sens de vos propos mais je désirerais vous demander de faire en sorte que cet Évangile ne cesse de nous être enseigné. Il y a des partisans de Moïse bien-intentionnés qui peuvent profiter de l'enseignement de Jésus en s'enrichissant de ses valeurs éternelles.

L'appel chaleureux et sincère fut prononcé sur un ton émouvant. Paul a étreint le sympathisant de la nouvelle doctrine, très ému et a ajouté :

Cette humble retraite est aussi la vôtre. Venez connaître la pensée du Christ chaque fois que vous le désirerez. Vous pourrez copier toutes les annotations que je possède.

Et vous n'enseignez pas dans la synagogue ?

Pour l'instant, prisonnier comme je le suis, je ne pourrai le faire, mais j'écrirai une lettre à nos frères de bonne volonté.

Quelques minutes plus tard, la foule compacte se dissipait avec les premières ombres de la nuit.

À partir de là, profitant des dernières heures de chaque jour, les compagnons de Paul virent qu'il écrivait un document auquel il consacrait une grande attention. Quelquefois, c'était entre les larmes qu'il écrivait comme s'il désirait consigner dans son message ses saintes inspirations. Deux mois plus tard, il remettait ce travail à Aristarque pour le copier en disant :

Celle-ci est l'épître aux Hébreux. J'ai fait en sorte de l'écrire en puisant dans mes propres expériences car je la dédie à mes frères de race et j'ai cherché à l'écrire avec le cœur.

Son ami a compris quelle était son intention et, avant de commencer les copies, il remarqua le style singulier et les idées grandioses et peu communes qui en ressortaient.

Paul ne cessait de travailler au bénéfice de chacun. Sa situation en tant que prisonnier était la plus réconfortante possible. Il était devenu le bienfaiteur dévoué de tous les gardes qui témoignaient de son effort apostolique. Il soulageait les cœurs avec les joies de la Bonne Nouvelle pour certains ; pour d'autres, il les guérissait de maladies chroniques et douloureuses. Très souvent, ces bienfaits ne se restreignaient pas à l'intéressé parce que les légionnaires romains amenaient leurs parents, leurs proches et leurs amis pour qu'ils bénéficient du contact de cet homme voué à la bonté de Dieu. Dès le troisième jour, il cessa d'être ligoté car les soldats le dispensèrent de cette formalité, surveillant à peine sa porte comme de simples amis. Il n'était pas rare que ces militaires bénévoles l'invitent à se promener en ville, spécialement le long de la voie Appienne qui était devenue son lieu de prédilection.

Touché, l'apôtre remerciait ces preuves de condescendance.

Les bienfaits de cette convivialité devenaient quotidiennement plus évidents. Impressionnés par son dialogue éducatif et ses manières attentionnées, de nombreux légionnaires qui jusqu'à présent étaient incorrigibles et négligents se transformèrent en des éléments utiles à l'administration et à la société. Les gardes commencèrent à se disputer la tâche de sentinelle devant sa porte, ce qui était une grande preuve de sa valeur spirituelle.

Visité sans cesse par des frères et des émissaires de ses chères églises de Macédoine et d'Asie, il redoublait d'efforts à la tâche d'assistance aimante auprès de ses amis et de ses lointains collaborateurs à travers ses lettres profondément inspirées.

Cela faisait presque deux ans que son recours à César gisait oublié sur les tables des juges indolents quand surgit un événement d'une grande importance. Un beau jour, un ami légionnaire amena au converti de Damas un homme aux traits musclés et énergiques, d'une quarantaine d'années. Il s'agissait d'Acacius Domicius, un personnage d'une grande influence politique et qui depuis quelque temps était devenu aveugle dans de mystérieuses circonstances.

Paul de Tarse l'accueillit avec bonté et après avoir imposé ses mains en lui disant ce que Jésus désirait de ceux qui profitaient de sa générosité, il s'exclama bouleversé :

Frère, maintenant, je t'invite à voir, au nom du Seigneur Jésus-Christ !

Je vois ! Je vois ! - s'est écrié le Romain pris d'une joie infinie. Immédiatement dans un mouvement instinctif, il s'est agenouillé en sanglots et a murmuré :

Votre Dieu est véritable !...

Profondément reconnaissant à Jésus, l'apôtre lui donna le bras pour le relever et sur le champ, Domicius voulut connaître le contenu spirituel de la nouvelle doctrine, afin de se réformer et de changer de vie. Empressé, il nota les informations relatives au procès de l'ex- rabbin assurant en le quittant :

Dieu m'aidera à rendre le bien que vous m'avez fait ! Quant à votre situation, ne doutez pas des résultats mérités car dès la semaine prochaine, nous aurons résolu le procès avec l'absolution de César !

Et effectivement, quatre jours plus tard, le vieux serviteur de l'Évangile fut appelé à déposer. Conformément aux règles en vigueur, il comparut seul devant les juges pour répondre avec son admirable présence d'esprit aux moindres questions qui lui furent posées. Les magistrats patriciens constatèrent l'inconsistance de la déclaration, l'infantilité des arguments présentés par le Sanhédrin, et tout en restant attentif à la situation politique d'Acacius qui avait engagé dans cette action tous les bons offices dont il pouvait disposer, comme à la profonde sympathie que la figure de l'apôtre éveillait en tout un chacun, ils ont instruit le procès avec les plus nobles appréciations, le rendant par l'intermédiaire de Domicius au verdict de l'Empereur.

Le généreux allié de Paul se réjouissait de la victoire initiale, convaincu de la libération prochaine de son bienfaiteur. Sans perdre de temps, il mobilisa ses plus grands amis, parmi lesquels figurait Popéia Sabine, obtenant finalement l'absolution impériale.

Paul de Tarse reçut la nouvelle avec des vœux de reconnaissance faits à Jésus. Plus que lui-même, ses amis jubilaient et célébrèrent l'événement avec des manifestations d'enthousiasme mémorables.

Le converti de Damas, néanmoins, ne vit pas dans cela uniquement une raison de réjouissance personnelle, mais l'obligation d'intensifier la diffusion de l'Évangile de Jésus.

Pendant un mois, au début de l'année 63, il rendit visite aux communautés chrétiennes de tous les quartiers de la capitale de l'Empire. Sa présence était sollicitée dans tous les cercles qui le recevaient entre des témoignages amicaux de respect et d'amour pour son autorité morale. Organisant des projets d'activités pour toutes les églises domestiques qui fonctionnaient dans la ville, et après d'innombrables prédications générales dans les catacombes silencieuses, l'infatigable travailleur décida de partir pour l'Espagne. En vain ses collaborateurs sont intervenus, le suppliant d'abandonner un tel projet. Mais rien ne put l'en dissuader. Depuis longtemps, il nourrissait le souhait de visiter la pointe de l'Occident et, si celui lui était possible, il désirait mourir convaincu d'avoir porté l'Évangile aux confins du monde.

À LA RENCONTRE DU MAÎTRE

A la veille de partir à la rencontre des gentils espagnols, l'apôtre reçut une lettre impressionnante de la part de Simon Pierre. L'ex-pêcheur de Capharnaûm lui écrivait de Corinthe l'informant de son arrivée prochaine dans la ville impériale. A la fois tendre et chaleureuse, La missive était pleine de confidences arriéres et tristes. Pierre confiait à son ami ses dernières désillusions en Asie et se montrait vivement intéressé par ce qui se passait à Rome. Ignorant que l'ex-rabbin avait retrouvé sa liberté, fraternellement, il cherchait à le réconforter. Lui aussi, Simon, avait décidé de s'exiler auprès des frères de la métropole impériale et espérait pouvoir être utile à son ami d'une manière ou d'une autre. Toujours dans le même document confidentiel, il le priait de profiter du porteur pour informer ses confrères romains de son intention de s'attarder quelque temps parmi eux.

Très ému, le converti de Damas lut et relut le message amical.

L'émissaire, un frère de l'église de Corinthe, l'informa que le vénérable apôtre de Jérusalem arriverait au port d'Ostie dans une dizaine de jours, tout au plus.

Il n'hésita pas un seul instant. Usant de tout ce qu'il avait à sa portée, il prévint ses proches et prépara une modeste maisonnette où Pierre pourrait être logé en famille. Il créa le meilleur environnement possible pour la réception du respectable compagnon. Prétextant sa prochaine excursion en Espagne, il dispensait les cadeaux de ses amis, leur indiquant les besoins de Simon pour que rien ne lui manque. Il transporta tout ce qu'il possédait d'objets d'utilité domestique de la modeste pièce qu'il avait louée près de la porte Lavernale à la maisonnette destinée à Simon, près des cimetières Israélites de la voie Appienne. Cet exemple de coopération fut hautement apprécié de tous. Les frères les plus humbles voulurent à tout prix offrir de petites choses à l'apôtre disant qu'il arriverait sans rien.

Informé du fait que le bateau entrait au port, l'ex-rabbin s'est précipité à Ostie. Luc et Timothée, toujours en sa compagnie avec d'autres coopérateurs dévoués, le soutenaient sur les petits accidents de parcours en lui donnant le bras, ici et là.

Ils ne purent organiser une réception plus ostensible. La persécution sourde des adeptes du Nazaréen les encerclait de toute part. Les derniers conseillers honnêtes de l'Empereur disparaissaient. Rome s'enfonçait dans des crimes qui se répétaient quotidiennement. De nobles personnalités patriciennes et du peuple étaient victimes d'attentats cruels. L'atmosphère de terreur dominait toutes les activités politiques et à l'inventaire de ces calamités, les chrétiens étaient les plus durement punis vu l'attitude hostile de ceux qui s'accommodaient des dieux antiques et qui s'adonnaient aux plaisirs d'une existence dépravée et facile. Les partisans de Jésus étaient accusés et rendus responsables de toutes les difficultés qui survenaient. Si surgissait une plus forte tempête, le phénomène était dû aux adeptes de la nouvelle doctrine. Si l'hiver était plus rigoureux, l'accusation pesait sur eux, car personne plus que les disciples du Crucifié n'avait autant méprisé les sanctuaires de la croyance antique en négligeant les faveurs et les sacrifices aux divinités protectrices. À partir du règne de Claude, de viles rumeurs concernant les pratiques chrétiennes se répandirent. La fantaisie du peuple, avide de distributions de blé lors des grandes fêtes du cirque, imaginait des situations inexistantes et faisait naître des idées extravagantes et absurdes concernant les croyants de l'Évangile. Voilà pourquoi depuis l'année 58, les chrétiens pacifiques étaient menés au cirque comme s'ils étaient des esclaves révoltés ou rebelles qui devaient disparaître. De sorte que l'oppression s'aggravait quotidiennement. Les Romains plus ou moins illustres, de nom ou de situation financière qui sympathisaient avec la doctrine du Christ, continuaient indemnes des vexations publiques ; mais les pauvres, les ouvriers, les fils de la plèbe, étaient menés au martyre par centaines. Ainsi, les amis de l'Évangile ne préparèrent aucun hommage public à l'arrivée de Simon Pierre. À l'inverse, ils cherchèrent à donner à cet événement un caractère privé pour ne pas éveiller les représailles des sbires de la situation.

Pris de joie, Paul de Tarse tendit les bras à son vieil ami de Jérusalem. Simon était en compagnie de sa femme et de ses fils, ainsi que de Jean. Sa parole généreuse était pleine de nouveautés pour l'apôtre des gentils. Au bout de quelques minutes, il apprit le décès de Jacques et eut des nouvelles des tourments infligés à l'église de Jérusalem par le Sanhédrin. Le vieux pêcheur racontait les dernières péripéties de son sort avec bonne humeur. Il commentait les témoignages les plus difficiles avec un sourire sur les lèvres et intercalait tous ses récits de louanges à Dieu. Après s'être rapporté aux luttes engagées lors de pèlerinages nombreux et répétés, il raconta à l'ex-rabbin qu'il s'était réfugié pendant quelques jours à Éphèse auprès de Jean, où il fut accompagné par les fils de Zébédée jusqu'à Corinthe, puis ils décidèrent de se rendre à la capitale de l'Empire. Paul, à son tour, lui a parlé des tâches reçues de Jésus pendant ces dernières années. Il fallait voir l'optimisme et le courage de ces hommes qui, enflammés de l'esprit messianique et aimant du Maître, commentaient les désillusions et les douleurs du monde comme des récompenses de la vie.

Après les douces joies des retrouvailles, le groupe s'est discrètement dirigé vers la maisonnette réservée à Simon Pierre et à sa famille.

Ressentant l'excellence de cet accueil affectueux, l'ex-pêcheur ne trouvait pas de mots pour traduire ses joies profondes. Comme Paul quand il était arrivé à Pouzzoles, il avait l'impression d'être dans un monde différent de celui où il avait vécu jusqu'à présent.

À cette arrivée, les services apostoliques ont augmenté mais le prédicateur des gentils n'abandonnait pas l'idée d'aller en Espagne. Soutenant que Pierre le substituerait avec bonheur, il décida d'embarquer le jour programmé sur un petit navire en partance pour la côte gauloise. Les protestations amicales n'y firent rien, pas même l'insistance de Simon pour qu'il reporte son voyage. En compagnie de Luc, de Timothée et de Demas, le vieil avocat des gentils, Paul est parti à l'aube d'un beau jour, plein de généreux projets.

En route vers le territoire espagnol, la mission a visité une partie des Gaules, il s'attarda plus longuement dans la région de Tortosa. En tous lieux, la parole et les actes de l'apôtre gagnaient de nouveaux cœurs pour le Christ, multipliant les services de l'Évangile et rénovant les espoirs populaires à la lumière du Royaume de Dieu.

Mais à Rome la situation devenait de plus en plus grave. La perversité de Tigellia à la tête de la préfecture des prétoriens semait la terreur parmi les disciples de Jésus. L'unique décret manquant était celui qui aurait condamné publiquement les citoyens romains, sympathisants de l'Évangile, car pour ce qui était des libérés, des descendants d'autres peuples et des enfants de la plèbe, ils remplissaient déjà les prisons.

Personnage éminent du mouvement, Simon Pierre ne s'accordait aucun repos. Malgré la fatigue naturelle de la sénilité, il cherchait à répondre à tous les besoins émergents. Son esprit puissant surmontait toutes les vicissitudes et s'acquittait des moindres devoirs avec le maximum de dévouement pour la cause de la Vérité. Il assistait les malades, prêchait dans les catacombes, couvrait de longues distances toujours enthousiaste et content. Les chrétiens du monde entier ne pourront jamais oublier cette phalange de personnes dévouées qui les a précédés dans les premiers témoignages de la foi, affrontant des situations pénibles et injustes, arrosant de sang et de larmes la semence du Christ, s'étreignant mutuellement pour se consoler dans les heures les plus noires de l'histoire de l'Évangile, dans les spectacles hideux du cirque, dans les prières d'affliction qui s'élevaient des cimetières abandonnés. Tigellia, grand ennemi des prosélytes du Nazaréen, cherchait à aggraver la situation par tous les moyens à la portée de son autorité odieuse et perverse.

Le fils de Zébédée se préparait à retourner en Asie quand un groupe de sbires des persécuteurs l'arrêta lors d'une dernière prédication fraternelle et inspirée où il prenait congé de ses confrères de Rome avec des exhortations d'émouvante reconnaissance à Jésus. Malgré des explications claires, Jean fut arrêté et impitoyablement rossé, et avec lui, des dizaines de frères furent enfermés dans les prisons immondes de l'Esquilin.

Pierre apprit la nouvelle et en fut péniblement surpris. Il connaissait l'extension des travaux qui attendaient son généreux compagnon en Asie et supplia le Seigneur de ne pas l'abandonner afin d'obtenir sa juste absolution. Comment procéder dans des circonstances aussi difficiles ? Il fit appel aux relations prestigieuses que la ville lui offrait. Néanmoins, ceux qui lui étaient proches avaient vraiment très peu d'influence politique dans les cabinets administratifs de l'époque. Les chrétiens qui avaient une position financière plus aisée n'osaient pas affronter le courant dominant de persécution et de tyrannie. L'ancien chef de l'église de Jérusalem ne se découragea pas. Il devait faire libérer son ami, s'utilisant pour cela de tous les moyens à sa portée. Comprenant la prudence naturelle des Romains sympathisants du Christ, il rassembla en hâte un groupe d'amis personnels pour examiner la situation.

Au beau milieu des débats quelqu'un se souvint de Paul. L'apôtre des gentils disposait dans la capitale de l'Empire d'un grand nombre d'amis importants. Dans le cas de son absolution, la mesure était partie de l'honorable cercle de Popéia Sabine. De nombreux militaires collaborateurs d'Afranius Burrus étaient ses admirateurs. Acacius Domicius, qui disposait de précieux contacts auprès des prétoriens, était son ami dévoué et inconditionnel. Personne mieux que l'ex-tisserand de Tarse ne pourrait se charger de la délicate mission de sauver le prisonnier. Ne serait-il pas raisonnable de demander son aide ? La mesure avait un caractère d'urgence car de nombreux chrétiens mouraient tous les jours dans la prison de l'Esquilin, victimes des brûlures d'huile bouillante. Tigellia et quelques comparses de l'administration criminelle se distrayaient du supplice des victimes. L'huile était jetée aux malheureux attachés au poteau du martyre. D'autres fois, les prisonniers ligotés étaient plongés dans de grands tonneaux d'eau bouillante.

Le préfet des prétoriens exigeait que les coreligionnaires assistent au supplice pour donner un exemple général. En silence, les incarcérés accompagnaient ces tristes agissements, le visage baigné de larmes. Une fois la mort de la victime constatée, un soldat se chargeait de jeter ses restes aux poissons affamés dans les vastes citernes des prisons odieuses. Vu la situation générale épouvantable, pourrait-il compter sur l'intervention de Paul ? L'Espagne était bien loin. Il était possible que son arrivée ne profite pas personnellement à Jean. Néanmoins, Pierre décida de lui faire appel et informa ses compagnons qu'il continuerait à œuvrer en faveur du fils de Zébédée, car rien ne l'empêchait de faire appel au prestige de Paul dès à présent, puisque la situation empirait à chaque instant. Cette année 64 commençait avec de terribles perspectives. Face aux intérêts de la cause, un homme énergique et résolu ne pouvait être dispensé.

Une fois que le vénérable apôtre de Jérusalem eut donné son avis, l'assemblée accepta la mesure suggérée. Un frère coopérateur dévoué de Paul, à Rome, fut envoyé en Espagne de toute urgence. Pris d'une grande anxiété Crescencius quitta Ostie emportant la lettre de Simon.

Après de longue pérégrination, l'apôtre des gentils s'était attardé à Tortosa où il avait réussi à rassembler un grand nombre de collaborateurs dévoués à Jésus. Ses activités apostoliques continuaient actives, bien qu'atténuées vu sa fatigue physique. Le mouvement des épîtres avait diminué mais n'était pas complètement interrompu. Pour répondre aux besoins des églises de l'Orient, Timothée avait quitté l'Espagne pour l'Asie, chargé de lettres et de recommandations amicales. Autour de l'apôtre s'était regroupé un nouveau contingent de coopérateurs diligents et sincères. Dans tous les coins où il passait, Paul de Tarse enseignait le travail et la résignation, la paix de la conscience et le culte du bien.

Alors qu'il prévoyait de nouveaux voyages en compagnie de Luc voilà qu'est apparu à Tortosa le messager de Simon.

L'ex-rabbin lut la lettre et décida immédiatement de retourner à la ville impériale. À travers les lignes affectueuses de l'ancien, il entrevit la gravité des événements en cours. De plus, Jean devait retourner en Asie. Il n'ignorait pas l'influence bénéfique qu'il exerçait à Jérusalem. À Éphèse, où l'église se composait d'éléments judaïques et gentils, le fils de Zébédée avait toujours été une figure noble et exemplaire, exempt d'un esprit sectaire. Paul de Tarse passa en revue les besoins du service évangélique dans les communautés orientales et en conclut que le retour de Jean était urgent, aussi décida-t-il d'intervenir sans perdre de temps.

Comme d'habitude, les considérations de ses amis concernant les problèmes liés à sa santé ne purent rien y faire. L'homme énergique et déterminé, malgré ses cheveux blancs, gardait le même esprit résolu, élevé et ferme qui l'avait toujours caractérisé dans sa jeunesse lointaine.

Avantagé par le grand nombre de bateaux, en ce début de mois de mai de l'an 64, il n'eut pas de mal à retourner au port d'Ostie auprès de ses compagnons.

Simon Pierre le reçut ému. En quelques heures, le converti de Damas connaissait la situation intolérable générée à Rome par l'action délictueuse de Tigellia. Jean était toujours incarcéré malgré les requêtes remises aux tribunaux. Lors de confidences éloquentes, l'ancien pêcheur de Capharnaûm révéla à son compagnon que le cœur lui réservait de nouvelles douleurs et des témoignages cruels. Un rêve prophétique lui avait annoncé des persécutions et de rudes épreuves. Lors de l'une de ces dernières nuits, il avait vu un singulier tableau où une croix aux proportions gigantesques semblait jeter son ombre sur toute la famille des disciples du Seigneur. Paul de Tarse l'écouta avec intérêt et se dit entièrement d'accord avec ses pressentiments. Malgré les sombres horizons, ils décidèrent de mener une action commune pour faire libérer le fils de Zébédée.

Le mois de juin s'écoulait.

L'ex-rabbin redoubla d'activités intenses, il alla voir Acacius Domicius pour lui demander son intervention et faire appel à son influence. De plus se disant que ces mesures lentes pourraient résulter en échecs, assisté par des amis éminents, il chercha à rencontrer de nombreux courtisans de la cour impériale pour arriver à voir Popéia Sabine et supplier ses bons offices concernant le fils de Zébédée. Très surprise, la célèbre favorite écouta ses confidences, ces révélations d'une vie éternelle, cette conception de la divinité, tout cela l'effrayait. Bien qu'étant l'ennemie déclarée des chrétiens, vu la sympathie qu'elle affichait pour le judaïsme, Popéia fut impressionnée par le personnage ascétique de l'apôtre et par les arguments qui renforçaient sa requête. Sans cacher son étonnement, elle promit de s'occuper de son cas en prenant des dispositions immédiates.

Paul se retira, plein d'espoir quant à l'absolution de son compagnon car Sabine lui avait promis de le faire libérer dans les trois jours à venir.

De retour à la communauté, il informa ses frères de foi de l'entrevue qu'il avait eue avec la favorite de Néron. Mais une fois son exposition terminée, il remarqua, quelque peu surpris, que quelques compagnons désapprouvaient son initiative. Il leur a alors demandé de s'expliquer et de justifier leurs doutes. Des considérations sans fondement surgirent qu'il accueillit avec son inépuisable sérénité. Ils alléguaient qu'il n'était pas louable de s'adresser à une courtisane débauchée pour solliciter une faveur. De tel procédé ressemblaient à ceux d'Éphèse envers les partisans du Christ. Popéia était une femme de vie particulièrement dépravée, elle participait aux orgies du Palatin et se caractérisait par sa scandaleuse luxure. Était-il raisonnable de lui demander sa protection pour les disciples de Jésus ?

Paul de Tarse accepta ces tristes arguments avec une patience béatifiante et objecta sagement :

- Je respecte et je prends votre avis en considération mais, avant tout, je pense qu'il est primordial de faire libérer Jean. Si c'était moi le prisonnier, ce serait moins grave et vous n'auriez pas à juger le cas avec une telle urgence. Je suis vieux, épuisé, aussi vaudrait-il mieux et peut-être me serait-il plus utile de méditer sur la miséricorde de Jésus à travers les barreaux d'une prison.

Mais Jean est relativement jeune, fort et dévoué ; le christianisme de l'Asie ne peut dispenser ses activités constructives jusqu'à ce que d'autres travailleurs soient appelés à l'ensemencement divin. Concernant vos doutes, néanmoins, il convient de présenter un argument qui exige de la pondération. Pourquoi considérez-vous impropre la sollicitation faite à Popéia Sabine ? Vous auriez la même façon de penser si je m'étais adressé à Tigellia ou à l'empereur lui-même ? Ne seraient-ils pas victimes de la même prostitution qui affecte les favorites de la cour ? Si je mettais allié à un militaire ivre du Palatin pour obtenir la libération de notre compagnon, peut-être auriez-vous applaudi mon geste sans restriction aucune. Frères, il est fondamental de comprendre que la destruction morale de la femme vient presque toujours de la prostitution de l'homme. Je suis d'accord pour dire que Popéia n'est pas le personnage qui convient le mieux dans le cas présent en vertu des faiblesses de sa vie personnelle ; néanmoins, c'est la providence que les circonstances ont indiqué et nous devons faire libérer le dévoué disciple du Seigneur. D'ailleurs, j'ai cherché à faire valoir de tels arguments en lui rappelant l'exhortation du Maître quand il recommande à l'homme de cultiver des amis avec les richesses de l'iniquité20. Je considère que toutes relations avec le Palatin sont des expressions de fortune inique ; mais je pense qu'il est utile d'amener ceux qui se « meurent » dans le péché à réaliser des actes de charité et de foi pour qu'ils se détachent ainsi des liens avec leur passé délictueux, assistés par l'intercession d'amis fidèles.

20 (1) Luc. Chapitre 16, verset 9. - (Note d'Emmanuel)

L'élucidation de l'apôtre a répandu un grand silence dans toute l'enceinte. En quelques mots, Paul de Tarse avait fait entrevoir à ses compagnons des conclusions transcendantes d'ordre spirituel.

La promesse fut tenue. Trois jours plus tard, le fils de Zébédée retrouvait sa liberté. Jean était très affaibli. Les mauvais traitements, la contemplation des terribles scènes de la prison, l'attente angoissante avaient plongé son âme dans de pénibles tourments.

Pierre se réjouissait, mais attentif à la tension ambiante, l'ex-rabbin suggéra le retour de l'apôtre galiléen en Asie sans perdre de temps. L'église d'Éphèse l'attendait. Jérusalem devait pouvoir compter sur sa collaboration désintéressée et fraternelle. Jean n'eut pas le temps de beaucoup réfléchir car Paul, comme possédé par d'amers pressentiments, partit pour le port d'Ostie organiser son embarquement où il profita d'un navire napolitain prêt à larguer les amarres pour Milet. Rattrapé par les dispositions prises et incapable de résister à l'ex- rabbin résolu, le fils de Zébédée a embarqué fin juin 64, tandis que ses amis restaient à Rome pour poursuivre la belle bataille au profit de l'Évangile.

Plus les horizons étaient sombres, plus le groupe des frères de foi en le Christ Jésus était uni. Les réunions dans les lointains cimetières abandonnés se multipliaient. En ce temps de souffrances, les prédications semblaient plus belles.

Paul de Tarse et ses compagnons s'afféraient aux constructions spirituelles quand la ville fut brusquement secouée par un événement étonnant. Dans la matinée du 16 juillet 64, éclata un violent incendie à proximité du Grand Cirque, comprenant toute la région du quartier localisé entre le Celio et le Palatin. Le feu avait commencé dans de vastes entrepôts pleins de matériel inflammable et s'était propagé à une rapidité surprenante. En vain, les ouvriers et les hommes du peuple furent amenés à lutter contre la violence des flammes ; en vain, la foule nombreuse et compacte déploya des efforts pour maîtriser l'horreur de la situation. Les flammes augmentaient toujours davantage, s'étendant avec fureur, laissant des piles de décombres et de ruines derrière elles. Rome entière accourrait pour voir le sinistre spectacle, déjà enflammée par ses passions menaçantes et terribles. Avec une fabuleuse rapidité, le feu entoura le Palatin et envahit le Vélabre. Le premier jour se terminait avec d'angoissantes perspectives. Le firmament était couvert d'une fumée épaisse, une grande partie des collines était illuminée par la clarté odieuse du terrible incendie. Les élégantes demeures de l'Aventin et du Celio ressemblaient aux arbres secs d'une forêt en flammes. La désolation des victimes de l'énorme catastrophe ne faisait que grandir. Tout brûlait aux alentours du Forum. L'exode commença avec d'infinies difficultés. Les portes de la ville étaient congestionnées de personnes prises d'une profonde terreur. Des animaux épouvantés couraient le long des rues comme poursuivis par des persécuteurs invisibles. Des édifices anciens, de solides constructions tombaient en ruine dans un funeste fracas. Tous les habitants de Rome désiraient fuir la zone embrasée. Plus personne n'osait attaquer le feu indomptable. Le deuxième jour se présenta avec le même spectacle inoubliable. Les populations renoncèrent à sauver quoi que ce soit ; elles se contentaient d'enterrer les morts indénombrables trouvés dans les lieux de possible accès. Des dizaines de personnes parcouraient les rues poussant des éclats de rire horribles ; la folie se généralisait parmi les créatures les plus impressionnables. Des civières improvisées conduisaient les blessés au hasard. De longs défilés envahissaient les sanctuaires pour sauver les somptueuses images des dieux. Des milliers de femmes accompagnaient la figure impassible des divinités protectrices dans de pénibles suppliques, faisant vœux de douloureux sacrifices tout en poussant des cris de stentor.

Dans le tourbillon des foules en folie, des hommes pieux ramassaient des enfants massacrés ou blessés. Toute la zone d'accès à la voie Appienne en direction d'Alba Longa, était engorgée d'habitants dépités, empressés de quitter la ville. Des centaines de mères criaient après leurs enfants disparus et, très souvent, des mesures étaient rapidement prises pour aider celles qui s'affolaient. La population toute entière désirait abandonner la ville en même temps. La situation était devenue dangereuse. La foule rebellée attaquait les litières des patriciens. Seuls les courageux cavaliers réussissaient à franchir la marée humaine, provoquant de nouveaux blasphèmes et de nouvelles lamentations.

Les flammes avaient déjà dévoré presque tous les nobles palais des Cannes et ne cessaient de ravager les quartiers romains entre les vallées et les collines où la population était très dense. Pendant une semaine, jour et nuit, le feu destructeur sillonna la ville semant la désolation et la ruine. Des quatorze circonscriptions que comprenait la métropole impériale, seuls quatre ne furent pas touchées. Trois n'étaient qu'un tas de décombres fumants et des sept autres il ne restait que quelques vestiges des édifices les plus précieux.

L'empereur était à Antium quand éclata le feu qu'il avait lui-même imaginé, car la vérité est que, désireux de construire une ville nouvelle avec les immenses ressources financières qui arrivaient des provinces tributaires, il avait projeté le célèbre incendie, triomphant ainsi de l'opposition du peuple qui ne désirait pas voir les sanctuaires transférés.

En plus de cette disposition d'ordre urbanistique, le fils d'Agrippine se caractérisait, en tout, par son originalité satanique. Se présumant être un brillant artiste, il n'était qu'un monstrueux bouffon qui marquait son passage dans la vie publique par des crimes indélébiles et odieux. Ne serait-il pas intéressant de présenter au monde une Rome en flammes ? Aucun spectacle, à ses yeux, ne serait plus inoubliable que celui-là. Sur les cendres, il reconstruirait les quartiers détruits. Il serait généreux envers les victimes de l'immense catastrophe. Il resterait dans l'histoire de l'Empire comme un administrateur magnanime et l'ami des sujets souffrants.

Nourrissant de telles intentions, il organisa l'attentat avec ses courtisans les plus proches qui avaient toute sa confiance. Il s'absenta de la ville pour ne pas éveiller les soupçons des hommes politiques les plus honnêtes.

Mais il n'avait pas prévu l'extension de l'étonnante calamité. L'incendie avait pris de trop grandes proportions. Ses conseillers les moins dignes n'avaient pu pressentir de l'ampleur du désastre. Arraché en hâte à ses plaisirs criminels, l'empereur est arrivé le dernier jour de feu et put constater le caractère odieux de la mesure prise. Posté sur l'un des points les plus élevés de la ville, à contempler les ruines, il ressentit toute la gravité de la situation. La destruction de la propriété privée avait atteint des proportions presque infinies. Il n'avait pas prévu d'aussi funestes conséquences. Reconnaissant la juste irritation du peuple, Néron parla en public et avec sa profonde capacité de dissimulation il laissa même couler quelques larmes. Il promit d'aider à reconstruire les maisons particulières, déclara qu'il partageait la souffrance générale et que Rome se relèverait bientôt des décombres en fumée, plus imposante et plus belle. L'immense foule écoutait ses paroles, attentive à ses moindres gestes. Dans une posture théâtrale, l'empereur prenait des attitudes émouvantes. Éclatant en sanglots, il se rapportait aux sanctuaires perdus. Il invoquait la protection des dieux à chaque phrase produisant un plus grand effet. La foule fut émue. Jamais César ne s'était montré aussi paternellement affecté. Il n'était pas raisonnable de douter de ses promesses et de ses commentaires. À un moment donné, sa parole a vibré plus pathétique et plus expressive encore. Il prenait l'engagement solennel avec son peuple de punir inexorablement les responsables. Il poursuivrait les incendiaires, vengerait la catastrophe romaine sans pitié. Il priait tous les habitants de la ville de coopérer avec lui en cherchant et en dénonçant les coupables.

Pendant ce temps, quand le verbe impérial devint plus significatif, on put remarquer que la masse populaire s'agitait étrangement. Une majorité écrasante entonnait, maintenant, de terribles cris :

- Les chrétiens aux fauves ! Aux fauves !

Le fils d'Agrippine trouva alors la solution qu'il lui fallait. Lui qui cherchait, en vain, dans son esprit surexcité de nouvelles victimes à ses exécrables machinations à qui il pourrait attribuer la faute de ses lamentables succès, entrevit dans le cri menaçant de la foule une réponse à ses sinistres cogitations. Néron savait la haine que le peuple vouait aux humbles partisans du Nazaréen. Les disciples de l'Évangile restaient étrangers et supérieurs aux coutumes débauchées et brutales de l'époque. Ils ne fréquentaient pas les cirques, se détournaient des temples païens, ils ne se prosternaient pas devant les idoles, ni n'applaudissaient les traditions politiques de l'Empire. En outre, ils prêchaient des enseignements étranges et semblaient attendre un nouveau royaume. Le grand bouffon du Palatin ressentit une vague de joie envahir ses yeux myopes et congestionnés. Le choix du peuple romain ne pouvait être meilleur. Les chrétiens devaient être effectivement les criminels. Sur eux devait tomber le glaive de la vengeance.

Il échangea un regard complice avec Tigellia, comme pour exprimer qu'ils avaient trouvé par hasard la solution imprévue et affirma immédiatement à la foule exaspérée qu'il prendrait des mesures sur le champ pour réprimer les abus et punir les coupables de la catastrophe, car l'incendie serait considéré comme un crime de lèse-majesté et un sacrilège pour que les punitions aussi soient exceptionnelles.

Le peuple applaudit frénétiquement se réjouissant déjà des sensations fortes du cirque, aux rugissements des fauves et aux chants des martyrs.

L'infâme accusation pesa toute entière sur les disciples de Jésus comme un abominable fardeau.

Tel un véritable fléau maudit, les premiers emprisonnements eurent lieu. De nombreuses familles se réfugièrent dans les cimetières et dans les banlieues de la ville à moitié détruites, craignant les bourreaux implacables. Des abus de toutes sortes étaient pratiqués. Des jeunes sans défense étaient jetés en prison, soumis à l'instinct féroce des soldats sans pitié. Des vieillards respectables étaient conduits au cachot, ligotés et sous les coups. Des enfants étaient arrachés aux bras maternels entre des larmes et des appels émouvants. Une sinistre tempête s'est alors abattue sur les partisans du Crucifié qui se soumettaient à ces injustes punitions, les yeux levés au ciel.

Néron ne voulut rien entendre pas même les pondérations des illustres patriciens qui cultivaient encore les traditions de prudence et d'honnêteté. Tous ceux qui s'approchaient de l'autorité impériale avec la précieuse intention de faire de justes suggestions, étaient déclarés suspects, aggravant ainsi la situation.

Le fils d'Agrippine et ses courtisans les plus proches décidèrent d'offrir au peuple le premier spectacle début août 64, comme démonstration positive des mesures officielles prises contre les auteurs supposés de l'infâme attentat. Les autres victimes, ceux qui seraient jetés en prison après la fête initiale, serviraient d'ornement aux futures réjouissances, au fur et à mesure que la ville serait relevée de ses cendres avec les nouvelles constructions. Pour cela, la réédification immédiate du Grand Cirque fut décidée. Avant de répondre aux propres besoins de la cour, l'empereur voulait s'assurer la sympathie du peuple ignorant et souffrant, nourrissant ce qui pouvait satisfaire ses étranges caprices.

Le premier carnage destiné à distraire l'esprit populaire fut organisé dans des jardins immenses dans la partie qui n'avait pas été touchée par la destruction, au beau milieu d'orgies honteuses où la plèbe participa avec la grande partie du patriciat qui se livrait à la débauche et au déséquilibre. Les festivités se prolongèrent pendant plusieurs nuits consécutives sous la clarté d'une splendide illumination et au rythme harmonieux de nombreux orchestres qui inondaient l'air de tendres mélodies. Sur des lacs artificiels glissaient de gracieux bateaux, artistiquement illuminés. Au sein du paysage, favorisé par les ombres de la nuit que les torches puissantes ne réussissaient pas à éloigner complètement, la débauche festoyait se distrayant franchement. Aux côtés des expressions festives, défilait le martyre des pauvres condamnés. Les chrétiens étaient livrés au peuple pour la punition qu'il jugeait être juste. Pour cela, à intervalles réguliers, les jardins étaient pleins de croix, de poteaux, de fouets et de nombreux autres instruments de flagellation. Il y avait des gardes impériaux pour assister aux activités punitives. Auprès des bûchers, il y avait de l'eau et de l'huile bouillante, ainsi que des pointes en fer embrasées pour ceux qui désireraient les appliquer.

Les gémissements et les sanglots des malheureux se mariaient ironiquement avec les notes harmonieuses des luths. Certains expiraient entre des larmes et des prières, aux cris du peuple ; d'autres se livraient stoïquement au martyre, contemplant l'infini du ciel étoile.

L'exhortation la plus forte serait encore pauvre pour traduire les douleurs immenses de tous ces chrétiens en ces temps angoissants. Et malgré les tourments inénarrables, les fidèles partisans de Jésus révélèrent le pouvoir de la foi à cette société perverse et décadente, affrontant les tortures qu'ils devaient supporter. Interrogés dans les tribunaux, à une heure si tragique, ils déclaraient ouvertement leur confiance en le Christ Jésus, acceptant les souffrances avec humilité, par amour pour son nom. Cet héroïsme semblait exciter encore davantage les esprits de la foule animalisée. De nouveaux types de supplice étaient inventés. La perversité présentait, quotidiennement, de grandes nouveautés dans son éloquence empoisonnée. Mais les chrétiens semblaient possédés d'énergies différentes de celles connues sur les champs de batailles sanglants. La patience invincible, la foi puissante, la capacité morale de résistance, stupéfiaient les plus intrépides. Nombreux furent ceux qui se livrèrent au sacrifice en chantant. Très souvent, devant tant de courage, les bourreaux improvisés craignaient le mystérieux pouvoir triomphant de la mort.

Une fois la tuerie du mois d'août terminée, dans un élan d'enthousiasme populaire, la persécution se poursuivit sans trêve pour que les victimes ne manquent pas aux spectacles organisés périodiquement et offerts au peuple comme réjouissance pour la reconstruction de la ville.

Devant les tortures et le carnage, le cœur de Paul de Tarse saignait de douleur. La tourmente perpétrait la confusion dans tous les secteurs. Les chrétiens d'Orient, en majorité, s'employaient à fuir les luttes, forcés par les circonstances impérieuses de leur vie personnelle. Rejoint par Pierre, le vieil apôtre désapprouvait cette attitude. À l'exception de Luc, tous les collaborateurs directs qu'ils connaissaient depuis l'Asie, étaient repartis. Néanmoins, partageant le sort des désemparés, l'ex-tisserand voulut à tout prix assister à ces événements incroyables. Les églises domestiques gardaient le silence. Les grands salons loués dans Suburre pour les prédications de la doctrine étaient fermés. Il ne restait aux partisans du Maître qu'un moyen de se voir et de se réconforter dans la prière et dans les larmes communes: c'était lors des réunions dans les catacombes abandonnées. Et la vérité est qu'ils ne dispensaient aucun sacrifice pour accourir en ces lieux tristes et solitaires. C'était dans ces cimetières oubliés qu'ils trouvaient le réconfort fraternel face au moment tragique qu'ils vivaient. Là ils priaient, commentaient les lumineuses leçons du Maître et trouvaient de nouvelles forces pour les témoignages imminents.

Se soutenant à Luc, Paul de Tarse affrontait le froid de la nuit, les ombres épaisses, les durs chemins. Tandis que Simon Pierre s'occupait d'autres secteurs, l'ex-rabbin se dirigeait vers les anciennes tombes, apportant aux frères angoissés l'inspiration du Maître Divin qui bouillonnait dans son âme ardente. Très souvent les prédications avaient lieu tard dans la nuit, quand le silence souverain dominait la nature. Des centaines de disciples écoutaient la parole lumineuse du vieil apôtre des gentils, ressentant la puissante force de sa foi. Dans ces enceintes sacrées, le converti de Damas s'associait aux cantiques qui se mélangeaient aux douloureux sanglots. L'esprit sanctifié de Jésus, en ces moments là, semblait planer sur le front de ces martyrs anonymes, leur infusant des espoirs divins.

Deux mois s'étaient écoulés depuis l'horrible fête et le courant des emprisonnements augmentait quotidiennement. On s'attendait à de grandes commémorations. Quelques édifices nobles du Palatin, reconstruits dans des lignes sobres et élégantes, réclamaient des hommages de la part des pouvoirs publics. Les œuvres de réédification du Grand Cirque étaient très avancées. Il était impératif de programmer des fêtes dûment justifiées. Pour cela, les prisons étaient pleines. Les figurants ne manqueraient pas pour les scènes tragiques. On projetait des naumachies pittoresques, ainsi que des chasses à l'homme dans le cirque où seraient aussi représentées dans l'arène des pièces célèbres d'inspiration mythologique.

Les chrétiens priaient, souffraient, attendaient.

Une nuit, Paul adressa à ses frères sa parole aimante à travers les commentaires de l'Évangile de Jésus. Plus que jamais, ses pensées semblaient divinement inspirées. Les brises de l'aube pénétraient la caverne mortuaire qui s'illuminait de quelques torches oscillantes. L'enceinte était pleine de femmes et d'enfants aux côtés de nombreux hommes camouflés.

Après la prédication émouvante, entendue de tous, les yeux remplis de larmes, l'ex- tisserand de Tarse s'exprima avec ardeur :

- Oui, frères, Dieu est plus beau en ces jours tragiques. Quand les ombres menacent le chemin, la lumière est plus précieuse et plus pure. En ces jours de souffrance et de mort, quand le mensonge détrône la vérité et la vertu remplacées par le crime, rappelons-nous de Jésus sur la poutre infamante. La croix détient pour nous autres un divin message. Ne dédaignons pas le témoignage sacré, quand le Maître, bien qu'immaculé, n'a trouvé en ce monde que des batailles silencieuses et des souffrances infinies. Fortifions en nous l'idée que son royaume n'est pas encore de ce monde. Elevons notre esprit à la sphère de son amour immortel. La ville des chrétiens n'est pas sur terre ; ce ne pourrait être la Jérusalem qui a crucifié l'Envoyé divin, ni la Rome qui se complaît à verser le sang des martyrs. En ce monde, nous sommes face à un combat sans effusion de sang, à œuvrer pour le triomphe éternel de la paix du Seigneur. Ne nous attendons pas à nous reposer, mais plutôt à travailler et à porter notre témoignage vivant. De la ville indestructible de notre foi, Jésus nous contemple et parfume nos cœurs. Marchons à sa rencontre, à travers les supplices et les déchirantes perplexités. Il est monté au Père de la cime du Calvaire ; nous suivrons ses pas en acceptant avec humilité les souffrances qui, pour son amour, nous sont réservées...

L'auditoire semblait extatique en entendant les paroles prophétiques de l'apôtre. Entre les tombes froides et impassibles, les frères dans la foi se sentaient plus unis entre eux. Dans tous les regards scintillait la certitude de la victoire spirituelle. Dans ces expressions de douleur et d'espoir, il y avait le tacite engagement de suivre le Crucifié jusqu'à son Royaume de Lumière.

L'orateur fit une pause, se sentant dominé par d'étranges commotions.

En cet instant inoubliable, brusquement un groupe de gardes a surgi dans l'enceinte. À la tête d'une patrouille armée, le centurion Volumnius faisait des intimations à voix haute, alors que les croyants pacifiques s'affolaient surpris.

Au nom de César ! - s'écria le préposé impérial exultant de satisfaction. Il ordonna à ses soldats d'encercler les chrétiens désarmés et ne cessait de crier de manière spectaculaire. - Que personne ne fuie ! Celui qui essaiera, mourra comme un chien !

Se soutenant à sa forte houlette car cette nuit-là il n'était pas accompagné de Luc, Paul qui se tenait droit, démontrant son énergie morale, s'exclama fermement :

Et qui vous dit que nous fuirons ? Vous ignorez, semble-t-il, que les chrétiens connaissent le Maître qu'ils servent ? Vous êtes l'émissaire d'un prince du monde que ces tombes attendent, mais nous sommes des travailleurs du Sauveur magnanime et immortel !...

Volumnius l'a regardé surpris. Qui était donc ce vieillard plein d'énergie et de combativité ? Malgré l'admiration qu'il lui inspirait, le centurion a manifesté son mécontentement par un sourire d'ironie. Dévisageant l'ex-rabbin de haut en bas, d'un regard de profond dédain, il a ajouté :

Observez bien ce qui se dit et se fait ici...

Et après un éclat de rire, il s'est adressé à Paul avec insolence :

Comment oses-tu affronter l'autorité d'Auguste ? Effectivement, il doit exister des différences singulières entre l'empereur et le crucifié de Jérusalem. Je ne sais pas où serait son pouvoir de salut pour laisser ses victimes à l'abandon au fond des prisons ou sur les poteaux du martyre...

Ces mots étaient marqués d'une ironie mordante, mais l'apôtre a répondu avec la même noblesse de conviction :

Vous vous trompez, centurion ! Les différences sont appréciables !... Vous obéissez à un malheureux et odieux persécuteur et nous travaillons pour un sauveur qui aime et qui pardonne. Les administrateurs romains, de manière insensée, pourront inventer des cruautés, mais Jésus ne cessera jamais de nourrir la source des bénédictions !...

La réponse fit sensation sur l'auditoire. Les chrétiens semblaient plus calmes et confiants, les soldats ne cachaient pas la forte impression qui les dominait. Bien que reconnaissant l'intrépidité de cet esprit héroïque, le centurion ne voulait pas paraître faible aux yeux de ses subalternes et s'exclama irrité :

-Allons, Lucilius, trois coups de bastonnades pour ce vieil intrépide.

Le centurion s'approcha de l'apôtre impassible. À l'admiration silencieuse de tous ceux qui étaient présents, le bâton vrombit dans l'air et frappa l'apôtre en plein visage qui ne s'altéra en rien. Les trois coups furent rapides mais un filet de sang coulait le long de son visage lacéré.

L'ex-rabbin, à qui ils avaient pris son bourdon pour marcher, avait du mal à se tenir debout mais ne trahit pas pour autant la bonne humeur qui caractérisait son âme énergique. Il fixa les bourreaux avec fermeté et prononça :

Vous ne pouvez blesser que mon corps. Vous pourriez attacher mes pieds et mes mains, me fracasser la tête, que mes convictions resteraient intangibles, inaccessibles à vos modes de persécution.

Devant tant de sérénité, Volumnius a presque reculé atterré. Il ne pouvait comprendre cette énergie morale qui se trouvait devant ses yeux remplis de stupeur. Il commençait à croire que les chrétiens désarmés et anonymes détenaient un pouvoir que son intelligence ne pouvait atteindre. Impressionné par une telle résistance, il organisa rapidement le cortège des pauvres persécutés qui humblement obéissaient sans vaciller. Le vieil apôtre tarsien prit place parmi les prisonniers sans trahir le moindre geste d'ennui ou de révolte. Observantattentivement la conduite des gardes, alors que se déplaçait le groupe de victimes et leurs bourreaux, au premier contact avec la rosée froide de l'aube il s'exclama :

Nous exigeons le plus grand respect envers les femmes et les enfants !...

Personne n'osa répondre au commentaire prononcé sur un ton grave d'avertissement. Volumnius lui-même semblait obéir inconsciemment aux admonestations de cet homme doté d'une foi puissante et invincible.

Le groupe se mit en marche en silence, traversant les routes désertes, pour finalement arriver à la prison Mamertine alors que rayonnaient à l'horizon les premières lueurs de l'aube.

Jetés préalablement dans un sombre patio jusqu'à ce qu'ils soient logés individuellement dans des cellules infectes à barreaux, les disciples profitèrent de ces rapides moments pour se consoler mutuellement et échanger des idées et des conseils édifiants.

Mais Paul de Tarse ne s'avoua pas vaincu. Il réclama une audience à l'administrateur de la prison, une prérogative qui lui était conférée par son titre de citoyenneté romaine, ce à quoi il obtint rapidement gain de cause. Il exposa sa doctrine sans simulation et, impressionnant l'autorité de sa verve captivante, il sollicita des mesures le concernant en demandant la présence de plusieurs amis comme Acacius Domicius et quelques autres pour faire une déposition concernant sa conduite et ses antécédents honnêtes. L'administrateur hésitait à prendre une décision. Il avait reçu l'ordre catégorique de jeter en prison tous les participants présents aux assemblées qui étaient affiliés à la croyance traquée et exécrée. Néanmoins, les décisions d'ordre supérieur contenaient certaines restrictions, afin de préserver d'une certaine manière les « humiliores »21, à qui la cour offrait une chance de libération s'ils prêtaient serment à Jupiter et abjuraient le Christ Jésus. Examinant les titres de Paul et connaissant, selon ses dires, les prestigieuses relations dont il pouvait disposer dans les cercles romains, le chef de la prison Mamertine décida de consulter Acacius Domicius sur les dispositions à prendre à son égard.

21 Humiliores étaient les personnes de condition humble sans aucun titre de dignité sociale. - (Note d'Emmanuel)

Appelé à se prononcer sur la question, l'ami de l'apôtre a immédiatement comparu, puis voulut s'entretenir avec le prisonnier après une longue entrevue avec le directeur de la prison.

Domicius expliqua au bienfaiteur que la situation était très grave ; que le préfet des prétoriens était investi de tous les pouvoirs pour diriger la campagne comme bon lui semblait ; qu'une grande prudence s'imposait et qu'en dernier recours, il ne resterait plus qu'à faire appel à la magnanimité de l'empereur, devant lequel l'apôtre aurait à comparaître pour se défendre personnellement au cas où la pétition présentée à César, ce jour même, serait accordée.

Entendant ces pondérations, l'ex-rabbin s'est rappelé qu'une nuit, au beau milieu d'une tempête entre la Grèce et l'île de Malte, il avait entendu la voix prophétique d'un messager de Jésus qui lui avait annoncé sa comparution devant César sans éclaircir les circonstances de cet événement. Ne serait-ce pas là le moment prévu ? Des milliers de frères étaient arrêtés ou dans une situation d'extrême désolation. Accusés d'incendiaires, il ne s'était pas trouvé une voix ferme et résolue pour défendre leur cause avec l'intrépidité requise. Il percevait chez Acacius son inquiétude quant à sa libération, mais derrière les

insinuations délicates, il y avait une invitation discrète pour qu'il cache sa foi à l'empereur, dans l'hypothèse où il serait admis à une réelle entrevue. Il comprenait les craintes de son ami, mais intimement, il désirait obtenir cette audience avec Néron afin de lui parler des sublimes principes du christianisme. Il se ferait l'avocat des frères persécutés et malheureux. Il affronterait de face la tyrannie triomphante, ferait appel à la rectification de son acte injuste. S'il était à nouveau emprisonné, il retournerait à sa cellule la conscience édifiée dans l'accomplissement d'un devoir sacré.

Après une rapide réflexion sur l'utilité du recours qui lui semblait providentiel, il insista auprès de Domicius pour qu'il le soutienne en faisant jouer toute son influence.

L'ami de l'apôtre mit tout en œuvre pour arriver à ces fins. Il profita du prestige de tous ceux qui vivaient en tant que subalternes auprès de l'empereur, et réussit à obtenir l'audience désirée pour que Paul de Tarse se défende, comme convenu, en faisant directement appel à l'autorité d'Auguste.

Le jour dit, il fut conduit entre des gardes en présence de Néron qui le reçut curieux dans un vaste salon où il avait l'habitude de réunir les favoris oisifs de sa cour criminelle et excentrique. La personnalité de l'ex-rabbin l'intéressait. Il voulait connaître l'homme qui avait réussi à mobiliser un grand nombre de ses proches pour soutenir sa demande. La présence de l'apôtre des gentils lui causa une énorme déception. Quelle valeur pouvait avoir ce vieillard insignifiant et fragile ? Aux côtés de Tigellia et de quelques autres conseillers pervers, il fixa ironiquement la figure de Paul. Un tel intérêt pour une créature aussi vulgaire était incroyable. Alors qu'il se préparait à le renvoyer en prison sans l'avoir entendu, l'un des courtisans a rappelé qu'il conviendrait de lui laisser la parole, pour conférer son indigence mentale. Néron, qui ne perdait jamais une occasion d'exhiber sa vanité d'âme, considéra que la suggestion était justifiée et ordonna au prisonnier de parler à volonté.

Aux côtés de deux gardes, le prédicateur inspiré de l'Évangile a levé son front plein de noblesse, a regardé César et les compagnons de son cortège frivole et se mit à parler de façon résolue :

Empereur des Romains, je comprends la grandeur de cette heure à laquelle je vous parle, faisant appel à vos sentiments de générosité et de justice. Je ne m'adresse pas ici à l'homme faillible, à une personnalité humaine tout simplement, mais à l'administrateur qui doit être consciencieux et juste, au plus grand des princes du monde et qui, avant de prendre le sceptre et la couronne d'un immense Empire, doit se considérer le père magnanime de millions de créatures !...

Les paroles du vieil apôtre résonnaient dans l'enceinte comme une profonde révélation. L'empereur le fixait, surpris et attendri. Son tempérament capricieux était sensible aux références personnelles où prédominaient de brillantes images. Percevant qu'il s'imposait à l'auditoire restreint, le converti de Damas se fit plus courageux :

Confiant en votre générosité, j'ai requis cette heure inoubliable afin de faire appel à votre cœur, non seulement pour moi, mais pour des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui souffrent dans les prisons ou succombent dans les cirques du martyre. Je vous parle, ici, au nom de cette foule innombrable de souffrants persécutés par excès de cruauté des favoris de votre cour qui devrait être constituée d'hommes intègres et humains. Se peut-il que les lamentations angoissantes des veuves, des vieillards et des orphelins se soient pas arrivées jusqu'à vous ? Oh ! Auguste régnant sur le trône de Claude, sachez qu'une vague de perversité et de crimes odieux balaie les quartiers de la ville impériale, arrachant des pleurs déchirants à vos misérables sujets ! Aux côtés de votre activité gouvernementale, rampent certainement des vipères vénéneuses qu'il est nécessaire d'extirper pour le bien de la tranquillité et du travail honnête de votre peuple. Ces collaborateurs pervers dévient vos efforts du droit chemin, répandent la terreur entre les classes désertées par la chance, menacent les plus malheureux ! Ce sont eux les accusateurs des prosélytes d'une doctrine d'amour et de rédemption. Ne croyiez pas les mensonges de leurs conseils qui transpirent de cruauté. Personne n'a peut-être autant travaillé que les chrétiens, au secours des victimes de l'incendie dévorateur. Tandis que les patriciens illustres fuyaient Rome désolée, et que les plus timides se rassemblaient dans les lieux les plus abrités du danger, les disciples de Jésus parcouraient les quartiers enflammés, soulageant les malheureuses victimes. Quelques-uns ont même immolé leur vie à l'altruisme dignifiant. Et finalement ce sont les sincères travailleurs du Christ qui paient la faute des auteurs du crime abominable, des calomniateurs sans vergogne. Se peut-il que votre conscience ne souffre pas d'endosser des allégations aussi diffamantes à défaut d'une enquête impartiale et rigoureuse ? Dans l'effervescence des calomnies, pas une voix pour vous éclairer ne s'est levée. J'admets que vous participiez certainement à de si tragiques illusions car je ne crois pas que votre autorité réservée aux meilleures résolutions pour l'Empire soit affaiblie. Voilà pourquoi - Oh, empereur des Romains ! -, reconnaissant le pouvoir grandiose détenu entre vos mains, j'ose lever ma voix pour vous éclairer. Considérez l'extension glorieuse de vos devoirs. Ne vous livrez pas à la haine des hommes politiques inconscients et cruels.

Souvenez-vous que dans une vie plus élevée que celle-ci, vous devrez rendre des comptes de votre conduite dans vos actes publics. Ne nourrissez pas l'illusion que votre sceptre est éternel. Vous êtes mandataire d'un Seigneur puissant qui réside dans les cieux. Pour vous convaincre de la singularité d'une telle situation, tournez votre regard à peine sur le passé brumeux. Où sont vos prédécesseurs ? Dans vos palais fastueux ont déambulé des guerriers triomphants, des rois improvisés, des héritiers vaniteux de vos traditions. Où sont-ils donc ? L'histoire nous raconte qu'ils sont arrivés au trône sous les applaudissements délirants des foules. Ils venaient magnifiques, exhibant des richesses dans leurs chars triomphants, décrétant la mort des ennemis, s'ornant des restes sanglants de leurs victimes. Néanmoins, il a suffi d'un souffle pourqu'ils tombent des splendeurs du trône dans l'obscurité de la tombe. Certains sont partis suite aux conséquences fatales de leurs propres excès destructeur ; d'autres assassinés par les enfants de la révolte et du désespoir. En se rappelant de telle situation, je ne désire pas transformer le culte de votre vie en culte de mort, mais démontrer que la fortune suprême de l'homme est la paix de la conscience pour le devoir accompli. Pour toutes ces raisons, je fais appel à votre magnanimité, non seulement pour moi comme pour tous les coreligionnaires qui gémissent à l'ombre des prisons, attendant le glaive de la mort.

Marquant une longue pause dans son discours éloquent, on pouvait remarquer l'étrange sensation que ses propos avaient causée. Néron était livide. Profondément irrité, Tigellia cherchait un moyen d'insinuer quelques commentaires moins dignes concernant le pétitionnaire. Les quelques courtisans présents ne cachaient pas une indicible commotion qui ébranlait leur système nerveux. Les amis du préfet des prétoriens se montraient indignés, rouges de colère. Après avoir entendu un courtisan, l'empereur fit ordonner que l'appelant garde le silence jusqu'à ce qu'il prenne les premières décisions.

Ils étaient tous abasourdis. Ils ne pouvaient soupçonner chez un vieux, fragile et malade, un si grand pouvoir de persuasion, une intrépidité qui frisait la folie, selon les notions du patriciat. Pour bien moins, des vieux et des honnêtes conseillers de la cour avaient souffert de l'exil ou de la peine de mort.

Le fils d'Agrippine semblait ébranlé. Il ne tenait plus sur son œil son impertinente émeraude en guise de monocle. Il avait l'impression d'avoir entendu de sinistres vaticinations. Il se livrait machinalement à ses gestes caractéristiques quand il était impressionné et nerveux. Les avertissements de l'apôtre avaient pénétré son cœur, ses paroles semblaient résonner dans ses oreilles pour toujours. Tigellia perçut la délicatesse de la situation et s'est approché.

Divin - s'exclama le préfet des prétoriens dans une attitude servile, d'une voix presque imperceptible -, si vous le voulez, l'intrépide pourra mourir ici même, aujourd'hui même !

Non, non - a répliqué Néron ému -, de tous ceux que j'ai rencontrés, cet homme est le plus dangereux. Personne, comme lui, n'a osé commenter la présente situation en ces termes. Je vois derrière ses mots, beaucoup d'ombres peut-être éminentes qui, conjuguant des valeurs, pourraient me faire beaucoup de mal.

Je suis d'accord - a dit l'autre hésitant d'une voix très basse.

Ainsi, donc - a continué l'empereur prudemment -, il faut paraître magnanime et sagace. Je lui donnerai le pardon pour le moment, lui recommandant de ne pas s'éloigner de la ville jusqu'à ce que s'éclaircisse complètement la situation des partisans du christianisme.

Tigellia l'écoutait d'un sourire inquiet tandis que le fils d'Agrippine concluait d'une voix étouffée :

Mais tu surveilleras ses moindres pas, tu le maintiendras sous bonne garde en cachette, et quand viendra la cérémonie de la reconstruction du Grand Cirque, nous profiterons de l'occasion pour l'envoyer dans un endroit éloigné d'où il devra disparaître pour toujours.

L'odieux préfet a souri et fit remarquer :

Personne mieux que vous ne résoudrait ce difficile problème.

Une fois la courte conversation inaudible pour les autres terminée, Néron a déclaré, à la grande surprise de tout le monde, vouloir accorder à l'appelant la liberté qu'il plaidait pour sa défense, mais réservait l'acte d'absolution pour l'heure où serait définitivement constatée la responsabilité des chrétiens. Toutefois, le défenseur du christianisme pourrait rester à Rome comme bon lui semblerait tout en se soumettant à l'engagement de ne pas s'absenter du siège de l'Empire jusqu'à l'éclaircissement de son cas. Le préfet des prétoriens a enregistré ce jugement sur un parchemin. Paul de Tarse, à son tour, était réconforté et rayonnant. Le monarque perfide lui avait semblé moins mauvais, voire digne d'amitié et de reconnaissance. Il se sentait rempli d'une grande joie et les résultats de sa première défense pouvaient donner lieu à un nouvel espoir à ses frères de foi.

Paul retourna en prison où l'administrateur fut informé des dernières dispositions à son respect. Sa liberté lui fut alors rendue.

Rempli d'espoir, il alla voir ses amis, mais de toute part il ne trouvait que de désolantes nouvelles. La majorité de ses collaborateurs les plus proches et les plus estimables avaient disparu, arrêtés ou morts. Beaucoup s'étaient dispersés, craignant l'extrême sacrifice. Finalement, il eut malgré tout la satisfaction de retrouver Luc. Le charitable médecin l'informa des événements pénibles et tragiques qui se répétaient quotidiennement. Ignorant qu'un garde le suivait de loin pour connaître son nouveau lieu de résidence, Paul, accompagné de son ami, se dirigea vers une maison pauvre à proximités de la porte Capène. Il avait besoin de se reposer et de reprendre des forces. Aussi le vieux prédicateur alla voir deux généreux amis qui le reçurent avec une immense joie. Il s'agissait de Lino et de Claudia, de dévoués serviteurs de Jésus.

L'apôtre des gentils s'installa dans leur pauvre foyer avec l'obligation de comparaître à la prison Mamertine tous les trois jours, jusqu'à ce que s'éclaircisse la situation de manière définitive.

Bien que se sentant réconforté au fond, le vénérable ami des gentils ressentaient de singuliers présages. Il se surprenait à réfléchir au couronnement de sa carrière apostolique comme s'il ne lui restait plus qu'à mourir pour Jésus. Il combattait de telles pensées voulant poursuivre la diffusion des enseignements évangéliques. Jamais plus il ne put se rendre dans les catacombes pour y prêcher la Bonne Nouvelle, vu sa prostration physique, mais il profitait de la collaboration affectueuse et dévouée de Luc pour les épîtres qu'il jugeait nécessaires. Parmi elles, se trouvait la dernière lettre écrite à Timothée, profitant de deux amis qui partaient pour l'Asie, Paul écrivit ce dernier document à ce très cher disciple, prit de singulières émotions qui remplissaient ses yeux de larmes abondantes. Son âme généreuse désirait confier au fils d'Eunice ses dernières dispositions, mais luttait avec lui-même, ne voulant pas se sentir vaincu. En esquissant ces bienveillants concepts, l'ex-rabbin se sentit comme un disciple appelé à des sphères plus élevées, sans pouvoir se soustraire à sa condition d'homme qui ne désire pas capituler face au combat. En même temps qu'il confiait à Timothée sa conviction d'avoir terminé son ministère, il lui demandait de lui faire envoyer une grande cape en cuir laissée à Troas, chez Carpus, car il disait en avoir besoin pour son corps affaibli. Tandis qu'il lui transmettait ses dernières impressions pleines de prudence et d'affection, il suppliait ses bons offices pour que Jean-Marc vienne au siège de l'Empire afin de l'assister au service apostolique. Quand la main tremblante et ridée écrivit mélancoliquement : - « Seul Luc est avec moi »22, le converti de Damas s'interrompit pour pleurer sur les parchemins. À cet instant, néanmoins, il sentit son front caressé par un léger battement d'ailes. Un doux réconfort a envahi son cœur aimant et intrépide. À ce moment de la lettre, il ressentit un nouvel élan et démontra à nouveau sa volonté de lutter, terminant avec des recommandations concernant les besoins de la vie matérielle et les travaux évangéliques.

(22) 2 ème Épître à Timothée. Chapitre 4, verset 11. - (Note d'Emmanuel)

Paul de Tarse remit la lettre à Luc pour qu'il la fasse expédier, sans réussir à déguiser ses lugubres pressentiments. En vain, l'affectueux médecin, cet ami dévoué chercha à effacer ces appréhensions. En vain, Lino et Claudia essayèrent de le distraire.

Bien que n'abandonnant pas les travaux conformément à sa nouvelle situation, le vieil apôtre s'est plongé dans de profondes méditations d'où il ne sortait que pour s'occuper des besoins ordinaires.

Et effectivement, quelques semaines après l'envoi de son message à Timothée, un groupe armé s'est rendu chez Lino, après minuit, à la veille des grandes festivités qui devaient commémorer la reconstruction du Grand Cirque. Le propriétaire de la maison, sa femme et Paul de Tarse furent faits prisonniers, alors que Luc en réchappa puisqu'il dormait dans un autre endroit. Les trois victimes furent conduites à la prison du mont Esquilin, et démontrèrent leur puissante foi face au martyre qui commençait.

L'apôtre fut jeté dans une sombre cellule au secret. Les soldats eux-mêmes étaient intimidés par son courage. En quittant Lino et sa femme, alors qu'elle était en larmes, le valeureux prêcheur les embrassa en disant :

- Soyons courageux. Ce doit être la dernière fois que nous nous saluons avec les yeux matériels, mais nous nous verrons au royaume du Christ. Le pouvoir tyrannique de César n'atteint que notre misérable corps...

En vertu des ordres exprès de Tigellia, le prisonnier fut isolé de tous ses compagnons.

Dans l'obscurité de sa cellule qui ressemblait davantage à un trou humide, il fit une balance rétrospective de toutes les activités de sa vie livrée à Jésus, confiant entièrement en sa divine miséricorde. Il désirait sincèrement rester auprès de ses frères qui, de toute évidence, étaient destinés aux spectacles infâmes du lendemain et espérait avec eux communier l'Ostie des martyres quand arrivait l'heure extrême.

Il ne put dormir. Alors qu'il considérait les heures écoulées depuis le moment de son emprisonnement, il en conclut que le jour du sacrifice était imminent. Pas un rayon de lumière ne pénétrait dans la cellule infecte et étroite. Il ne percevait que de vagues rumeurs lointaines qui lui donnaient l'impression d'un rassemblement populaire sur la voie publique. Les heures passaient dans l'attente qui semblait interminable. Pris d'une angoissante fatigue, il réussit à trouver le sommeil. Il se réveilla plus tard incapable de calculer le nombre d'heures écoulées. Il avait soif et faim, mais pria avec ferveur sentant que de douces consolations se déversaient dans son âme émanant des sources de la providence invisible. Au fond, il était inquiet de la situation de ses compagnons. Un garde l'avait informé qu'un énorme contingent de chrétiens serait mené au cirque et il souffrait ne pas avoir été appelé à périr avec ses frères dans l'arène du martyre, par amour pour Jésus. Plongé dans ces réflexions, il n'a pas tardé à sentir que quelqu'un ouvrait prudemment la porte du cachot. Conduit à l'extérieur, l'ex-rabbin se trouva face à six hommes armés qui l'attendaient près d'un véhicule aux proportions régulières. Au loin, à l'horizon parsemé d'étoiles, les tons merveilleux de l'aube toute proche se dessinaient.

L'apôtre silencieux obéit alors à l'escorte. Ils attachèrent ses mains calleuses brutalement avec de grossières cordes. Un surveillant nocturne, visiblement ivre, s'approcha et lui cracha au visage. L'ex-rabbin s'est souvenu des souffrances de Jésus et reçut l'insulte sans révéler le moindre geste d'amour propre offensé.

Puis il y eut un nouvel ordre et il prit place dans le véhicule auprès des six hommes armés qui l'observaient perplexes face à tant de sérénité et de courage.

Les chevaux ont trotté rapidement comme s'ils voulaient atténuer la fraîcheur humide du matin.

Arrivés aux cimetières qui défilaient le long de la voie Appienne, les ombres nocturnes se défaisaient presque complètement, annonçant un jour de soleil radieux.

Le militaire qui commandait l'escorte ordonna d'arrêter le véhicule et, faisant descendre le prisonnier, il lui dit hésitant :

Le préfet des prétoriens, par jugement de César, a ordonné que vous soyez sacrifié le lendemain de la mort des chrétiens choisis pour les commémorations du cirque réalisées hier. Vous devez savoir donc que vous vivez vos dernières minutes.

Calme, les yeux brillants et les mains ligotées, Paul de Tarse, muet jusqu'à présent, s'est exclamé, surprenant ses bourreaux par sa majestueuse sérénité :

J'ai conscience de la tâche criminelle que vous devez accomplir... Mais sachez que les disciples de Jésus ne craignent pas les bourreaux qui ne peuvent annihiler que leur corps. Ne croyez pas que votre épée puisse éliminer ma vie, car en vivant ces minutes fugaces dans ce corps charnel, cela signifie que je vais pénétrer sans plus tarder dans les tabernacles de la vie éternelle avec le Seigneur Jésus-Christ, celui qui se chargera de vous, tout comme de Néron et de Tigellia....

La sinistre patrouille était atterrée de stupeur. Cette énergie morale au moment suprême aurait ébranlé les plus forts. Percevant la surprise générale et conformément à sa mission, le chef de l'escorte prit l'initiative du sacrifice. Les autres compagnons semblaient désorientés, nerveux, tremblants. L'inflexible préposé de Tigellia, néanmoins, somma le prisonnier de faire vingt pas en avant. Paul de Tarse a marché calmement, bien qu'au fond il s'en remette à Jésus, comprenant son besoin de soutien spirituel face au témoignage suprême.

Arrivé à l'endroit indiqué, le partisan de Tigellia a dégainé son épée, mais à cet instant, sa main a tremblé. Fixant la victime, il lui dit sur un ton presque imperceptible :

Je regrette d'avoir été désigné pour accomplir cette tâche et je ne peux intimement cesser de le déplorer...

Élevant son front tant qu'il le pouvait, Paul de Tarse a répondu sans hésiter :

Je ne suis pas digne de pitié. Ayez avant tout de la compassion pour vous-même, car je meurs en accomplissant des devoirs sacrés en fonction de la vie éternelle ; tandis que vous ne pouvez pas encore fuir les obligations brutales de la vie transitoire. Pleurez pour vous, oui, car je partirai en cherchant le Seigneur de la Paix et de la Vérité qui donne vie au monde ; alors que vous, une fois que votre tâche sanguinaire sera terminée, vous devrez retourner à l'odieux entourage des mandataires de crimes ténébreux de votre époque!...

Le bourreau ne cessait de le regarder avec stupéfaction. Remarquant qu'il tremblait, l'épée au poing, Paul lui fit sur un ton résolu :

Ne tremblez pas !... Faites votre devoir jusqu'au bout !

Un coup violent a fendu sa gorge, séparant presque entièrement la vieille tête enneigée par les souffrances du monde.

Paul de Tarse était tombé d'un seul coup, sans articuler un mot. Son corps abattu s'est affaissé sur le sol comme une pauvre dépouille inutile. Son sang jaillissait sous le coup des dernières contractions de l'agonie rapide, tandis que l'expédition retournait pitoyable, muette, dans la lumière matinale et triomphante.

Le valeureux disciple de l'Évangile ressentit l'angoisse des dernières répercussions physiques, mais peu à peu, une douce sensation de soulagement réparateur s'installa. Des mains aimantes et empressées semblaient le toucher légèrement comme si elles arrachaient, rien qu'à ce contact divin, les terribles impressions de ses arrières souffrances. Encore sous le coup de la surprise, il remarqua qu'il était transporté en un lieu lointain et se dit que des amis généreux désiraient l'aider dans un endroit plus approprié pour qu'il puisse bénéficier de la douce consolation d'une mort tranquille. Après quelques minutes, les douleurs avaient complètement disparu. Gardant l'impression de se trouver à l'ombre de quelques arbres touffus et accueillants, il ressentit la caresse des brises matinales qui passaient en rafales fraîches. Il voulut se lever, ouvrir les yeux, identifier le paysage. Impossible ! Il se sentait faible, convalescent, comme s'il avait eu une longue maladie très grave. Il rassembla ses énergies mentales comme il le put, et se mit à prier demandant à Jésus d'éclairer son âme dans cette nouvelle situation. Mais c'était surtout, son incapacité à voir qui le plongeait dans une angoissante attente. Il se souvint de Damas quand la cécité avait envahi ses yeux de pécheur offusqués par la lumière glorieuse du Maître. L'affection fraternelle d'Ananie lui revint en mémoire et il se mit à pleurer à l'influx de ces singulières réminiscences. Après beaucoup d'efforts, il réussit à se lever et se dit que l'homme devait servir Dieu, même s'il tâtonnait dans de profondes ténèbres.

Ce fut là qu'il entendit des pas qui approchaient légèrement. Le jour inoubliable où il fut visité par l'émissaire du Christ dans la pension de Judas lui revint brusquement en mémoire.

Qui êtes-vous ? - a-t-il demandé comme il le fit autrefois en cette heure inoubliable.

Frère Paul... - lui dit celui qui venait d'arriver.

L'apôtre des gentils identifia immédiatement cette voix amicale et l'interrompit s'écriant avec une indicible joie :

Ananie !... Ananie !...

Et il tomba à genoux en sanglots.

Oui, c'est moi - a dit la vénérable entité mettant sa main lumineuse sur son front -, un jour Jésus m'a ordonné de te rendre la vision pour que tu puisses connaître l'âpre chemin de ses disciples et aujourd'hui, Paul, il m'a accordé le bonheur de t'ouvrir les yeux à la contemplation de la vie éternelle. Lève-toi ! Tu as déjà vaincu les derniers ennemis, tu as atteint la couronne de la vie, tu as atteint de nouveaux plans de Rédemption !...

Le visage noyé de larmes jubilantes de gratitude, l'apôtre s'est levé, tandis qu'Ananie posait sa dextre sur ses yeux éteints, s'exclamant avec tendresse :

Vois à nouveau, au nom de Jésus !... Depuis la révélation de Damas, tu as consacré tes yeux au service du Christ ! Contemple maintenant les beautés de la vie éternelle pour que nous puissions partir à la rencontre du Maître aimé !...

Alors le dévoué travailleur de l'Évangile a découvert les merveilles que Dieu réserve à ses coopérateurs dans le monde rempli d'ombres. Pris d'étonnement, il a reconnu le paysage qui l'entourait. Non loin se trouvaient les catacombes de la voie Appienne. De mystérieuses forces s'étaient éloignées du triste tableau où se décomposaient ses restes sanglants. Il se sentit jeune et heureux. Il comprenait, maintenant, la grandeur du corps spirituel dans l'étrange environnement des organismes sur terre. Ses mains étaient sans rides, sa peau sans cicatrices. Il avait l'impression d'avoir absorbé un mystérieux élixir de jeunesse. Une tunique de blancheur resplendissante l'enveloppait dans de gracieuses ondulations. Il se réveillait à peine de son éblouissement que quelqu'un lui a tapoté légèrement sur l'épaule : c'était Gamaliel qui lui apportait un baiser fraternel. Paul de Tarse se sentit le plus heureux des êtres. En étreignant son vieux maître et Ananie, d'un seul geste de tendresse, il s'exclama entre les larmes :

Seul Jésus pouvait m'accorder une telle joie.

Il avait à peine fini de dire cela que commencèrent à arriver d'anciens compagnons des luttes terrestres, des amis du passé, des frères dévoués qui venaient lui souhaiter la bienvenue aux seuils de l'éternité. Les enchantements de l'apôtre se succédaient sans cesse. C'était comme si tous les martyrs des festivités de la veille arrivés en chantant aux alentours des catacombes, étaient restés à Rome à l'attendre. Tous voulaient étreindre le généreux disciple, lui baiser les mains. En cet instant alors qu'il avait l'impression de renaître aux merveilleuses sources de l'au-delà, il entendit une caressante mélodie accompagnée de voix argentines qui devaient être angéliques. Surpris par la beauté de la composition que le langage humain ne pourrait traduire, Paul entendit son vénérable ami de Damas expliquer avec dévotion :

Celui-ci, c'est l'hymne des prisonniers libérés !...

Remarquant son intense émotion, Ananie lui a demandé quel serait son premier souhait dans la sphère de rédemption. Intimement, Paul de Tarse s'est immédiatement souvenu d'Abigail et des désirs sacrés à son cœur comme tout être humain l'aurait fait, mais rempli du ministère divin qui veut que l'on oublie les caprices les plus simples, et sans trahir la gratitude de la miséricorde du Christ, il a répondu avec émotion :

Mon premier désir serait de revoir Jérusalem où j'ai pratiqué tant de maux et d'y prier Jésus pour lui offrir ma reconnaissance.

Dès qu'il eut prononcé ces vœux, la lumineuse assemblée se mit en mouvement. Ébahi par le pouvoir de l'Esprit à se déplacer en volant, Paul observait que les distances ne représentaient rien maintenant pour ses possibilités spirituelles.

De plus haut continuaient à affluer des harmonies d'une sublime beauté. C'étaient des hymnes qui exaltaient le bonheur des travailleurs triomphants et la miséricorde des bénédictions du Tout-Puissant.

Paul voulut donner à cette divine excursion une touche personnelle. Pour cela, le groupe parcourut toute la voie Appienne jusqu'à Aricia puis changea de direction pour aller vers Pouzzoles où il s'est arrêté dans l'église pour prier pendant quelques minutes rempli d'un bonheur incomparable. De là, la caravane spirituelle s'est dirigée vers l'île de Malte puis poursuivit le long du Péloponnèse où Paul s'est extasié à la contemplation de Corinthe, laissant libre cours à des souvenirs affectueux et doux. Enflammés d'enthousiasme fraternel, les membres de la caravane accompagnaient le valeureux disciple sur la route des souvenirs sacrés qui vibraient dans son cœur. Athènes, Thessalonique, Philippes, Néapolis, Troas et Éphèse furent des endroits où l'apôtre s'arrêta longuement pour y prier le Très-Haut, les yeux débordants de larmes de gratitude. Une fois les régions de Pamphylie et de Cilicie traversées, ils sont entrés en Palestine, pris de joie et d'un respect sacré. Partout où ils passaient, des émissaires et des travailleurs du Christ venaient se joindre à eux. Paul ne réussissait pas à mesurer la joie de son arrivée à Jérusalem sous l'azur fabuleux du crépuscule.

Obéissant à la suggestion d'Ananie, ils se sont réunis en haut du Calvaire et là ils ont chanté des hymnes d'espoirs et de lumière.

Les erreurs de son passé amer à l'esprit, Paul de Tarse s'est agenouillé et a élevé à Jésus une fervente supplique. Les compagnons redîmes se sont rassemblés en extase tandis que, transfiguré, en sanglots, il cherchait à exprimer un message de gratitude au divin Maître. Il se dessina alors, sur l'écran de l'infini, un tableau d'une beauté singulière. Et comme si l'incommensurable voile bleu s'était déchiré, un sentier lumineux et trois silhouettes rayonnantes sont apparus dans l'immensité de l'espace. Le Maître était au centre, Etienne se tenait à sa droite et Abigail du côté de son cœur. Pris d'éblouissement, émerveillé, l'apôtre ne put que tendre les bras, car sa voix lui faisait défaut si grande était son émotion. Des larmes abondantes perlaient son visage transfiguré. Abigail et Etienne se sont avancés. Elle lui a pris délicatement les mains dans un signe de tendresse, tandis qu'Etienne l'étreignait avec effusion.

Paul voulut tendre ses bras au frère et à sa sœur, embrasser leurs mains dans son extase de bonheur, mais comme un enfant docile qui doit tout au Maître dévoué et bon, il porta son regard sur Jésus pour avoir son approbation.

Le Maître a souri, indulgent et aimant et lui dit :

- Oui, Paul, sois heureux ! Viens, maintenant, à mes bras, car c'est la volonté de mon Père que les bourreaux et les martyrs se réunissent pour toujours dans mon royaume !...

Et c'est ainsi qu'unis et heureux, les fidèles travailleurs de l'Évangile de la rédemption ont suivi les pas du Christ, vers les sphères de la Vérité et de la Lumière...

En bas, Jérusalem contemplait, en extase, le crépuscule vespéral, attendant le clair de lune qui ne tarderait pas avec les premières lueurs...


Francisco Candido Xavier

(2 avril 1910 - 30 juin 2002),

Francisco Candido Xavier (2 avril 1910 - 30 juin 2002), alias Chico Xavier, est le médium brésilien le plus célèbre2 et le plus prolifique du XXe siècle. Sous l'influence des « Esprits », il produisit plus de quatre cent livres de sagesse et de spiritualité, dont une centaine édités dans plusieurs langues. Il popularisa grandement la doctrine spirite au Brésil. Chico Xavier reçu d'innombrables hommages tant du peuple que des organismes publics3. En 1981, le Brésil proposa officiellement Chico Xavier comme candidat au Prix Nobel de la paix. En 2000, il fut élu le « Minéro du xxe siècle », à la suite d'un sondage auprès de la population de l'état fédéré brésilien où il résidait4. Après sa mort, les députés de l'assemblée nationale brésilienne ont officiellement reconnu son rôle dans le développement spirituel du pays5.

Enfance

Francisco Cândido Xavier est né le 2 avril 1910 dans la municipalité de Pedro Leopoldo, dans l'État du Minas Gerais (Brésil). La famille compte neuf enfants, ses parents, tous deux analphabètes, sont vendeurs de billets de loterie pour son père et blanchisseuse pour sa mère. Il raconte que c'est après avoir perdu sa mère, à l'âge de cinq ans, qu'il commence à entendre des voix. Il travaille dès neuf ans, comme tisserand, tout en continuant l'école primaire. À douze ans, il rédige en classe une rédaction remarquable et explique à sa maîtresse que ce texte lui a été dicté par un Esprit qui se tenait près de lui. À la suite de la guérison de l'une de ses sœurs qui souffrait d'obsession, Chico ainsi que toute sa famille adhère aux théories du spiritisme.


Centre spirite 'Luis Gonzala', à pedro leopoldo, en 2008

Chico Xavier étudie la doctrine spirite et fonde le centre spirite « Luiz Gonzaga », le 21 juin 1927. Il s'investit dans son activité de médium et développe ses capacités en psychographie. Il affirme voir, en 1931. son « mentor » spirituel sous la forme d'un Esprit prénommé Emmanuel. Guidé par cet être invisible, Chico publie son premier livre en juillet 1932 : Le Parnasse d'oulre-tombë1, recueil de 60 poèmes attribués à neuf poètes brésiliens, quatre portugais et un anonyme, tous disparus. Cet ouvrage de haute poésie, produit par un modeste caissier, qui le signe du nom d'auteurs décédés provoque l'étonnement général. Le journal O Globo, de Rio dépêche l'un de ses rédacteurs, non spirite, assister pendant plusieurs semaines aux réunions du groupe spirite du centre Luiz Gonzaga. Il s'ensuit une série de reportages qui popularisent le spiritisme au Brésil.

Une vie de médium

À partir de sa première publication, Chico Xavier ne cesse d'écrire des poèmes, des romans, des recueils de pensées, des ouvrages de morale ou des traités de technique spirite. Bon nombre de ces publications deviennent des succès de librairie, dont la plus vendue reste Nosso Lar, la vie dans le monde spirituel, diffusée à plus de 1,3 million d'exemplaires . Beaucoup sont traduites en anglais, français et espagnol. La totalité des droits d'auteur reviennent à des œuvres de charité, Chico ne vivant que de son maigre salaire d'employé au ministère de l'agriculture. À partir de 1957, Chico Xavier s'installe àUberabaqui devient un lieu de rassemblement pour les spirites du monde entier. Il y décède le 30 juin 2002, sans jamais varier d'explications à propos de l'origine de sa production littéraire phénoménale. Sous son impulsion, le Brésil est devenu la patrie d'adoption du spiritisme : il y compterait 20 millions de sympathisants dont 2,3 millions de pratiquants, ce qui en ferait la troisième religion du pays.

De son vivant, Chico Xavier fut le citoyen d'honneur de plus d'une centaine de villes, dont Sâo Paulo. En 1980, un gigantesque mouvement national se constitua afin qu'il obtienne le Prix Nobel de la paix, l'année suivante. Dans tous les États du Brésil des comités de soutien se formèrent, des centaines de municipalités, des Assemblées législatives de la plupart des États, des parlementaires de Brasilia, dont Tancredo Neves alors Président du Parti Populaire au Sénat, appuyèrent sa candidature .En 1981, plus de 10 millions de Brésiliens signèrent une pétition en faveur de l'attribution de la prestigieuse distinction à Chico Xavier. La même année, le député José Freitas Nobre transmit lui-même au comité de Stockholm un dossier constitué de plus de 100 kg de documents, afin d'appuyer la candidature du médium . Chico

Xavier ne reçut pas le prix Nobel, mais devint une figure emblématique du Brésil. Aujourd'hui, des dizaines de villes au Brésil possèdent une rue Chico-Xavier . La vie de ce médium a servi de base au film "Chico Xavier" produit par Columbia Pictures en 2010.

Principaux livres produits par Chico Xavier

Chico fut un écrivain très prolifique : 451 livres lui sont attribués, dont 39 édités après sa mortâ. Comme tous les médiums, Chico Xavier ne prétendait pas être l'auteur des livres, mais uniquement l'instrument utilisé par les esprits pour se manifester et transmettre leurs enseignements. C'est la raison pour laquelle, le nom d'un Esprit est associé à chaque livre.

Listes des ouvrages en brésilien à suivre

Xavier

Candido Franscisco

437 Livres

1.

...E O Amor Continua

Alv.

Esp. Diversos

1983

2.

A Caminho Da Luz

Feb

Emmanuel

1938

3.

À Luz Da Oraçâo

Clarim

Esp. Diversos

1969

4.

A Morte É Simples Mudança

Madras

Flavio Mussa Tavares

2005

5.

A Ponte

Fergs

Emmanuel

1983

6.

A Semente De Mostarda

Geem

Emmanuel

1990

7.

A Terra E O Semeador

Ide

Emmanuel

1975

8.

A Verdade Responde

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1990

9.

A Vida Conta

Ceu

Maria Dolores

1980

10.

A Vida Escreve

Feb

Hilario Silva

1960

11.

A Vida Fala I

Feb

Neio Lucio

1973

12.

A Vida Fala Ii

Feb

Neio Lucio

1973

13.

A Vida Fala Iii

Feb

Neio Lucio

1973

14.

A Volta

Ide

Esp. Diversos

1993

15.

Abençoa Sempre

Geem

Esp. Diversos

1993

16.

Abençoando Nosso Brasil

Pinti

Esp. Diversos

2007

17.

Abrigo

Ide

Emmanuel

1986

18.

Açâo E Caminho

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1987

19.

Açâo E Reaçâo

Feb

André Luiz

1957

20.

Açâo, Vida E Luz

Ceu

Esp. Diversos

1991

21.

Aceitaçâo E Vida

Uem

Margarida Soares

1989

22.

Adeus Solidâo

Geem

Esp. Diversos

1982

23.

Agência De Noticias

Geem

Jair Presente

1986

24.

Agenda Cristâ

Feb

André Luiz

1948

25.

Agenda De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1998

26.

Agora É O Tempo

Ideal

Emmanuel

1984

27.

Algo Mais

Ideal

Emmanuel

1980

28.

Alma Do Povo

Ceu

Cornélio Pires

1996

29.

Alma E Coraçâo

Pens

Emmanuel

1969

30.

Alma E Luz

Ide

Emmanuel

1990

31.

Alma E Vida

Ceu

Maria Dolores

1984

32.

Almas Em Desfile

Feb

Hilario Silva

1961

33.

Alvorada Cristâ

Feb

Neio Lucio

1948

34.

Alvorada Do Reino

Ideal

Emmanuel

1988

35.

Amanhece

Geem

Esp. Diversos

1976

36.

Amigo

Ceu

Emmanuel

1979

37.

Amizade

Ideal

Meimei

1977

38.

Amor E Luz

Ideal

Emmanuel/Esp. Diversos

1977

39.

Amor E Saudade

Ideal

Esp. Diversos

1985

40.

Amor E Verdade

Ideal

Esp. Diversos

2000

41.

Amor Sem Adeus

Ide

Walter Perrone

1978

42.

Anotaçoes Da Mediunidade

Ceu

Emmanuel

1995


43.

Ante O Futuro

Ideal

Esp. Diversos

1990

44.

Antenas De Luz

Ide

Laurinho

1983

45.

Antologia Da Amizade

Ceu

Emmanuel

1995

46.

Antologia Da Caridade

Ideal

Esp. Diversos

1995

47.

Antologia Da Criança

Ideal

Esp. Diversos

1979

48.

Antologia Da Esperança

Ceu

Esp. Diversos

1995

49.

Antologia Da Espiritualidade

Feb

Maria Dolores

1971

50.

Antologia Da Juventude

Geem

Esp. Diversos

1995

51.

Antologia Da Paz

Geem

Esp. Diversos

1994

52.

Antologia Do Caminho

Ideal

Esp. Diversos

1996

53.

Antologia Dos Imortais

Feb

Esp. Diversos

1963

54.

Antologia Mediùnica Do Natal

Feb

Esp. Diversos

1967

Aos Probl. Do Mundo

Feesp

Esp. Diversos

1972

55.

Apelos Cristâos

Uem

Bezerra De Menezes

1986

56.

Apostilas Da Vida

Ide

André Luiz

1986

57.

As Palavras Cantam

Ceu

Carlos Augusto

1993

58.

Assembléia De Luz

Geem

Esp. Diversos

1988

59.

Assim Venceras

Ideal

Emmanuel

1978

60.

Assuntos Da Vida E Da Morte

Geem

Esp. Diversos

1991

61.

Astronautas No Além

Geem

Esp. Diversos

1974

62.

Atençâo

Ide

Emmanuel

1981

63.

Através Do Tempo

Lake

Esp. Diversos

1972

64.

Augusto Vive

Geem

Augusto Cezar Netto

1981

65.

Aulas Da Vida

Ideal

Esp. Diversos

1981

66.

Auta De Souza

Ide

Auta De Souza

1976

67.

Ave, Cristo!

Feb

Emmanuel

1953

68.

Bastâo De Arrimo

Uem

Willian

1984

69.

Baù De Casos

Ideal

Cornélio Pires

1977

70.

Bazar Da Vida

Geem

Jair Presente

1985

71.

Bênçâo De Paz

Geem

Emmanuel

1971

72.

Bênçâos De Amor

Ceu

Esp. Diversos

1993

73.

Bezerra, Chico E Você

Geem

Bezerra De Menezes

1973

74.

Boa Nova

Feb

Humberto De Campos

1941

75.

Brasil, Coraçâo Do Mundo,

76.

Brilhe Vossa Luz

Ide

Esp. Diversos

1987

77.

Busca E Acharas

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1976

78.

Calendario Esplrita

Feesp

Esp. Diversos

1974

79.

Calma

Geem

Emmanuel

1979

80.

Caminho Esplrita

Cec

Esp. Diversos

1967

81.

Caminho Iluminado

Ceu

Emmanuel

1998

82.

Caminho, Verdade E Vida

Feb

Emmanuel

1949

83.

Caminhos Da Fé

Ideal

Cornélio Pires

1997

84.

Caminhos Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1997

85.

Caminhos De Volta

Geem

Esp. Diversos

1975

86.

Caminhos Do Amor

Ceu

Maria Dolores

1983

87.

Caminhos

Ceu

Emmanuel

1981

88.

Canais Da Vida

Ceu

Emmanuel

1986

89.

Canteiro De Idéias

Ideal

Esp. Diversos

1999

90.

Caravana De Amor

Ide

Esp. Diversos

1985

91.

Caridade

Ide

Esp. Diversos

1978

92.

Carmelo Grisi, Ele Mesmo

Geem

Carmelo Grisi

1991

93.

Cartas De Uma Morta

Lake

Maria Joâo De Deus

1935

94.

Cartas Do Coraçâo

Lake

Esp. Diversos

1952

95.

Cartas Do Evangelho

Lake

Casimiro Cunha

1941


96. Cartas E Crônicas

Feb

Irmâo X

1966

97. Cartilha Da Natureza

Feb

Casimiro Cunha

1944

98. Cartilha Do Bem

Feb

Meimei

1962

99. Ceifa De Luz

Feb

Emmanuel

1979

100. Centelhas

Ide

Emmanuel

1992

101. Châo De Flores

Ideal

Esp. Diversos

1975

102. Chico Xavier - Dos Hippies

103. Chico Xavier - Mandato

104. Chico Xavier Em Goiânia

Geem

Emmanuel

1977

105. Chico Xavier Inédito:

106. Chico Xavier Pede Licença

Geem

Esp. Diversos

1972

107. Chico Xavier, Uma Vida

108. Cidade No Além

Ide

André Luiz/Lucius

1983

109. Cinquenta Anos Depois

Feb

Emmanuel

1940

110. Claramente Vivos

Ide

Esp. Diversos

1979

111. Coisas Deste Mundo

Clarim

Cornélio Pires

1977

112. Coletânea Do Além

Feesp

Esp. Diversos

1945

113. Comandos Do Amor

Ide

Esp. Diversos

1988

114. Compaixâo

Ide

Emmanuel

1993

115. Companheiro

Ide

Emmanuel

1977

116. Confia E Segue

Geem

Emmanuel

1984

117. Confia E Serve

Ide

Esp. Diversos

1989

118. Construçâo Do Amor

Ceu

Emmanuel

1988

119. Continuidade

Ideal

Esp. Diversos

1990

120. Contos Desta E Doutra Vida

Feb

Irmâo X

1964

121. Contos E Apôlogos

Feb

Irmâo X

1958

122. Conversa Firme

Cec

Cornélio Pires

1975

123. Convivência

Ceu

Emmanuel

1984

124. Coraçâo E Vida

Ideal

Maria Dolores

1978

125. Coraçoes Renovados

Ideal

Esp. Diversos

1988

126. Coragem

Cec

Esp. Diversos

1971

127. Correio Do Além

Ceu

Esp. Diversos

1983

128. Correio Fraterno

Feb

Esp. Diversos

1970

129. Crer E Agir

Ideal

Emmanuel/Irmâo José

1986

130. Crianças No Além

Geem

Marcos

1977

131. Crônicas De Além-Tùmulo

Feb

Humberto De Campos

1936

132. Cura

Geem

Esp. Diversos

1988

Da Vida

Geem

Roberto Muszkat

1984

133. Dadivas De Amor

Ideal

Maria Dolores

1990

134. Dadivas Espirituais

Ide

Esp. Diversos

1994

De Amor

Ide

Emmanuel

1992

De Amor

Uem

Esp. Diversos

1993

135. Degraus Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1996

136. Desobsessâo

Feb

André Luiz

1964

137. Deus Aguarda

Geem

Meimei

1980

138. Deus Sempre

Ideal

Emmanuel

1976

139. Dialogo Dos Vivos

Geem

Esp. Diversos

1974

140. Diario De Bênçâos

Ideal

Cristiane

1983

141. Dicionario Da Alma

Feb

Esp. Diversos

1964

142. Dinheiro

Ide

Emmanuel

1986

143. Do Outro Lado Da Vida

Inovaçâo

Paulo Henrique Bresciane

2006

144. Doaçoes De Amor

Geem

Esp. Diversos

1992

Dos Beneficios

Ger

Bezerra De Menezes

1991

145. Doutrina De Luz

Geem

Emmanuel

1990

146. Doutrina E Aplicaçâo

Ceu

Esp. Diversos

1989


147. Doutrina E Vida

Ceu

Esp. Diversos

1987

148. Doutrina Escola

Ide

Esp. Diversos

1996

149. E A Vida Continua...

Feb

André Luiz

1968

E Trabalho

Ideal

Esp. Diversos

1988

150. Educandario De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1985

151. Elenco De Familiares

Ideal

Esp. Diversos

1995

152. Eles Voltaram

Ide

Esp. Diversos

1981

153. Emmanuel

Feb

Emmanuel

1938

154. Encontre De Paz

Cec

Esp. Diversos

1973

155. Encontre Marcado

Feb

Emmanuel

1967

156. Encontros No Tempo

Ide

Esp. Diversos

1979

157. Endereços Da Paz

Ceu

André Luiz

1982

158. Entender Conversando

Ide

Emmanuel

1984

159. Entes Queridos

Geem

Esp. Diversos

1982

160. Entre A Terra E O Céu

Feb

André Luiz

1954

161. Entre Duas Vidas

Cec

Esp. Diversos

1974

162. Entre Irmâos De Outras Terras

Feb

Esp. Diversos

1966

163. Entrevistas

Ide

Emmanuel

1971

164. Enxugando Lagrimas

Ide

Esp. Diversos

1978

165. Escada De Luz

Ceu

Esp. Diversos

1999

166. Escola No Além

Ideal

Claudia P. Galasse

1988

167. Escrinio De Luz

Clarim

Emmanuel

1973

168. Escultores De Almas

Ceu

Esp. Diversos

1987

169. Espera Servindo

Geem

Emmanuel

1985

170. Esperança E Alegria

Ceu

Esp. Diversos

1987

171. Esperança E Luz

Ceu

Esp. Diversos

1993

172. Esperança E Vida

Ideal

Esp. Diversos

1985

173. Estamos No Além

Ide

Esp. Diversos

1983

174. Estamos Vivos

Ide

Esp. Diversos

1993

175. Estante Da Vida

Feb

Irmâo X

1969

176. Estradas E Destinos

Ceu

Esp. Diversos

1987

177. Estrelas No Châo

Geem

Esp. Diversos

1987

178. Estude E Viva

Feb

Emmanuel/André Luiz

1965

179. Evangelho Em Casa

Feb

Meimei

1960

180. Evoluçâo Em Dois Mundos

Feb

André Luiz

1959

181. Excursâo De Paz

Ceu

Esp. Diversos

1990

182. Falando À Terra

Feb

Esp. Diversos

1951

183. Falou E Disse

Geem

Augusto Cezar Netto

1978

184. Famflia

Ceu

Esp. Diversos

1981

185. Fé

Ideal

Esp. Diversos

1984

186. Fé, Paz E Amor

Geem

Emmanuel

1989

187. Feliz Regresso

Ideal

Esp. Diversos

1981

188. Festa De Paz

Geem

Esp. Diversos

1986

189. Filhos Voltando

Geem

Esp. Diversos

1982

190. Flores De Outono

Lake

Jésus Gonçalves

1984

191. Fonte De Paz

Ide

Esp. Diversos

1987

192. Fonte Viva

Feb

Emmanuel

1956

193. Fotos Da Vida

Geem

Augusto Cezar Netto

1989

194. Fulgor No Entardecer

Uem

Esp. Diversos

1991

195. Gabriel

Ide

Gabriel

1982

196. Gaveta De Esperança

Ide

Laurinho

1980

197. Gotas De Luz

Feb

Casimiro Cunha

1953

198. Gotas De Paz

Ceu

Emmanuel

1993

199. Gratidâo E Paz

Ide

Esp. Diversos

1988


200. Ha Dois Mil Anos

Feb

Emmanuel

1939

201. Harmonizaçâo

Geem

Emmanuel

1990

202. Histôria De Maricota

Feb

Casimiro Cunha

1947

203. Histôrias E Anotaçoes

Ceu

Irmâo X

1989

204. Hoje

Ceu

Emmanuel

1984

205. Hora Certa

Geem

Emmanuel

1987

206. Horas De Luz

Ide

Esp. Diversos

1984

207. Humorismo No Além

Ideal

Esp. Diversos

1984

208. Ideal Esplrita

Cec

Esp. Diversos

1963

209. Idéias E Ilustraçoes

Feb

Esp. Diversos

1970

210. Indicaçoes Do Caminho

Geem

Carlos Augusto

1995

211. Indulgência

Ide

Emmanuel

1989

212. Inspiraçâo

Geem

Emmanuel

1979

213. Instruçoes Psicofônicas

Feb

Esp. Diversos

1956

214. Instrumentos Do Tempo

Geem

Emmanuel

1974

215. Intercâmbio Do Bem

Geem

Esp. Diversos

1987

216. Intervalos

Clarim

Emmanuel

1981

217. Irmâ Vera Cruz

Ide

Vera Cruz

1980

218. Irmâo

Ideal

Emmanuel

1980

219. Irmâos Unidos

Geem

Esp. Diversos

1988

220. Janela Para A Vida

Fergs

Esp. Diversos

1979

221. Jardim Da Infância

Feb

Joâo De Deus

1947

222. Jesus Em Nôs

Geem

Emmanuel

1987

223. Jesus No Lar

Feb

Neio Lucio

1950

224. Jôia

Ceu

Emmanuel

1985

225. Jovens No Além

Geem

Esp. Diversos

1975

226. Juca Lambisca

Feb

Casimiro Cunha

1961

227. Juntos Venceremos

Ideal

Esp. Diversos

1985

228. Justiça Divina

Feb

Emmanuel

1962

229. Lar - Oficina, Esperança

230. Lazaro Redivivo

Feb

Irmâo X

1945

231. Lealdade

Ide

Mauricio G. Henrique

1982

232. Leis De Amor

Feesp

Emmanuel

1963

233. Levantar E Seguir

Geem

Emmanuel

1992

234. Libertaçâo

Feb

André Luiz

1949

235. Linha Duzentos

Ceu

Emmanuel

1981

236. Lira Imortal

Lake

Esp. Diversos

1938

237. Livro Da Esperança

Cec

Emmanuel

1964

238. Livro De Respostas

Ceu

Emmanuel

1980

239. Loja De Alegria

Geem

Jair Presente

1985

240. Luz Acima

Feb

Irmâo X

1948

241. Luz Bendita

Ideal

Emmanuel/Esp. Diversos

1977

242. Luz E Vida

Geem

Emmanuel

1986

243. Luz No Caminho

Ceu

Emmanuel

1992

244. Luz No Lar

Feb

Esp. Diversos

1968

245. Mâe

Clarim

Esp. Diversos

1971

246. Mais Luz

Geem

Batulra

1970

247. Mais Perto

Geem

Emmanuel

1983

248. Mais Vida

Ceu

Esp. Diversos

1982

249. Mâos Marcadas

Ide

Esp. Diversos

1972

250. Mâos Unidas

Ide

Emmanuel

1972

251. Marcas Do Caminho

Ideal

Esp. Diversos

1979

252. Maria Dolores

Ideal

Maria Dolores

1977

253. Material De Construçâo

Ideal

Emmanuel

1983


254.

Mecanismos Da Mediunidade

Feb

André Luiz

1960

255.

Mediunidade E Sintonia

Ceu

Emmanuel

1986

256.

Mensagem Do Pequeno Morto

Feb

Neio Lucio

1947

257.

Mensagens De Inês De Castro

Geem

Inês De Castro

2006

258.

Mensagens Que Confortam

Ricardo Tadeu

1983

259.

Mentores E Seareiros

Ideal

Esp. Diversos

1993

260.

Migalha

Uem

Emmanuel

1993

261.

Missâo Cumprida

Pinti

Esp. Diversos

2004

262.

Missionarios Da Luz

Feb

André Luiz

1945

263.

Momento

Ceu

Emmanuel

1994

264.

Momentos De Encontro

Ceu

Rosângela

1984

265.

Momentos De Ouro

Geem

Esp. Diversos

1977

266.

Momentos De Paz

Ideal

Emmanuel

1980

267.

Monte Acima

Geem

Emmanuel

1985

268.

Moradias De Luz

Ceu

Esp. Diversos

1990

269.

Na Era Do Espuito

Geem

Esp. Diversos

1973

270.

Na Hora Do Testemunho

Paidéia

Esp. Diversos

1978

271.

Nâo Publicadas 1933-1954

Madras

Esp. Diversos

2004

272.

Nascer E Renascer

Geem

Emmanuel

1982

273.

Natal De Sabina

Geem

Francisca Clotilde

1972

274.

Neste Instante

Geem

Emmanuel

1985

275.

Ninguém Morre

Ide

Esp. Diversos

1983

276.

No Mundo Maior

Feb

André Luiz

1947

277.

No Portal Da Luz

Cec

Emmanuel

1967

278.

Nos Domlnios Da Mediunidade

Feb

André Luiz

1955

279.

Nos

Ceu

Emmanuel

1985

280.

Nosso Lar

Feb

André Luiz

1944

281.

Nosso Livro

Lake

Esp. Diversos

1950

282.

Notas Do Mais Além

Ide

Esp. Diversos

1995

283.

Noticias Do Além

Ide

Esp. Diversos

1980

284.

Novamente Em Casa

Geem

Esp. Diversos

1984

285.

Novas Mensagens

Feb

Humberto De Campos

1940

286.

Novo Mundo

Ideal

Emmanuel

1992

287.

Novos Horizontes

Ideal

Esp. Diversos

1996

288.

O Caminho Oculto

Feb

Veneranda

1947

289.

O Consolador

Feb

Emmanuel

1941

290.

O Esperanto Como Revelaçâo

Ide

Francisco V. Lorenz

1976

291.

O Espuito Da Verdade

Feb

Esp. Diversos

1962

292.

O Espuito De Cornélio Pires

Feb

Cornélio Pires

1965

293.

O Essencial

Ceu

Emmanuel

1986

294.

O Evangelho De Chico Xavier

Didier

Emmanuel

2000

295.

O Ligeirinho

Geem

Emmanuel

1993

296.

Obreiros Da Vida Eterna

Feb

André Luiz

1946

297.

Oferta De Amigo

Ide

Cornélio Pires

1996

298.

Opiniâo Esplrita

Cec

Emmanuel/André Luiz

1963

299.

Orvalho De Luz

Cec

Esp. Diversos

1969

300.

Os Dois Maiores Amores

Geem

Esp. Diversos

1983

301.

Os Filhos Do Grande Rei

Feb

Veneranda

1947

302.

Os Mensageiros

Feb

André Luiz

1944

303.

Paciência

Ceu

Emmanuel

1983

304.

Paginas De Fé

Ideal

Esp. Diversos

1988

305.

Paginas Do Coraçâo

Lake

Irmâ Candoca

1951

306.

Pai Nosso

Feb

Meimei

1952

307.

Palavras De Chico Xavier

Ide

Emmanuel

1995


308. Palavras De Coragem

Ideal

Esp. Diversos

1987

309. Palavras De Emmanuel

Feb

Emmanuel

1954

310. Palavras De Vida Eterna

Cec

Emmanuel

1964

311. Palavras Do Coraçâo

Ceu

Meimei

1982

312. Palavras Do Infmito

Lake

Esp. Diversos

1936

313. Palco Iluminado

Geem

Jair Presente

1988

314. Pao Nosso

Feb

Emmanuel

1950

315. Parnaso De Além Tùmulo

Feb

Esp. Diversos

1932

316. Passaros Humanos

Geem

Esp. Diversos

1994

317. Passos Da Vida

Cec

Esp. Diversos

1969

Patria Do Evangelho

Feb

Humberto De Campos

1938

318. Paulo E Estevao

Feb

Emmanuel

1942

319. Paz E Alegria

Geem

Esp. Diversos

1981

320. Paz E Amor

Ceu

Cornélio Pires

1996

321. Paz E Libertaçao

Ceu

Esp. Diversos

1996

322. Paz E Renovaçao

Cec

Esp. Diversos

1970

323. Paz

Ceu

Emmanuel

1983

324. Pedaços Da Vida

Ideal

Cornélio Pires

1997

325. Pensamento E Vida

Feb

Emmanuel

1958

326. Perante Jesus

Ideal

Emmanuel

class="book">1990

327. Perdao E Vida

Ceu

Esp. Diversos

1999

328. Pérolas De Luz

Ceu

Emmanuel

1992

329. Pérolas Do Além

Feb

Emmanuel

1952

330. Pétalas Da Primavera

Uem

Esp. Diversos

1990

331. Pétalas Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1997

332. Pinga Fogo (1a Entrevista)

Edicel

Esp. Diversos

1971

333. Pingo De Luz

Ideal

Carlos Augusto

1995

334. Plantao Da Paz

Geem

Emmanuel

1988

335. Plantao De Respostas

Ceu

Pinga Fogo Ii

1995

336. Poetas Redivivos

Feb

Esp. Diversos

1969

337. Ponto De Encontro

Geem

Jair Presente

1986

338. Pontos E Contos

Feb

Irmao X

1951

339. Porto De Alegria

Ide

Esp. Diversos

1990

340. Praça Da Amizade

Ceu

Esp. Diversos

1982

341. Preito De Amor

Geem

Esp. Diversos

1993

342. Presença De Laurinho

Ide

Laurinho

1983

343. Presença De Luz

Geem

Augusto Cezar Netto

1984

344. Pronto Socorro

Ceu

Emmanuel

1980

Psicografias Ainda

345. Quando Se Pretende Falar

346. Queda E Ascensao Da Casa

347. Quem Sao

Ide

Esp. Diversos

1982

348. Rapidinho

Geem

Jair Presente

1989

349. Realmente

Pinti

Esp. Diversos

2004

350. Recados Da Vida Maior

Geem

Esp. Diversos

1995

351. Recados Da Vida

Geem

Esp. Diversos

1983

352. Recados Do Além

Ideal

Emmanuel

1978

353. Recanto De Paz

Fmg

Esp. Diversos

1976

354. Reconforto

Geem

Emmanuel

1986

355. Reencontros

Ide

Esp. Diversos

1982

356. Refùgio

Ideal

Emmanuel

1989

357. Relatos Da Vida

Ceu

Irmao X

1988

358. Relicario De Luz

Feb

Esp. Diversos

1962

359. Religiao Dos Esplritos

Feb

Emmanuel

1960

360. Renascimento Espiritual

Ideal

Esp. Diversos

1995


361.

Renùncia

Feb

Emmanuel

1942

362.

Reportagens De Além-Tùmulo

Feb

Humberto De Campos

1943

363.

Resgate E Amor

Geem

Tiaminho

1987

364.

Respostas Da Vida

Ideal

André Luiz

1975

365.

Retornaram Contando

Ide

Esp. Diversos

1984

366.

Retratos Da Vida

Cec

Cornélio Pires

1974

367.

Revelaçâo

Geem

Jair Presente

1993

368.

Rosas Com Amor

Ide

Esp. Diversos

1973

369.

Roseiral De Luz

Uem

Esp. Diversos

1988

370.

Roteiro

Feb

Emmanuel

1952

371.

Rumo Certo

Feb

Emmanuel

1971

372.

Rumos Da Vida

Ceu

Esp. Diversos

1981

373.

Saudaçâo Do Natal

Ceu

Esp. Diversos

1996

374.

Seara De Fé

Ide

Esp. Diversos

1982

375.

Seara Dos Médiuns

Feb

Emmanuel

1961

376.

Segue-Me

Clarim

Emmanuel

1973

377.

Seguindo Juntos

Geem

Esp. Diversos

1982

378.

Semeador Em Tempos Novos

Geem

Emmanuel

1989

379.

Semente

Ide

Emmanuel

1993

380.

Sementeira De Luz

Vinha De Luz

Neio Lucio

2006

381.

Sementes De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1987

382.

Senda Para Deus

Ceu

Esp. Diversos

1997

383.

Sentinelas Da Alma

Ideal

Meimei

1982

384.

Sentinelas Da Luz

Ceu

Esp. Diversos

1990

385.

Servidores No Além

Ide

Esp. Diversos

1989

386.

Sexo E Destino

Feb

André Luiz

1963

387.

Sinais De Rumo

Geem

Esp. Diversos

1980

388.

Sinal Verde

Cec

André Luiz

1971

389.

Smteses Doutrinarias

Ceu

Esp. Diversos

1995

390.

Somente Amor

Ideal

Maria Dolores/Meimei

1978

391.

Somos Seis

Geem

Esp. Diversos

1976

392.

Sorrir E Pensar

Ide

Esp. Diversos

1984

393.

Taça De Luz

Feesp

Esp. Diversos

1972

394.

Tâo Facil

Ceu

Esp. Diversos

1985

395.

Temas Da Vida

Ceu

Esp. Diversos

1987

396.

Tempo De Luz

Fmg

Esp. Diversos

1979

397.

Tempo E Amor

Ide

Esp. Diversos

1984

398.

Tempo E Nos

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1993

399.

Tende Bom Ânimo

Ideal

Esp. Diversos

1987

400.

Tesouro De Alegria

Ide

Esp. Diversos

1993

401.

Timbolâo

Feb

Casimiro Cunha

1962

402.

Tintino... O Espetacilo Continua

Geem

Francisca Clotilde

1976

403.

Tocando O Barco

Ideal

Emmanuel

1984

404.

Toques Da Vida

Ideal

Cornélio Pires

1997

405.

Traços De Chico Xavier

Ceu

Esp. Diversos

1997

406.

Trevo De Idéias

Geem

Emmanuel

1987

407.

Trilha De Luz

Ide

Emmanuel

1990

408.

Trovadores Do Além

Feb

Esp. Diversos

1965

409.

Trovas Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1999

410.

Trovas Do Coraçâo

Ide

Cornélio Pires

1997

411.

Trovas Do Mais Além

Cec

Esp. Diversos

1971

412.

Trovas Do Outro Mundo

Feb

Esp. Diversos

1968

413.

Tudo Vira A Seu Tempo

Madras

Elcio Tumenas

2003

414.

Uma Vida De Amor E Caridade

Fv

Esp. Diversos

1992


415.

Uniâo Em Jesus

Ceu

Esp. Diversos

1994

416.

Urgência

Geem

Emmanuel

1980

417.

Venceram

Geem

Esp. Diversos

1983

418.

Vereda De Luz

Geem

Esp. Diversos

1990

419.

Viagens Sem Adeus

Ideal

Claudio R.A . Nascimento

1999

420.

Viajaram Mais Cedo

Geem

Esp. Diversos

1985

421.

Viajor

Ide

Emmanuel

1985

422.

Viajores Da Luz

Geem

Esp. Diversos

1981

423.

Vida Além Da Vida

Ceu

Lineu De Paula Leâo Jr.

1988

424.

Vida E Caminho

Geem

Esp. Diversos

1994

425.

Vida E Sexo

Feb

Emmanuel

1970

426.

Vida Em Vida

Ideal

Esp. Diversos

1980

427.

Vida No Além

Geem

Esp. Diversos

1980

428.

Vida Nossa Vida

Geem

Esp. Diversos

1983

429.

Vinha De Luz

Feb

Emmanuel

1952

430.

Visâo Nova

Ide

Esp. Diversos

1987

431.

Vitôria

Ide

Esp. Diversos

1987

432.

Vivendo Sempre

Ideal

Esp. Diversos

1981

433.

Viveremos Sempre

Ideal

Esp. Diversos

1994

434.

Volta Bocage

Feb

Manuel M.B.Du Bocage

1947

435.

Voltei

Feb

Irmâo Jacob

1949

436.

Vozes Da Outra Margem

Ide

Esp. Diversos

1987

437.

Vozes Do Grande Além

Feb

Esp. Diversos

1957


Compilaçâo Geem (Março De 2007) Com Utilizaçâo A Partir Do Livro 413 Da Relaçâo Fecfas (Fraternidade Esplrita Cristà Francisco De Assis, De Belo Horizonte-Mg)


[1] NT : Jaffa qui s'appelait autrefois Joppé est une ville située en Israël. Elle a fusionné en 1950 avec la nouvelle ville de Tel Aviv.